Grandir professionnellement et redonner : entretien avec Marie-Claude Corbeil, scientifique en conservation

Alice Wang

Depuis sa création en 1972, l’Institut canadien de conservation (ICC) s’implique auprès des communautés patrimoniales au Canada et à l’étranger. Pour ce faire, l’ICC effectue, entre autres, de la recherche et diffuse ensuite des connaissances en matière de conservation. Pour célébrer le 50e anniversaire de l’ICC et du Réseau canadien d’information sur le patrimoine, j’ai discuté avec Marie-Claude Corbeil de cette poursuite du savoir au cours de ses 33 années de carrière à l’ICC.

Femme souriant à la caméra.

© Gouvernement du Canada, Institut canadien de conservation. 126504-0016
Figure 1. Marie-Claude Corbeil, anciennement scientifique principale en conservation, puis gestionnaire à la retraite de la Division de la science de la conservation à l’ICC.

L’entretien a été modifié pour des raisons de longueur et de clarté.

Alice Wang (AW) : Vous avez beaucoup travaillé sur les matériaux et techniques employés par de nombreux artistes, dont Jean Paul Riopelle. Son plus grand tableau, Point de rencontre (1963), a été récemment installé à Rideau Hall. Comment était-ce d’étudier les œuvres de Riopelle?

Marie-Claude Corbeil (MCC) : C’était un projet fantastique! Mon étude des artistes canadiens dans le cadre du Projet d’étude des matériaux employés par les peintres canadiens n’a pas commencé par Riopelle. J’ai aidé à lancer ce projet au début des années 1990 lorsque j’ai observé qu’on nous demandait souvent d’évaluer l’authenticité de tableaux canadiens, mais nous n’avions aucune base de données sur les matériaux qu’employaient ces artistes.

C’était malheureux. Par exemple, si l’ICC était invité à examiner un potentiel Monet, nous pourrions nous tourner vers le travail de nos collègues européens pour déterminer si le tableau était un original parce qu’ils avaient déjà documenté les peintures et matériaux qu’utilisait cet artiste. Ici, au Canada, nous n’avions rien de comparable. Le Projet d’étude des matériaux employés par les peintres canadiens a été créé pour répondre à ce besoin.

En collaboration avec des musées, nous avons étudié et catalogué les matériaux qu’utilisent de nombreux artistes, tels David Milne et Tom Thomson. Au moment où nous avons commencé à étudier Riopelle, nous avions développé une méthodologie pour examiner les matériaux, la toile, la préparation et les couches picturales d’un tableau. Nous disposions également d’une base de données où organiser les renseignements, ce qui nous permettait de consulter un grand ensemble de données aux fins de recherche et de publication.

Femme portant une blouse de laboratoire en train d’examiner un tableau au microscope.

© Gouvernement du Canada, Institut canadien de conservation. 123358-0005
Figure 2. Marie-Claude Corbeil examinant un tableau attribué à Jean Paul Riopelle pour en déterminer l’authenticité.

Au début de mes recherches, j’ai contacté Yseult Riopelle, la fille aînée de Jean Paul Riopelle, qui travaillait sur un catalogue raisonné des œuvres de son père en plusieurs volumes. Elle s’est beaucoup impliquée dans notre projet et a généreusement fourni des renseignements sur l’atelier et les matériaux qu’utilisait son père.

J’ai également eu l’occasion d’examiner les tableaux de Riopelle qui se trouvent dans les collections canadiennes et françaises. En France, j’ai vécu des aventures intéressantes. En fouillant dans les archives du Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF), j’ai découvert un tableau alors inconnu d’Yseult. Le tableau se trouvait au Musée d’art moderne, situé dans une petite ville du sud de la France appelée Céret. J’ai traversé la France en train et en bus en une journée pour examiner l’œuvre dans le musée et prélever des échantillons.

Au dos de la toile, on pouvait voir que le tableau était signé « Riopelle » et daté de 1958. Il y avait aussi une inscription disant « Pour M. Haviland », l’un des fondateurs du musée. La collection du musée a été constituée grâce aux dons d’artistes, souvent ceux qui étaient venus travailler dans la région; Riopelle avait d’ailleurs fait don de ce tableau lui-même. On a toujours su que Riopelle peignait à Paris et qu’il fréquentait d’autres artistes et intellectuels. Il était très intéressant pour moi d’apprendre qu’il était également actif dans d’autres milieux, comme dans le sud de la France. J’étais heureuse d’ajouter ce tableau au catalogue raisonné d’Yseult.

AW : L’ICC a été créé dans le but de s’impliquer auprès des communautés patrimoniales à l’échelle nationale et internationale. Comment cela s’est-il traduit concrètement pour vous au cours de votre carrière?

MCC : Quand j’ai commencé à travailler à l’ICC, je ne connaissais rien aux communautés patrimoniales. J’arrivais tout droit de l’université après avoir terminé des études supérieures en chimie. Au moment de mon embauche à l’ICC, ça a été presque une révélation.

Ce que j’ai trouvé fabuleux tout au long de ma carrière en tant que scientifique en conservation, et plus tard en tant que gestionnaire de division, c’est de travailler avec nos clients du Canada et de l’étranger. Chaque fois qu’un établissement nous contactait, il nous posait de bonnes questions sur de vrais enjeux, et nous sentions que nous pouvions vraiment aider et contribuer à faire avancer les connaissances.

Les communautés patrimoniales nationales et internationales ont si généreusement diffusé leurs connaissances. Des congrès aux revues, les occasions d’échange par l’intermédiaire d’associations telles que l’Association canadienne pour la conservation et la restauration des biens culturels, l’Association canadienne des restaurateurs professionnels, le Comité pour la conservation du Conseil international des musée (ICOM-CC) et l’Institut international pour la conservation des objets d’art et d’histoire ont été essentielles pour l’essor de la profession et la diffusion des connaissances. C’est en faisant part de leurs découvertes dans des revues ou lors de congrès, d’ailleurs, que les spécialistes se rendent compte qu’elles et ils ont vécu des expériences similaires ou observé des phénomènes semblables. Par exemple, on peut dire : « Oui, j’ai aussi vu ces cristaux pousser à la surface de ma peinture. Que se passe-t-il? » C’est comme ça qu’on apprend!

L’ICC a également joué un rôle actif au sein des conseils d’administration, des équipes éditoriales et des comités organisateurs des congrès de ces associations. Par exemple, pour les 50 ans de l’ICOM-CC en 2017, j’ai fait quelques calculs : l’ICC a joué un rôle au sein du conseil d’administration de l’ICOM-CC pendant 30 de ses 50 années d’existence, dont 18 en tant que président. C’est énorme! Être impliqué dans des associations est une excellente façon de grandir professionnellement et de redonner à la communauté qui nous donne tant.

Dès le départ, l’ICC a également rendu accessibles ses recherches et son savoir spécialisé. Il avait son propre programme de publication, y compris les Notes de l’ICC et les Bulletins techniques de l’ICC. Les restauratrices et restaurateurs et les scientifiques en conservation ont également publié dans des revues professionnelles et des actes de congrès, contribuant grandement au domaine. Pendant de nombreuses années, j’ai été éditrice pour Studies in Conservation. Un grand nombre de restauratrices et restaurateurs et de scientifiques considéraient qu’il était important d’y publier, car c’était l’un des principaux moyens de diffuser l’information entre spécialistes.

AW : En parlant de publications, alors que vous vous exprimiez au sujet du domaine de la science de la conservation en 2015, vous avez écrit : « Si la science de la conservation doit être reconnue comme un domaine scientifique important, les articles sur la science de la conservation ne devraient pas tenter d’atteindre un degré de vulgarisation scientifique qui mettrait en péril leur profil scientifique. » [traduction libre] Pouvez-vous en dire plus sur ce que vous entendez par là? Peut-être nous donner un exemple?

MCC : Je peux vous donner un exemple qui me vient de ma collègue Jennifer Poulin, scientifique principale en conservation. Dans le cadre d’un de ses projets de recherche, elle a découvert un nouveau type d’ambre qui était chimiquement différent de tous les autres types que nous connaissions jusque-là.

Cette découverte, et la façon dont elle a été faite, était scientifiquement très compliquée. Les restauratrices et restaurateurs peuvent être indifférents aux détails chimiques entourant la façon dont la découverte a été faite ou aux arguments scientifiques prouvant que le matériau existe. En revanche, le fait que l’ambre provenant de cette source dans l’Arctique canadien diffère de l’ambre que l’on trouve en Europe pourrait les intéresser. Ces renseignements peuvent leur être très utiles, ainsi qu’aux conservatrices et aux conservateurs ou aux archéologues.

Deux femmes souriant à la caméra. L’une tient un spécimen d’ambre et l’autre, un modèle de la structure moléculaire de l’ambre.

© Gouvernement du Canada, Institut canadien de conservation. 86101-0003
Figure 3. Kate Helwig (à gauche) et Jennifer Poulin (à droite), scientifiques principales en conservation, tenant des spécimens et la structure moléculaire de l’ambre de classe Id récemment découvert dans la forêt fossile de l’Arctique canadien.

Pour remplir son rôle de scientifique, Jennifer devait publier les détails de sa découverte dans une revue scientifique : la façon dont elle s’est déroulée et l’argument scientifique prouvant que le nouvel ambre existe. C’est exactement ce qu’elle a fait. Plus tard, elle a publié un article moins détaillé, destiné à un public différent, qui traite de l’endroit où l’ambre a été trouvé en le comparant à d’autres sources d’ambre au Canada et qui aborde les différences chimiques entre les sources.

Elle aurait pu dire : « Je vais publier un seul article pour le public de la conservation, tout ce qui compte, c’est qu’une nouvelle forme existe. » Mais en tant que scientifique, vous voulez toujours prouver votre découverte. Il ne suffit pas de dire : « Oh! je l’ai fait! Croyez-moi. » C’est pourquoi je ne suis pas d’accord quand les gens disent : « C’est trop compliqué pour notre public; nous ne devrions pas entrer dans ces détails. » Pour moi, c’est de la vulgarisation parce que cela ne reflète pas l’essentiel de notre travail en tant que scientifiques.

C’est pourquoi, dans mon article de 2015, j’ai parlé de l’importance des différentes voies de communication pour les différents aspects de notre travail. Cela peut vouloir dire publier deux articles sur le même travail parce que vous avez des publics différents et des renseignements différents à leur communiquer. Nous devons continuer cette pratique. Il est utile de conserver les détails en ayant recours à plusieurs produits de communication.

AW : Merci pour ce témoignage, Marie-Claude. Avez-vous un mot de la fin pour nous?

MCC : C’était merveilleux de travailler à l’ICC. J’ai été touchée par le respect et la gratitude que les gens avaient pour l’ICC. Je suis également reconnaissante de la générosité des communautés du domaine de la conservation du monde entier. J’espère que l’ICC poursuivra son merveilleux voyage au cours des 50 prochaines années. Je suis sûre que certaines choses vont changer. C’est normal. Ce qui est important, c’est qu’il garde sa place prépondérante sur la scène de la conservation, à l’échelle nationale et internationale.

Regardez l’épisode de Découverte de Radio-Canada « Tableau : Le vrai ou faux », dans lequel Marie-Claude Corbeil, Kate Helwig, scientifique principale en conservation de l’ICC, et Mylène Choquette, technologue principale en documentation à l’ICC, examinent un tableau attribué à Jean Paul Riopelle pour en déterminer l’authenticité.

Pour entendre d’autres réflexions personnelles de la part de scientifiques en conservation de l’ICC, écoutez les épisodes avec Charlie Costain et Season Tse du balado L’ICC et le RCIP se racontent.

Bibliographie

Corbeil, M. « Conservation Institutions as Agents of Change », Studies in Conservation, vol. 60 (2015), p. S2-32 à S2-38.

Corbeil, M., J. Poulin et K. Helwig. Jean Paul Riopelle: The Artist’s Materials, Los Angeles (Californie), The Getty Conservation Institute, 2011.

Poulin, J., et K. Helwig. « Class Id Resinite from Canada: A New Sub-Class Containing Succinic Acid », Organic Geochemistry, vol. 44 (mars 2012), p. 37 à 44.

Poulin, J., et K. Helwig. « The Characterisation of Amber from Deposit Sites in Western and Northern Canada », Journal of Archaeological Science: Report, vol. 7 (2016), p. 155 à 168.

© Gouvernement du Canada, Institut canadien de conservation, 2023

No de catalogue : CH57-4/74-2023F-PDF
ISBN 978-0-660-49184-4

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