Les temps modernes (1945-1960)
Le largage de bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki en août 1945 mit fin abruptement et de façon inattendue à la Deuxième Guerre mondiale. Ces bombes marquèrent le début d’une ère de dissuasion nucléaire qui remit en question la stratégie de guerre maritime conventionnelle et qui fit paraître pratiquement dépassées les grandes marines du monde — la marine américaine et la Royal Navy — pour ne pas parler des marines de moindre importance comme la MRC. Des évaluations de la menace d’après-guerre révélèrent la faiblesse relative de l’Union soviétique (et particulièrement de sa marine), l’improbabilité d’un combat immédiat et le besoin à long terme d’une plus grande défense aérienne. Les gouvernements occidentaux s’employèrent donc à mettre en place un solide économie de temps de paix, tandis que les officiers de marine craignaient que les navires de guerre et les armes de la Deuxième Guerre mondiale ne soient dépassées et inutiles aux guerres à venir. La science et la technologie étaient la voie de l’avenir, et les officiers de la Marine royale du Canada savaient déjà que leur capacité de lutte anti- sous-marine n’était pas à la hauteur des sous-marins allemands, très rapides, mis en service vers la fin de la guerre. En août 1945, après la victoire des Alliés sur l’Allemagne, le Japon et l’Italie, la plupart des 400 navires de guerre de la MRC étaient petits, lents et dépassés. Le Comité canadien des liquidations de stocks navals excédentaires n’avait l’intention de garder que les navires les plus modernes et il avait déjà commencé à démanteler la Marine de « chiens de berger » qui avait défendu les convois dans des conditions dangereuses et difficiles pendant la bataille de l’Atlantique. Face à la prééminence toute nouvelle des États- Unis, au déclin de la Grande-Bretagne et à l’absence d’une menace maritime crédible, la MRC savait qu’elle allait avoir du mal à défendre ses composantes de base, particulièrement ses croiseurs et ses porte-avions. Pour défendre ses ressources en temps de paix, la MRC devait donc planifier judicieusement, coopérer avec la marine américaine et la RN et se montrer adaptable face au changement.
Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, au terme de prudentes négociations de temps de guerre avec la RN, la MRC avait été en mesure d’acquérir à la fin de la guerre deux porte-avions légers (le Warrior et le Magnificent), deux croiseurs (l’Uganda et l’Ontario) et une flottille de destroyers de la classe Crescent. Au milieu de 1945, les planificateurs de la défense d’après-guerre de la MRC envisageaient — comme cela avait été prévu avant la guerre — une flottille de destroyers de classe Tribal sur la côte de l’Atlantique et sur la côte du Pacifique et une force de frappe défensive composée d’un porte-avions, de deux croiseurs et de neuf destroyers sur chaque côte. Comme dans la période de paix précédente, la MRC devait donner la priorité à la défense du Canada, car elle avait la capacité de repousser des mers avoisinantes pratiquement tous les groupes opérationnels saufs les plus puissants, mais trois nouvelles tâches l’attendaient maintenant : la protection des lignes de communication maritime, la défense du continent ou de l’hémisphère avec les Américains et le soutien de la sécurité internationale par le biais des Nations Unies. Ces trois tâches sont restées la base des livres blancs de la Défense pendant les décennies suivantes. L’intensification de la collaboration avec les États-Unis au lieu de la Grande-Bretagne créa un nouveau contexte géostratégique pour la MRC, tandis que l’arrivée de porte-avions dans la flotte créait un formidable nouveau défi d’une toute autre sorte. Même après que le gouvernement eut réduit de près de moitié le nombre de navires prévus, la MRC avait à la fin de la guerre une flotte beaucoup plus importante qu’en 1939. La « bonne petite flotte capable de rendre service » de Douglas Abbott, ministre de la Défense nationale pour le Service naval dont parle Alec Douglas dans l’introduction, comptait « probablement » deux porte-avions légers, dix à douze destroyers … et en réserve ou pour l’instruction… un certain nombre de frégates. 1 Ainsi, la flotte active de 1946-1947 se composait du porte-avions Warrior, du croiseur Ontario, des destroyers Crescent, Micmac et Nootka, de la frégate Charlottetown, des dragueurs de mines Middlesex, New Liskeard, Wallaceburg et Revelstoke, du navire-école Sans Peur, des auxiliaires Dundalk, Dundurn et Laymore, du ravitailleur Eastmore, de navires côtiers plus petits ainsi que deux remorqueurs et de navires affectés à la force de réserve.
Mais une nouvelle difficulté surgit. Après avoir entraîné autant de personnes pendant la guerre, la Marine canadienne se trouvait dans la situation paradoxale où il lui était très difficile de recruter des officiers et des matelots qualifiés. Le 28 septembre 1945, le Cabinet approuva avec optimisme une force navale maximale de 10 000 personnes et une force de réserve navale maximum de 18 000 personnes. En fait, dès que la MRC eut commencé la désagréable tâche de démobiliser ses effectifs de guerre (95 529 âmes au plus fort de la guerre), elle s’aperçut qu’il restait moins de 4 600 personnes (tous grades confondus) dans la force permanente. Les premiers à partir furent ceux qui ne s’étaient engagés que pour la durée des hostilités. Cependant, en raison de pénurie dans certains métiers qui étaient indispensables à la gestion de la démobilisation, certaines personnes, par exemple les rédacteurs navals, le personnel administratif et les pompiers, ne purent pas partir, même si le ministre Abbott en avait fait publiquement la promesse au Parlement. Voyant leurs anciens collègues trouver des emplois mieux rémunérés dans le civil et retourner dans leur famille, ces personnes virent leur ressentiment augmenter au fil des jours. D’autres — ceux qui s’étaient engagées en 1940 et 1941 pour ce qu’ils pensaient être la durée de la guerre — sept ans — commençaient à perdre patience et à vouloir partir eux aussi. En fin de compte, la MRC eut recours à une petite force « provisoire » de réservistes — pas tous de leur plein gré — pour maintenir ses effectifs jusqu’en mars 1947. Comme pendant la guerre, les divergences d’opinion et les mauvaises communications entre la marine professionnelle d’avant-guerre et les réservistes du temps de guerre avaient toutefois causé une amertume profondément enracinée. Certains réservistes de talent, comme le controversé Jeffrey Brock, entrèrent dans la marine permanente, mais la plupart des autres décidèrent de poursuivre une carrière prometteuse dans le civil. Brock était d’avis qu’il y avait chez les officiers permanents d’avant-guerre beaucoup d’individus médiocres qui engorgeaient le processus de promotion; en revanche, beaucoup d’officiers de la force permanente pensaient que les anciens réservistes manquaient d’entraînement et ne faisaient pas respecter la discipline.
Abbott se rendit compte que pour apaiser ces tensions et mettre en place une force permanente plus importante et plus efficace, il fallait procéder à une meilleure intégration des réservistes de temps de paix. En octobre 1945, il annonça donc le regroupement de la RMRC et de la RVMRC du temps de guerre ainsi que de nouveaux groupes de la réserve aéronavale et des divisions universitaires d’entraînement naval, tous soumis aux mêmes règlements et portant le même uniforme que la force permanente; ce dernier point mettait fin à la pratique adoptée pendant la guerre de galons distinctifs pour les officiers des trois « services ».
Et pourtant, malgré cela et d’autres réformes bien intentionnées, il y avait beaucoup de mécontentement dans la MRC de l’après-guerre. De 1945 à 1949, la Marine dut faire face à des désertions, à des absences non autorisées et à une foule d’autres problèmes de personnel, même si le moral, à son plus bas en 1947, avait commencé à s’améliorer en 1948 à la suite de modestes réformes. Ces problèmes chroniques culminèrent en une série d’incidents — quelquefois qualifiés de mutineries, mais en réalité de simples cessations de travail — en février et en mars 1949, sur l’Athabaskan, le Crescent et le Magnificent.
La commission d’enquête chargée de faire le jour sur ces événements publia ses conclusions dans un document connu sous le nom de Rapport Mainguy. Ce rapport était un document constructif et visionnaire en ce qu’il précisait ce qu’il y avait lieu de faire pour que ces incidents ne se reproduisent pas, mais il perpétuait aussi un point de vue stéréotypé des échelons supérieurs de la MRC — des officiers de la force permanente à l’attitude trop britannique — et il concluait que le problème était dû à une absence de traditions canadiennes dans la Marine. Le Rapport Mainguy soulevait la nécessité de « canadianiser » la Marine et soulignait que les hauts dirigeants de la Marine n’avaient pas vu l’importance des symboles de la nouvelle conscience nationale qu’encourageaient les gouvernements libéreaux d’apres-guerre par des mesures telles que la Loi sur la citoyenneté de 1947. Et pourtant, les historiens ont remis en question ses hypothèses et ses conclusions.
On s’accorde maintenant pour penser que si le Rapport Mainguy contenait beaucoup de vérités applicables aux relations officiers-matelots, il présentait de manière inexacte les conditions de la MRC en 1949. Le chef d’état-major de la Marine (le Vice-amiral Harold Grant), fit peu de cas des « symboles canadiens », mais s’employa néanmoins à moderniser la Marine et à en améliorer les conditions avec le peu de ressources dont il disposait, dans un climat d’importantes restrictions budgétaires. Des études récentes reconnaissent les réformes de Grant mais soulignent que sa réorganisation à grande échelle des grades et des métiers ne fit qu’aggraver la pénurie de marins valides pour effectuer les tâches manuelles sur les trois navires concernés. Il y a sans doute une autre cause, inévitable celle-ci, au problème : la tension intergénérationnelle entre le personnel d’avant-guerre, c’est-à-dire ceux qui avaient fait la Deuxième Guerre mondiale, et les recrues d’après-guerre, soit le plus grand nombre des matelots, qui n’avaient aucune expérience de la guerre et que les anciens jugeaient « mous ». Enfin, il faut savoir que les arrêts de travail n’étaient pas chose rare dans la MRC et la RN, même en temps de guerre. On sait aussi maintenant que les matelots de l’époque voyaient la cessation de travail comme une forme de protestation, et que les autorités considéraient invariablement leurs plaintes comme légitimes. Après 1949, ce processus ponctuel et forcément hétéroclite fut remplacé par le processus officiel du grief et par des comités de mieux-être. Depuis, les marins canadiens portent fièrement à l’épaule l’insigne « Canada ».
Malgré tous ces problèmes de personnel, les formations de la MRC des deux côtes avaient un emploi du temps chargé, et les quelques navires opérationnels durent entreprendre un grand nombre de campagnes et d’opérations pendant ces années d’austérité. L’année 1947 fut marquée non seulement par un mécontentement très répandu dans la flotte, mais aussi par plusieurs échouements et incidents embarrassants ainsi que par des accidents aériens tragiques. Ce fut un des pires moments de l’histoire d’après-guerre de la MRC. Le meilleur moment fut sans aucun doute le 21 octobre 1947, anniversaire de la bataille de Trafalgar, où les avions Fairey Firefly du 826e Escadron attaquèrent à la roquette le sous-marin allemand capturé U-190 dans l’opération Scuppered au large de la Nouvelle-Écosse. Le sous-marin coula plus vite que prévu, prouvant involontairement l’efficacité de l’aéronavale, et le Capitaine de frégate Hugh Pullen, commandant des destroyers, qui se trouvait à bord du Nootka, annula les bombardements par les Supermarine Seafires du 883e Escadron; quant aux attaques prévues à l’aide des canons de 4,7 pouces du Haida et du Nootka, elles se révélèrent inutiles et infructueuses. Cette opération marqua le retour à la guerre anti-sous-marine, et la MRC commença à installer des mortiers Squid et d’autres armements anti-sous-marins sur ses destroyers.
L’Aéronavale continua à jouer un rôle important dans la lutte anti-sous-marine ainsi que dans la défense aérienne de l’Amérique du Nord à ce stade crucial de son développement. Cependant, la défense du Nord prit de l’importance et, en septembre 1948, le porte-avions Magnificent (qui avait remplacé le Warrior un peu plus tôt dans l’année) se rendit jusque dans la péninsule d’Ungava en compagnie du Haida et du Nootka. Ces deux destroyers de la classe Tribal restèrent dans le Grand Nord et firent escale à Churchill, au Manitoba, puis retournèrent à Halifax par le détroit de Belle-Isle. Après cette campagne, le Commodore G.R. Miles, le commandant du Magnificent, remarqua que la tenue de poste et la manœuvre s’était améliorées mais que « les mauvaises habitudes des années de guerre ne pourraient être oubliées qu’en naviguant de conserve avec le plus possible de navires ». 2 La MRC avait déjà adopté le système américain de communication et d’organisation tactique, basé sur le concept du groupe opérationnel adaptable et en 1948, les navires des deux côtes formaient déjà des petits groupes opérationnels pour remplir des missions particulières. Par exemple, en octobre et en novembre 1948, l’Ontario, le Cayuga, l’Athabaskan, le Crescent et l’Antigonish formèrent le groupe opérationnel 215 et allèrent à Pearl Harbor où ils subirent un entraînement intensif à la lutte anti-sous-marine et participèrent à des exercices d’observation, des rencontres de nuit et d’autres exercices avec les forces américaines. Après cette campagne, le Contre-amiral E. R. Mainguy, officier général de la Marine du Pacifique, reconnut, en accord avec les commandants de ses bâtiments de guerre, le besoin « incontestable » d’une politique tactique pour la MRC et d’un véritable sous-marin pour l’entraînement; il conclut toutefois que l’entraînement de base restait une priorité et que les navires de la côte du Pacifique n’étaient pas assez nombreux pour occuper un sous-marin à temps plein. La flotte de l’Atlantique devait elle aussi emprunter des sous-marins américains ou britanniques pour son entraînement.
Néanmoins, le gouvernement du Canada approuva en 1948 la construction du brise- glace NCSM Labrador ainsi que de trois nouveaux destroyers conçus pour l’escorte et la guerre anti-sous-marine (qui deviendraient la classe Saint-Laurent dans la deuxième moitié des années 1950), de quatre dragueurs de mines et d’un bâtiment garde-barrière. Le porte-avions et les destroyers de la MRC avaient participé entre 1947 et 1950 à toutes sortes d’exercices — appontage, protection de convois, artillerie, rencontre de nuit, recherche et frappes, etc.— en compagnie de navires américains et britanniques dans les eaux des Caraïbes et des Bermudes. Malgré les maigres ressources navales, les navires de la côte du Pacifique avaient à plusieurs reprises traversé le canal de Panama pour participer à des exercices de grande envergure avec la flotte de l’Atlantique. L’aéronavale, encore à ses débuts, prit en charge la station aérienne de Shearwater à Dartmouth (Nouvelle-Écosse), succédant à l’Aviation royale du Canada, et maintint deux groupes de quatre escadrons équipés d’appareils Sea Fury et Firefly ainsi que le 1er Groupe d’entraînement aérien, un dépôt de matériel aérien et une école de maintenance aéronavale. Pendant ce temps, le Centre de recherche navale installa sur tous les bâtiments de la MRC des bathythermographes et entreprit des recherches océanographiques sur les côtes de l’Atlantique et du Pacifique ainsi que des travaux innovateurs sur la corrosion qui permirent à la MRC de faire d’importantes contributions à la recherche navale américaine et britannique. (Voir précisions à la fin du chapitre.)
Profitant des étroites relations de défense de l’hémisphère qui s’étaient établies pendant la Deuxième Guerre mondiale, le Canada et les États-Unis formèrent un comité de coopération militaire (le CCM), composé de planificateurs militaires des deux pays, qu’ils chargèrent d’établir un plan binational de défense en cas d’urgence et des plans provisoires à long terme. Vers la fin des années 1940, il était difficile aux Canadiens d’acquérir du matériel de défense américain pour des raisons de sécurité et d’échange, mais dès 1947, la MRC avait commencé à aligner ses communications ainsi que ses procédures et son équipement sur ceux des Américains, tout en s’appuyant sur les procédures et l’équipement britannique dans d’autres domaines. De toute façon, les Britanniques avaient eux aussi commencé à adopter les normes américaines en matière d’équipement et de procédures. En fin de compte, les trois alliés normalisèrent leurs équipements et leurs procédures, mais en tenant compte des intérêts et des industries de leur pays. Le processus était souvent décousu, mais la MRC réussit à se frayer un chemin sur ce terrain glissant.
Vu l’intransigeance soviétique pendant la crise de Berlin de 1948, de nombreux pays européens entamèrent des pourparlers avec le Canada et les États-Unis dans le but de former l’OTAN (l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord). Le 4 avril 1949, la Belgique, le Canada, le Danemark, la France, l’Islande, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas, la Norvège, le Portugal, le Royaume-Uni et les États-Unis formèrent un pacte de défense mutuelle en cas d’agression contre leur territoire. Beaucoup de ces pays avaient une histoire navale distinguée, mais leur manque de ressources immédiates et leur économie en ruine les amenèrent à compter sur la marine américaine, la RN et la MRC pour la défense de l’Atlantique Nord. La tension dans le monde monta d’un cran lorsque l’Union soviétique fit détoner sa première bombe atomique en septembre 1949, et le gouvernement du Canada engagea sans tarder l’essentiel des forces de la MRC à la défense de l’Atlantique Est en cas de guerre. Pendant les dix années qui suivirent, même les destroyers qui étaient basés sur la côte Ouest du Canada étaient en fait destinés au secteur oriental de l’Atlantique (EASTLANT) et seulement quelques petites frégates, quelques dragueurs de mines et des navires de défense côtière étaient réservés aux eaux nord-américaines.
Cependant, la défense antiaérienne nord-américaine avait pris beaucoup d’importance et elle eut la part du lion dans le budget de la défense : le réseau de premier avertissement construit dans le Grand Nord canadien pendant les années 1950. En outre, le Canada avait la responsabilité de la défense de Terre-Neuve et du Labrador même avant que cette province ne se joigne à la Confédération en avril 1949. Néanmoins, avec des bases américaines à plusieurs endroits de cette province à l’emplacement stratégique, notamment la base navale américaine d’Argentia, et la forte participation des Américains à la défense antiaérienne, les Canadiens partageaient le fardeau de la défense avec les États-Unis, même s’ils avaient mis leurs propres ressources au service de la défense européenne. Toute cette planification présupposait une guerre en Europe et, même si le Canada avait envoyé le Crescent à Nanking en février 1949, pendant la guerre civile en Chine, personne ne prévoyait une guerre dans le Pacifique, et certainement pas une guerre au sujet de la Corée, secteur de peu d’intérêt pour la plupart des pays occidentaux. Par conséquent, lorsque la Corée du Nord attaqua la Corée du Sud le 25 juin 1950, le gouvernement du Canada fut pris de court. Le Canada se joignit aux États-Unis et à d’autres pays, sous l’égide des Nations Unies, pour repousser cette attaque.
Le 5 juillet 1950, trois destroyers de la flotte du Pacifique — les NCSM Sioux, Athabaskan et Cayuga — partirent pour la Corée sous le commandement du Capitaine de vaisseau Jeffrey Brock. Le Sioux, malgré son nom, était un destroyer de la classe V, équipé de trois canons de 4,7 pouces par tourelle, tandis que l’Athabaskan et le Cayuga, qui étaient vraiment des destroyers de la classe Tribal, étaient armés de six canons de quatre pouces, en trois tourelles doubles. Grâce à leur maîtrise de la mer, les Nations Unies avaient l’avantage et, même si elles manquaient de destroyers, les forces navales de l’ONU offrirent un soutien très efficace à la guerre terrestre. De façon générale, les destroyers de la MRC protégèrent les porte-avions, firent le blocus de la côte Ouest occupée de la Corée et assurèrent l’appui- feu contre les forces maritimes nord-coréennes et les cibles terrestres. Ils participèrent aussi à d’autres missions importantes. Par exemple, pendant le débarquement à Inchon de septembre 1950, Brock commanda les destroyers de la MRC et plusieurs navires de guerre sud-coréens qui formaient la force de blocus, groupe du sud. Ces forces ne virent pas beaucoup de combat, mais elles harcelèrent les forces nord-coréennes et bombardèrent diverses cibles (trous à canon, belvédères, tranchées et positions défensives) sur les îles et les régions côtières tenues par l’ennemi.
En octobre 1950, le Général Douglas MacArthur, commandant des Nations Unies en Corée, fit une poussée au-delà du 38e parallèle qui séparait les deux Corées afin de prendre la capitale de la Corée du Nord, Pyongyang, puis continua vers le nord jusqu’au fleuve Yalu qui sépare la Chine de la Corée du Nord. Pendant ce temps, l’Athabaskan patrouillait avec les forces américaines amphibies dans la mer du Japon, au large de la côte orientale de la péninsule de Corée. Le Cayuga et le Sioux faisaient le blocus de la côte ouest, où Brock lança une opération destinée à aider les pêcheurs des îles côtières, que la guerre empêchait de pêcher et donc de se nourrir. Pendant ces longues périodes en mer, les navires canadiens manquaient de soutien logistique en mer et comptaient beaucoup sur les systèmes d’approvisionnement américain et britannique; ils ne recevaient de courrier que sporadiquement jusqu’à ce que l’Aviation royale du Canada établisse des vols réguliers entre le Canada et la Corée. En novembre, les navires canadiens prirent un peu de repos à Hong Kong puis se joignirent à un escadron aéronaval de la côte Ouest durant ce qui s’avéra être une accalmie avant la massive contre-offensive lancée par la République populaire de Chine de l’autre côté du fleuve Yalu le 25 novembre. Prises de court, les forces des Nations Unies se replièrent rapidement vers le sud.
Pendant que les forces amies essayaient de se retirer du port de Chinnampo (situé à environ 35 km dans les terres, au bout d’un étroit chenal), Brock, qui commandait un élément opérationnel composé de six destroyers — trois canadiens, un américain et deux australiens — répondit à un appel à l’aide désespéré. Pendant une difficile traversée de nuit, la nuit du 4 au 5 décembre, le HMAS Warramunga s’échoua; il réussit à se dégager mais dut retourner à l’entrée occidentale du fleuve. Peu après, le Sioux toucha le fond et, pendant qu’il essayait de se dégager, heurta une balise de chenal à la dérive. Cette collision endommagea son hélice tribord, et il dut lui aussi retourner à l’entrée occidentale du fleuve. Lorsque les quatre autres destroyers arrivèrent au port le matin, les Chinois n’étaient pas encore arrivés. La force de Brock couvrit le départ des réfugiés et commença à bombarder les voies ferrées, les réservoirs de carburant, les usines et les dépôts d’approvisionnement qui se trouvaient sur le front de mer. Pendant ce temps, l’Athabaskan parcourut environ 8 km à l’ouest de la ville et détruisit trois casemates afin de sécuriser un mouillage où la petite force pourrait passer la nuit suivante. Brock reçut l’Ordre du service distingué pour son leadership, et son navigateur, le Lieutenant de vaisseau A. L. Collier, la Croix du service distingué pour cet exploit de navigation pendant cette mission dangereuse.
Pendant ce temps, un petit détachement précurseur de l’Armée canadienne était arrivé en Corée du Sud, et le deuxième bataillon du Princess Patricia’s Canadian Light Infantry arriva en février 1951 pour prendre part à la longue « guerre de patrouille » qui se développa le long du 38e parallèle. Pendant ce temps, la MRC s’occupait de défendre les îles « amies » de la côte Ouest, protégeant les forces aéronavales et participant à la destruction des trains et des voies ferrées qui longeaient la côte Est. Le Cayuga, le Haida, le Huron, l’Iroquois et le Nootka (tous de la classe Tribal), ainsi que le Crusader (classe Crescent) et le Sioux, eurent plusieurs affectations en Corée et l’Athabaskan en eut trois avant l’armistice de juillet 1953. Le Crusader termina sa deuxième affectation un peu avant et se distingua par le nombre de trains qu’il avait détruits au sein du groupe opérationnel 95, principalement américain, qui avait détruit 28 trains au total. L’Iroquois subit toutefois quelques pertes humaines — les seules de la MRC — lors du bombardement d’une voie ferrée sur la côte Est. Il y eut trois morts (un officier et deux matelots), deux blessés graves et huit blessés légers.
La guerre de Corée mettait à rude épreuve les ressources limitées de la MRC, mais peu après le début du conflit, le gouvernement du Canada approuva la construction de 14 destroyers de la classe Saint-Laurent (dont les sept derniers seraient dotés d’armement amélioré et d’un sonar de coque et deviendraient la classe Restigouche) ainsi que de 14 dragueurs de mines et de plusieurs navires garde-barrières. Il approuva aussi l’achat de 75 avions de guerre ASM TBM Avenger et de 12 Hawker Sea Furies pour remplacer les Firefly et les Seafire. Les engagements de la MRC au sein de l’OTAN augmentèrent, et la MRC commença à participer aux exercices du Commandement suprême allié de l’Atlantique (SACLANT), notamment les exercices Mainbrace en 1952 et Mariner en 1953. Les Avenger du 881e Escadron s’étaient entraînés au combat de nuit et ils se distinguèrent pendant l’exercice Mainbrace, un exercice destiné à tester la protection offerte par le SACLANT au flanc nord en cas de bataille terrestre européenne. Les NCSM Québec (l’ancien Uganda) et Magnificent y participèrent, avec 170 navires de guerre de l’OTAN. Comme prévu, des exercices de cette envergure mirent en lumière des différends entre Américains et Britanniques, des problèmes de coordination et les limites des forces aéronavales par mauvais temps. En 1951, pendant que la flotte de l’Atlantique partait pour l’Europe, les Caraïbes et le Grand Nord, l’Ontario quitta Esquimalt à destination de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande, de Fidji, des îles Samoa et de Pearl Harbor afin de participer à des exercices avec les marines australienne, néo-zélandaise et pakistanaise. À l’automne 1952, l’Ontario fit le tour de l’Amérique du Sud et, ce faisant, mena un programme complet d’entraînement naval.
La même année, la MRC mit en place un intense programme d’instruction pour la Réserve navale sur les Grands Lacs. La MRC n’était pas alors une force bilingue, mais elle commença à offrir aux recrues francophones une instruction professionnelle à l’école d’entraînement des recrues NCSM D’Iberville à Québec. L’instruction était donnée en français et en anglais dans le but d’attirer plus de francophones dans la MRC et de les conserver. Malgré cela, une étude menée en 1955 révéla que près de 40 pour cent des recrues francophones quittaient la MRC dans les 10 premiers mois, ce chiffre n’étant que de 15 pour cent chez les recrues anglophones, et la MRC demeura donc principalement anglophone pendant encore longtemps. Néanmoins, au 31 décembre 1956, la MRC comptait un peu plus de 19 000 militaires et elle avait 55 navires et navires de soutien mobile, dont un porte-avions (le Magnificent), un croiseur (le Québec), 15 destroyers, 10 frégates, 6 escorteurs côtiers, 10 dragueurs de mines, 7 patrouilleurs côtiers, un brise-glace et un navire de réparation. Parmi les destroyers se trouvaient les deux nouveaux bâtiments Saint-Laurent et Assiniboine, et il y avait 16 autres bâtiments en construction et 54 en réserve. L’Aéronavale comptait deux escadrons de chasseurs opérationnels, deux escadrons opérationnels d’appareils de lutte anti-sous-marine, un escadron d’instruction ainsi que des centres d’entraînement des pilotes d’avion qui désiraient devenir pilotes d’hélicoptère. Le premier escadron expérimental d’hélicoptères de guerre anti-sous-marine, le HS-50, avait été mis en service le 4 juillet 1955 à Shearwater. Malgré la pénurie de pilotes qualifiés, qui compliquait encore cette tâche critique, les essais d’appontage que faisait l’escadron sur la frégate Buckingham donnaient de bons résultats, et l’idée des hélicoptères embarqués faisait des adeptes.
Au printemps et à l’automne 1956, les bâtiments et les aéronefs de la MRC participèrent, dans un rôle de guerre anti-sous-marine et de protection des navires marchands, à deux exercices de l’OTAN, les exercices New Broom V et VI. En même temps, les dragueurs de mines canadiens participèrent à l’exercice Sweep Clear I. Après la mise en service du Bonaventure le 17 janvier 1957, le Canada eut pendant quelque temps les deux porte-avions dont il rêvait, car le Magnificent resta brièvement en service afin de transporter des troupes des Nations Unies à Suez. Le transport de troupes n’était pas une tâche fréquente, mais le concept demeura d’actualité dans les plans de la MRC. En temps normal, le Bonaventure, qui était un bâtiment de lutte anti-sous-marine, avait à son bord des chasseurs Banshee, des avions de lutte anti-sous-marine Tracker et des hélicoptères Sikorsky. C’est aussi à cette époque que le réseau américain SOSUS (Sound Surveillance System), destiné à repérer les sous-marins à l’aide d’hydrophones (ou de sonars passifs), fut mis en service; il comprenait les toutes nouvelles stations de Shelburne, en Nouvelle-Écosse, et plus tard d’Argentia, à Terre-Neuve. Le Centre de recherche navale de Dartmouth s’employait à mettre au point le sonar à immersion variable, et les travaux sur les hélicoptères avançaient (voir section à la fin du chapitre). En fin de compte, ces avancées techniques aidèrent la MRC à faire face aux très grands défis que posaient les premiers sous-marins nucléaires, même si, comme le conclut l’historien Marc Milner, les destroyers de la classe Saint-Laurent n’étaient pas à la hauteur de la tâche et que les destroyers de la classe Restigouche, plus récents, n’auraient pas pu arrêter des sous-marins lance-missiles. En 1957, la MRC commanda quatre nouveaux bâtiments de la classe Restigouche (qui deviendraient plus tard la classe Mackenzie) et deux de plus en 1958 (la classe Annapolis). Au début de 1959, le Conseil de la Marine décida de rebâtir les sept premiers Saint-Laurent et de les équiper du sonar à immersion variable, d’hélicoptères et du système d’appontage Beartrap qui permettait aux hélicoptères d’apponter par tous les temps.
Le Cabinet approuva aussi la construction de deux pétroliers-ravitailleurs en 1958. Le premier, le Provider, était encore en construction à la fin de la décennie, mais la MRC entra dans les années 1960 avec une flotte moderne et adaptable. La Marine avait réussi à faire avancer un nouveau concept interarmées MRC-ARC, le « concept des opérations mari- times », qui entraîna la révision du plan de mobilisation et mit l’accent sur la défense de l’Amérique du Nord plutôt que sur la défense de l’Atlantique Est dans les premiers jours d’une guerre nucléaire à grande échelle. Ce concept des opérations reposait sur trois zones : la zone intérieure qui s’étendait jusqu’à 200 milles des côtes, d’où les sous-marins étaient en mesure de lancer des missiles et dont ils devaient donc être exclus; une zone de combat intermédiaire dans laquelle les sous-marins devaient être détruits avant d’atteindre la zone intérieure et une zone extérieure, où il fallait détecter les sous-marins éventuels et les harceler. En 1960, les forces de la côte Est du Canada avaient mis au point le concept Beartrap (à ne pas confondre avec le dispositif d’appontage du même nom) de patrouille des secteurs où les sous-marins seraient susceptibles de lancer des missiles à partir d’indices donnés par le système de soutien aux forces maritimes SOSUS. Ce concept fut mis à l’épreuve lors des exercices SLAMEX, au moment même où la réalité rattrapa la théorie. La MRC, dans le cours de ses opérations de surveillance de la flotte de pêche soviétique qui commença à pêcher au large de la côte atlantique du Canada vers le milieu des années 1950, détecta plusieurs sous-marins « non identifiés » près de la côte. La menace était devenue bien réelle.
Pendant la Deuxième Guerre mondiale, la MRC avait découvert l’importance de sous-marins désaffectés pour l’instruction à la guerre anti-sous-marine. Après la guerre, elle eut recours à des sous-marins d’emprunt : un sous-marin américain sur la côte Ouest et des sous-marins britanniques sur la côte Est. Comme on s’en doute, elle espérait acquérir ses propres sous-marins pour améliorer l’instruction à la guerre anti-sous-marine. En 1957, la MRC avait aussi découvert l’importance des sous-marins à propulsion nucléaire (les SSN) comme arme anti-sous-marine et s’employait à en acquérir, pour l’instruction et pour les opérations. Ayant découvert que les SSN étaient au-dessus de ses moyens, la MRC décida d’acquérir des sous-marins conventionnels comme on le verra au prochain chapitre. La durée de vie opérationnelle des chasseurs Banshee prit fin à peu près au même moment, et la MRC les retira du service en 1962 sans les remplacer. La défense antiaérienne demeura un problème épineux pour la flotte canadienne, même si l’état-major suivait avec beaucoup d’attention les nouveaux systèmes de missiles antiaériens et anti-missiles et se tenait au courant des avancées technologiques dans ce domaine.
Le monde naval de 1960 était difficile pour une petite force professionnelle comme la MRC. L’historien américain David Alan Rosenberg décrit la prolifération des armes nucléaires américaines dans son article fort bien nommé « The Origins of Overkill ». 3 Le tout nouveau président John F. Kennedy avait d’ailleurs fait campagne sur le thème de la peur du « missile gap ». Nous savons maintenant que c’était faux, mais si les Soviétiques n’étaient pas aussi avancés que les Américains, ils s’employaient à rattraper leur retard dans la course aux sous-marins nucléaires et aux missiles Polaris. La réalisation du concept de destruction mutuelle assurée (MD) permit à la MRC de se concentrer sur l’utilisation de la force de navale en temps de paix et en cas de guerre limitée ainsi que sur la préparation à la guerre nucléaire. Contrairement à la Force aérienne et à l’Armée canadienne, la MRC ne chercha pas vraiment à acquérir des armes nucléaires. Elle préféra s’employer à conserver sa maigre portion (20 p. cent) du maigre budget de la défense, avec laquelle elle espérait se spécialiser en guerre anti-sous-marine tout en se gardant la capacité de faire des opérations de dragage de mines et de transport de troupes, et maintenir des normes minimales de défense anti-aérienne et d’artillerie.
L’histoire a répondu à la question posée par le Capitaine de vaisseau Lay au début du chapitre : « Ce que veut savoir la MRC, c’est si ses bâtiments de guerre sont désuets, pas comment faire une bombe atomique ni même comment la larguer ». L’ère des armes atomiques n’a pas mis fin aux forces maritimes conventionnelles, comme le démontrèrent la crise de Corée, la crise de Suez et l’importance des missions de maintien de la paix des Nations Unies. La MRC avait un rôle pertinent, et même important, à jouer parce que les bâtiments de guerre canadiens pouvaient être déployés rapidement et efficacement quand leur gouvernement avait besoin d’eux.
Auteur : Isabel Campbell
1 Chambre des communes. Débats, 9 et 22 octobre 1945.
2 Miles to Flag Officer Atlantic Coast, Reports of Proceedings, Magnificent, October 1948 (BAC, RG 24, Vol. 11529).
3 David Alan Rosenberg, The Origins of Overkill: Nuclear Weapons and American Strategy, 1945–1960, dans International Security (Printemps 1983).
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