Lettre au SM : Résultats de l'enquête d'un civil blessé en Afghanistan
18 juin 2019
Mme Jody Thomas
Sous-ministre
101, promenade Colonel-By, 13 TN - Bureau de la SM
Ottawa (Ontario) K1A 0K2
Madame,
Je vous écris pour vous informer des constatations de l'enquête menée par mon bureau sur une plainte d'un ex-fonctionnaire qui occupait un poste à durée déterminée, et pour solliciter votre leadership afin que soit reconnue la contribution de cet ex-employé à la mission du Canada en Afghanistan. De plus, je demande votre appui pour vérifier si d'autres employés/ex-employés vivent des difficultés similaires à la suite de leur travail aux côtés des militaires des Forces armées canadiennes (FAC) en Afghanistan, et pour nous assurer que l'aide requise leur est offerte.
Contexte
En 2005, le commettant qui a communiqué avec mon bureau a été recruté par un officier supérieur de la communauté du renseignement des FAC pour agir comme conseiller linguistique et culturel (CLC) en Afghanistan. En tant que nouveau citoyen canadien et fier de l'être, le commettant y a vu une occasion de rendre service à son pays adoptif, en plus de la possibilité d'aider son pays d'origine. Inspiré par son sens du devoir, et maîtrisant les langues et cultures de la région, il a quitté son emploi en gestion, son foyer et sa jeune famille pour travailler aux côtés des militaires des FAC lors d'opérations en Afghanistan.
Le travail de ce commettant s'est étendu sur cinq ans, lors de sept déploiements consécutifs. Il a vécu la vie difficile des soldats, a été témoin de pertes de guerre et a souffert de la distance avec sa famille au Canada, mais lorsque les dirigeants successifs de la Force opérationnelle lui ont demandé de poursuivre son travail, il a acquiescé. Pendant tout ce temps, il a cumulé les évaluations de rendement très positives et les éloges des officiers des FAC pour qui il travaillait.
À son retour au Canada en 2011, notre commettant a décliné les offres d'emploi dans la fonction publique. Malheureusement, après son rapatriement, sa femme a remarqué qu'il n'allait pas bien et lui a enjoint de consulter un médecin. Il a reçu un diagnostic de trouble de stress post-traumatique. Incapable de travailler, il a vendu sa maison et a grugé ses économies pour faire vivre sa famille.
Le commettant a exploré les possibilités de prestations d'invalidité, ce qui l'a mené au processus d'indemnisation de la Commission de la sécurité professionnelle et de l'assurance contre les accidents du travail (CSPAAT) de l'Ontario, en vertu de la Loi sur l'indemnisation des agents de l'État. N'étant pas en mesure de fournir une date de blessure précise ni de décrire en détails suffisants le travail effectué (pour des raisons de sécurité nationale), le commettant a vu sa demande d'indemnisation immobilisée. Il s'est ensuite tourné vers un conseiller juridique dans l'espoir d'obtenir de l'aide.
Résultats de l’enquête
Notre enquête a révélé que la manifestation tardive de la blessure et la capacité limitée du commettant de bien suivre le processus de demande ont constitué des obstacles importants pendant le processus de demande de la CSPAAT. En juillet 2018, à la suite de nombreuses demandes de mon bureau, le sous-ministre adjoint (Ressources humaines – Civils) (SMA[RH-Civ]), gestionnaire du programme de services à l'étranger a indiqué que la demande d'indemnisation à la CSPAAT avait été approuvée. Toutefois, après d'autres vérifications, nous avons constaté que des soins de santé supplémentaires avaient été payés par la CSPAAT, mais qu'aucune allocation de remplacement du revenu ne lui avait été payée, parce que la date de commencement de l'invalidité (servant à déterminer le montant de l'allocation) avait été fixée en même temps que le diagnostic (après la fin de l'emploi; donc, le commettant n'avait pas de revenu à ce moment).
Notre enquête a aussi permis de confirmer qu'en 2005, un projet de politique visant à limiter la fréquence et la durée de l'emploi de civils dans des théâtres opérationnels avait été interrompu en raison d'une réorganisation ministérielle. Les travaux sur cette politique ont repris seulement en 2014, et elle est entrée en vigueur en mars 2018. Par ailleurs, en l'absence d'une politique plus permanente, la politique PERSTEMPO provisoire applicable aux militaires des FAC en déploiement est entrée en vigueur en mai 20071. Il a fallu attendre novembre 20112 pour que soit mise en oeuvre une politique provisoire similaire s'appliquant aux fonctionnaires (particulièrement les CLC), soit après la fin des opérations de combat des FAC en Afghanistan.
Nous avons aussi vérifié si le programme des CLC est toujours en vigueur, étant donné que les opérations en Afghanistan ont pris fin. Nous avons découvert que le programme des CLC, qui relève du Commandement du renseignement des Forces canadiennes, continue de recruter et d'employer des CLC civils dans d'autres régions du globe.
Mesures
Je trouve encourageant de constater que le SMA(RH-Civ) a pris des mesures tangibles pour atténuer le risque pour les employés civils et leur exposition lorsqu'ils travaillent à l'appui des opérations internationales actuelles et futures. La nouvelle politique promulguée en mars 2018 impose des limites quant à la fréquence et à la durée d'emploi des civils lors de telles opérations. La politique donne aussi des lignes directrices et décrit les responsabilités clés entourant les évaluations de santé préalables au déploiement, ainsi que les soins et le soutien suivant le déploiement des employés civils, y compris des exposés sur les blessures de stress opérationnel. La nouvelle politique n'ajoute – et ne modifie – rien aux prestations d'assurance-invalidité des employés, aux soins de santé supplémentaires ou au remplacement du revenu, puisque cela ne fait pas partie du mandat du ministère. Je reconnais aussi que le SMA (RH-Civ) a mis sur pied le Bureau de gestion de l'incapacité, qui vise à aider les employés à comprendre les processus provinciaux d'indemnisation des travailleurs. En effet, ceux-ci peuvent être vus comme un obstacle important pour les personnes souffrant de blessures liées au travail.
Notre enquête a permis de retracer deux autres employés vivant une situation similaire à celle du commettant que j'ai mentionné ci-dessus. Cela dit, le fait que quelque 65 CLC et autres employés civils ont servi en Afghanistan dans le cadre des opérations des FAC me préoccupe, car je crains que d'autres parmi eux aient besoin d'aide, aux prises avec des problèmes de santé et de bien-être similaires résultant de leur travail à l'appui des opérations des FAC.
Analyse
Bien que les origines ethniques et culturelles des CLC varient en fonction des régions où ils sont employés, le commettant susmentionné est représentatif d'un profil type de CLC : des nouveaux citoyens canadiens qui connaissent la culture afghane et parlent plusieurs langues en usage dans certaines régions d'Afghanistan et du Pakistan. Alors que l'obligation morale de soigner et soutenir les militaires est bien établie dans la conscience canadienne contemporaine, la même considération et une obligation similaire sont moins évidentes lorsqu'il s'agit d'employés civils qui souffrent de blessures ou maladies semblables à celles dont souffrent les militaires à la suite de leurs contributions aux mêmes opérations internationales.
La nature et (parfois) la manifestation à retardement des blessures de santé mentale peuvent beaucoup nuire à l'accès aux prestations d'invalidité. Dans des cas comme celui du commettant ci-dessus, les employés à durée déterminée qui ont quitté la fonction publique et dont les problèmes de santé se manifestent plus tard sont laissés à eux-mêmes et à leurs propres ressources pour obtenir le soutien et les avantages sociaux dont ils ont besoin. Alors que les militaires passent par un processus d'entraînement et de socialisation qui les prémunit, dans une certaine mesure, contre les dangers de la profession des armes, les employés civils qui partent en déploiement lors d'opérations internationales n'ont qu'une formation de pré-déploiement minimale.
Recommandation
Sur la base des constatations dont je fais état ci-dessus, je demeure inquiet de la santé et du bien-être des autres employés et ex-employés dans la situation décrite. Je recommande donc que le SMA(RH-Civ) contacte les ex-employés civils ayant pris part à des déploiements à l'appui des opérations en Afghanistan, afin de vérifier qu'ils se portent bien et de les renseigner sur les ressources pour les personnes souffrant de blessures ou maladie découlant de ce type de travail.
Mon directeur général a aussi abordé cette question dans ses entretiens réguliers avec le vice-chef d'état-major adjoint de la défense, qui a affiché des préoccupations évidentes envers ce groupe d'employés qui ont tant contribué aux opérations des FAC.
Conclusion
En conclusion, j'ai aussi appris que pendant cette enquête, mon personnel a eu droit à la coopération remarquable de l'équipe du SMA(RH-Civ) et a été témoin de préoccupations sincères de sa part – en particulier, de la part du directeur des Relations de travail du personnel civil et de la Direction de la gestion de la santé globale – et d'efforts réels pour venir en aide au commettant. La réponse a aussi été positive à l'égard du devoir moral de contacter les autres employés et ex-employés afin de vérifier qu'ils se portent bien et de leur offrir de l'aide, au besoin. Je suis impatient de me renseigner sur leurs réussites et leurs progrès et je recommande qu'on accorde à cet enjeu la priorité et les ressources adéquates. Mon personnel et moi demeurons à votre service si vous avez besoin de renseignements ou d'aide additionnels dans ce dossier.
Cordialement,
L’ombudsman par intérim,
Gregory A. Lick
c.c. : SMA(RH-Civ)
VCEMAD
COMRENSFC
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