Premier rapport - Le très honorable David Johnston, Rapporteur spécial indépendant sur l’ingérence étrangère
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I. Introduction et résumé
La démocratie est fondée sur la confiance. Le Canada est privilégié d’avoir un système électoral dirigé par des fonctionnaires professionnels, indépendants et non partisans, ce qui permet aux Canadiens d’être assurés que, lorsqu’ils remplissent leurs bulletins de vote, leurs votes compteront. Mon mandat n’est pas d’enquêter sur ce système, qui demeure robuste. Il consiste plutôt à enquêter afin de déterminer si les gouvernements étrangers tentent d’influencer les candidats ou les électeurs, si le gouvernement fédéral a agi de façon inappropriée en cas de renseignement au sujet de l’ingérence étrangère dans le processus électoral ou si un processus public plus approfondi est nécessaire pour réitérer notre confiance envers notre système électoral. Les reportages dans les médias faisant état de fuites de documents sur le renseignement ont amplifié les préoccupations du public concernant ces questions.
Il s’agit de mon premier rapport. Je produirai un autre rapport au plus tard à la fin d’octobre 2023.
Conclusions
Dans ce premier rapport, après un examen intensif, j’ai tiré les conclusions suivantes :
- Des gouvernements étrangers tentent sans l’ombre d’un doute d’influencer les candidats et les électeurs au Canada. Une bonne quantité de travail a déjà été accomplie, mais il reste encore beaucoup à faire prestement afin de renforcer notre capacité à détecter, décourager et contrer l’ingérence étrangère dans nos élections.
- Lorsqu’ils sont abordés en contexte, avec tous les renseignements pertinents, plusieurs des documents ayant fait l’objet de fuites et soulevant des interrogations légitimes se révèlent avoir été mal interprétés dans certains reportages médiatiques, probablement en raison de l’absence de ce contexte.
- Il y a de graves lacunes dans la façon dont le renseignement est relayé et traité entre les agences de sécurité et le gouvernement, mais l’on n’a relevé aucun exemple où un ministre, le premier ministre ou leurs bureaux respectifs se sont abstenus, en connaissance de cause ou par négligence, de donner suite aux renseignements, conseils ou recommandations fournis.
- Un processus public supplémentaire est nécessaire afin de donner suite aux enjeux relatifs à l’ingérence étrangère, mais celui-ci ne nécessite pas de – et ne devrait pas – prendre la forme d’une enquête publique distincte. Une enquête publique portant sur les documents divulgués ne serait pas envisageable en raison de la nature délicate des renseignements concernés. Toutefois, des audiences publiques devraient être – et seront – tenues sur les graves enjeux de gouvernance et de politiques relevés à ce jour, et ce, le plus tôt possible, dans le cadre de la deuxième phase de mon mandat.
- Mes conclusions concernant les allégations des médias, notamment l’annexe confidentielle de mon rapport, devraient être examinées par le Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement (CPSNR) et par l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et le renseignement (OSSNR), lesquels devraient présenter publiquement leurs conclusions si celles-ci se révélaient différentes des miennes.
Il n’y a aucun doute que les gouvernements étrangers cherchent à influencer des candidats et des électeurs – un fait dont sont conscients depuis de nombreuses années les gouvernements fédéraux qui se sont succédé; ces derniers y ont réagi de diverses manières décrites plus loin. Il s’agit d’une menace de plus en plus marquée pour notre régime démocratique à laquelle le gouvernement doit résister aussi efficacement que possible. Une bonne quantité de travail a déjà été accomplie, mais il reste encore beaucoup plus à faire pour renforcer notre capacité à résister à l’ingérence étrangère.
Bien que l’ingérence étrangère augmente, il est nécessaire de l’évaluer avec soin, tout comme la réponse du gouvernement. Dans les circonstances actuelles où l’inquiétude du public est accrue en raison des reportages dans les médias sur des fuites de documents de renseignement confidentiels, il est important d’examiner ces documents attentivement et dans leur contexte. Une fois le contexte établi, des conclusions éclairées peuvent être tirées. Comme je le décris plus bas, lorsque le renseignement est examiné et pris en compte dans le contexte de l’ensemble du renseignement pertinent, les cas précis sont moins préoccupants que ce que l’ont laissé croire certains médias, et, dans certains cas, brossent un tout autre portrait de la situation que ce qui a été rapporté jusqu’à maintenant. Des mécanismes sophistiqués ont bien protégé les élections de 2019 et de 2021. Il n’y a donc pas lieu de manquer de confiance envers leur issue. L’importance de la question sous-jacente de l’ingérence étrangère et la nécessité d’intervenir efficacement face à celle-ci ne sont toutefois pas moindres. Les partis d’opposition et les médias ont soulevé des questions légitimes, et une réponse complète du gouvernement est requise.
Je n’ai pas relevé de cas où des ministres, le premier ministre ou leur cabinet ont volontairement ignoré des renseignements, des conseils ou des recommandations sur l’ingérence étrangère ni de cas où ils ont été motivés par des considérations partisanes en traitant ces questions. J’ai toutefois relevé de graves lacunes dans la façon dont le renseignement est communiqué par les organismes de sécurité aux divers ministères, traité par ces ministères aux fins de décision sur ce qui devrait être communiqué et recommandé aux échelons politiques, et transmis au premier ministre, aux ministres responsables et à leur cabinet respectif afin que des décisions et des mesures soient prises. Il s’agit de graves lacunes qui doivent être étudiées et corrigées.
Le Canada doit adopter une stratégie sophistiquée et objective en matière de sécurité nationale. L’ingérence étrangère ne mine pas seulement les partis politiques, mais aussi les fondements de notre démocratie. Idéalement, cette question devrait transcender les divisions partisanes et unir tous les partis dans une cause commune visant à défendre notre démocratie et l’intégrité de nos élections.
Comme il est décrit dans les paragraphes qui suivent, j’ai conclu qu’un processus public approfondi était requis pour aborder les questions liées à l’ingérence étrangère, mais que celui-ci ne devrait pas être une enquête publique axée sur les incidents relevés dans les documents qui ont fait l’objet d’une fuite, comme je l’explique plus bas. Le processus public devrait plutôt porter sur le renforcement de la capacité du Canada à détecter et à prévenir l’ingérence étrangère dans nos élections ainsi qu’à lutter contre celle-ci, et la menace que représente ce type d’ingérence pour notre démocratie. À cette fin, au cours des cinq derniers mois de mon mandat, j’ai l’intention de tenir des audiences publiques sur ces questions et de produire un deuxième rapport. Pendant le reste de mon mandat, je demeurerai saisi de toute autre allégation susceptible de survenir et de correspondre aux paramètres de mon mandat.
Mesures visant à garantir la transparence aux yeux du public
Conformément aux paramètres de mon mandat, je formulerai, d’ici le 23 mai 2023, des recommandations sur la « pertinence de mécanismes ou de processus transparents supplémentaires » que j’estime « nécessaires à la résolution des problèmes »1 que je suis mandaté d’étudier. Conformément à cette orientation, je prends quatre mesures pour faire preuve de la plus grande transparence qui soit à l’égard du public dans le cadre de mes travaux tout en conciliant les intérêts en matière de sécurité nationale.
Premièrement, lors de la rédaction des conclusions figurant dans le présent rapport sur la possibilité que le gouvernement n’ait pas agi de façon appropriée à la lumière du renseignement disponible, j’ai insisté auprès des agences de sécurité afin d’obtenir la marge de manœuvre nécessaire pour en révéler le plus possible sur le renseignement recueilli par nos organismes de sécurité qui est pertinent dans le cadre de mon mandat sans compromettre les intérêts du Canada en matière de sécurité. Ainsi, le niveau de divulgation dans le présent rapport est sans précédent, ce qui tient compte de l’intérêt du public concernant le maintien de la confiance envers notre démocratie et notre système électoral.
Deuxièmement, étant conscient que le niveau de divulgation publique permis est restreint, compte tenu des intérêts liés à la sécurité en jeu, j’ai inclus dans mon rapport une annexe confidentielle qui présente en détail les principales allégations portées par les médias et qui comprend des extraits des documents de renseignement et d’autres produits qui m’ont mené à mes conclusions. Le but de cette annexe confidentielle est de permettre aux personnes qui disposent d’une cote de sécurité de niveau « très secret » d’examiner mes conclusions et de déterminer si elles sont justifiées en fonction de l’information complète qu’elle contient.
Troisièmement, je recommande que le premier ministre demande au CPSNR et à l’OSSNR d’examiner mes conclusions sur la possibilité que le gouvernement n’ait pas agi de façon appropriée en ce qui a trait à l’ingérence étrangère et de l’aviser, ainsi que le public, s’ils sont en désaccord avec celles-ci ou s’ils souhaitent formuler des recommandations. Le CPSNR est composé de députés du Parti Libéral du Canada (PLC), du Parti conservateur du Canada (PCC), du Bloc Québécois (BQ), du Nouveau Parti démocratique (NPD) et d’une sénatrice indépendante, tandis que l’OSSNR est composé d’experts en sécurité nationale. Les membres de chacun de ces organes disposent de la cote de sécurité requise pour examiner non seulement le présent rapport public, mais également, et en particulier, son annexe. De plus, compte tenu de leur expertise et de leur expérience en matière de sécurité, ils sont en mesure d’évaluer les documents de renseignement que j’ai recueillis. En recommandant la réalisation d’un examen par des parlementaires et des fonctionnaires experts par l’entremise du CPSNR et de l’OSSNR, je souhaite faire preuve d’un maximum de transparence et de responsabilité concernant mes constats et, par conséquent, renforcer la confiance du public. Je recommande également que la présidente de l’OSSNR, l’ancienne juge à la Cour suprême du Canada l’honorable Marie Deschamps, collabore étroitement avec le président du CPSNR, l’honorable David McGuinty, député, pour veiller à ce que les deux comités collaborent efficacement et que l’examen soit réalisé dans l’esprit non partisan qui s’impose relativement à la question de la sécurité nationale.
Quatrièmement, dans le cadre de mon mandat, il me faut notamment examiner « les innovations et les améliorations dans les organismes publics et leur coordination en ce qui a trait à la lutte contre l’ingérence étrangère dans les élections fédérales, y compris les changements dans la conception institutionnelle et la coordination des moyens gouvernementaux déployés pour assurer une protection contre l’ingérence électorale ou lutter contre celle-ci » d’ici la fin du mois d’octobre 20232. Pour remplir cette partie de mon mandat, je tiendrai des audiences publiques au cours desquelles les Canadiennes et les Canadiens (en particulier celles et ceux issus de communautés diasporiques), des experts, des partis politiques et des fonctionnaires pourront fournir des observations sur des solutions stratégiques et de gouvernance aux problèmes que j’ai relevés, comme il est décrit plus loin dans mon rapport. Il s’agira d’un processus public, mais pas d’une enquête publique, car je n’ai pas besoin des pouvoirs d’assignation accordés par la Loi sur les enquêtes pour recueillir ces renseignements et attirer l’attention du public sur ces enjeux.
Meilleure voie à suivre
Un appel généralisé en faveur d’une enquête publique a été lancé dans les médias, et le Parlement a adopté une motion dans le même sens3. J’ai commencé ce processus en ayant tendance à penser que je recommanderais le déclenchement d’une enquête publique. La transparence et la vérité sont les piliers de la confiance, et nous avons de longue date utilisé les enquêtes publiques comme moyen de permettre à la population canadienne de voir de « l’autre côté du miroir » dans les arcanes du gouvernement. Toutefois, à la lumière des travaux que j’ai menés ces deux derniers mois, je suis arrivé à la conclusion qu’une enquête publique ne serait pas la meilleure voie à suivre, et ce, pour quatre raisons.
Premièrement, j’ai eu la possibilité d’examiner tous les faits pertinents au cours des deux derniers mois. J’ai participé à des séances d’information complètes données par des agents du renseignement et j’ai eu accès à tous les documents très secrets liés aux incidents qui font l’objet des allégations diffusées par les médias. J’ai eu accès à tous les documents du Cabinet qui concernent les questions d’ingérence étrangère. J’ai mené des entrevues avec les plus hauts fonctionnaires des agences de renseignement et des ministères fédéraux concernés par cette question, les ministres responsables des ministères compétents, les membres de la haute direction du cabinet du premier ministre et le premier ministre en personne. J’ai également mené des entrevues avec les chefs du NPD et du Bloc Québécois. J’ai reçu le témoignage des témoins qui ont comparu devant le Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre (PROC). À mon avis, il est peu probable qu’une personne chargée d’une enquête publique en apprenne davantage sur la situation (p. ex. qui a obtenu quelle information? À quel moment? Quel usage en a été fait?) que par les renseignements mis à ma disposition. La répétition de cet effort ne serait pas productive et retarderait la résolution des problèmes.
Deuxièmement, une enquête publique sur ces questions de fait ne pourrait pas avoir lieu en public. Compte tenu de la nature délicate des renseignements et du risque de dommages s’ils étaient divulgués, une « enquête publique » devrait nécessairement se dérouler à huis clos. Le commissaire se retrouverait dans la même position que moi, à examiner des documents en privé sans être en mesure de garantir une transparence supérieure à celle que j’assure à la population canadienne dans le présent rapport.
Troisièmement, comme il est décrit plus bas, aucune preuve convaincante ne permet de soutenir les allégations les plus graves formulées concernant l’absence d’action du gouvernement face à des cas précis d’ingérence étrangère liés aux élections de 2019 ou de 2021. Les défaillances que j’ai trouvées concernent des lacunes importantes en matière de communication et de traitement des données du renseignement plutôt que la négligence du renseignement ou des recommandations par le premier ministre, les ministres ou les hauts fonctionnaires. Un examen approfondi dans le cadre d’une enquête publique d’allégations précises portées par les médias ne renforcerait ni notre aptitude à modifier ces arrangements ni notre capacité institutionnelle de détecter, de dissuader et de contrer l’ingérence étrangère. Selon les éléments de preuve disponibles, le renseignement concernant l’honorable Michael Chong et d’autres députés ayant de la famille en Chine n’est pas parvenu jusqu’au ministre de la Sécurité publique en raison d’importants problèmes de communication, mais aucune raison ne permet de penser que ce fait était intentionnel.
Quatrièmement, bien qu’il soit possible de déclencher une enquête publique sur les questions que je dois étudier pour mon rapport d’octobre, conformément aux paramètres de mon mandat, il y aurait un chevauchement évident avec les travaux que j’ai déjà commencés, et aucune raison ne permet de penser que les pouvoirs supplémentaires dont disposerait un commissaire (p. ex. pour assigner des témoins à comparaître ou recevoir des dépositions sous serment) sont nécessaires pour cette tâche. Il est plus efficace et rapide de terminer les travaux en cours pour que le gouvernement, le Parlement et le grand public tirent profit de cet examen et des conseils associés dès que possible. Tout retard serait préjudiciable à l’intérêt public.
Aperçu du rapport
Mon rapport comporte cinq sections principales.
- Dans la partie II, je décris mon mandat et les détails du processus que j’ai suivi au cours des deux derniers mois, comme les séances d’information, l’examen approfondi de documents publics, du Cabinet et très secrets (p. ex. rapports de renseignement brut, témoignages lors d’audiences de comités parlementaires) et les entrevues avec plus de 50 personnes, que j’ai menées avec l’aide d’un conseil juridique.
- Dans les parties III et IV, je présente des informations générales sur deux sujets essentiels : la définition de l’ingérence étrangère et les raisons pour lesquelles le Canada y est vulnérable; la nature du renseignement recueilli par les agences de sécurité du Canada concernant l’ingérence étrangère et la manière dont il est diffusé au sein du gouvernement.
- Dans la partie V, je traite des paragraphes 2a) et 2b) des paramètres de mon mandat, en décrivant le renseignement recueilli par nos agences de sécurité sur l’ingérence étrangère (notamment en le comparant aux informations rapportées dans les médias), en indiquant s’il a été communiqué au premier ministre et à son cabinet ou à d’autres ministres et à leur cabinet ou au Cabinet, et en mentionnant les recommandations qui ont été formulées, le cas échéant, concernant ce renseignement.
- Dans les parties VI et VII, je traite du paragraphe 2c) des paramètres de mon mandat, en décrivant et en évaluant les mesures prises par le premier ministre et son cabinet, les ministres et leur cabinet, le Cabinet et les agences de sécurité et les ministères fédéraux pour assurer une protection contre l’ingérence électorale ou lutter contre celle-ci, notamment pendant les élections de 2019 et de 2021, ainsi que l’expérience vécue durant ces élections.
- Dans la partie VIII, je formule mes recommandations.
II. Mandat et processus
1. Mandat
Depuis la fin de 2022, certains médias ont rapporté, en se fondant sur des fuites de renseignements classifiés, que la Chine et d’autres pays étaient une source d’ingérence étrangère lors d’élections au Canada. Ces reportages et les discussions qu’ils ont générées ont soulevé de graves questions sur la nature et l’ampleur de l’ingérence étrangère lors des élections au Canada et les répercussions qu’elle auraient pu avoir sur la démocratie au pays, en particulier pendant les élections fédérales de 2019 et de 2021. Les partis d’opposition et les commentateurs se sont également demandé si le gouvernement fédéral était resté inactif face à des renseignements sur l’ingérence étrangère lors des élections et si, le cas échéant, cette inaction avait été intentionnelle (pour en retirer un avantage partisan) ou avait résulté d’une négligence simple ou grave.
Le 15 mars 2023, le gouvernement a annoncé son intention de procéder à ma nomination, en me donnant « un vaste mandat pour examiner les conséquences de l’ingérence étrangère dans les deux dernières élections générales fédérales et pour formuler des recommandations spécialisées sur la manière de mieux protéger notre démocratie et de maintenir la confiance des Canadiens en celle-ci. »4
Le 21 mars 2023, le gouvernement a publié les paramètres de mon mandat dans les termes suivants. « De façon générale, le travail du rapporteur s’articulera autour de cinq axes :
- Évaluer l’étendue de l’ingérence étrangère dans les processus électoraux du Canada et ses répercussions sur ceux-ci.
- Examiner les informations et les mesures du gouvernement fédéral concernant la menace d’ingérence étrangère sur les processus électoraux du Canada tant par le passé que lors des élections fédérales de 2019 et de 2021 :
- Déterminer les constatations et recommandations formulées par le Service canadien de renseignement de sécurité, le Bureau du Conseil privé, le groupe d’experts du Protocole publics en cas d’incident électoral majeur et tout autre organisme ou fonctionnaire pour lutter contre l’ingérence étrangère lors des deux élections.
- Déterminer ce qui a été communiqué au premier ministre et au Cabinet du premier ministre, à d’autres ministres et au Cabinet au sujet de l’ingérence électorale et les recommandations formulées par les organismes et les fonctionnaires pour lutter contre celle-ci.
- Déterminer les mesures prises par le premier ministre et le Cabinet du premier ministre, les ministres, le Cabinet et les organismes gouvernementaux pour assurer une protection contre l’ingérence électorale ou lutter contre celle-ci.
- Examiner les questions auxquelles devrait répondre le Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement de l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement dans le cadre de leurs travaux, et relever toutes les questions d’intérêt public en suspens et toutes les réponses nécessaires pour assurer la confiance du public en ce qui a trait à l’ingérence étrangère au cours des 43e et 44e élections générales, outre celles auxquelles répondront le Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement de l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement.
- Examiner les innovations et les améliorations dans les organismes publics et leur coordination en ce qui a trait à la lutte contre l’ingérence étrangère dans les élections fédérales, y compris les changements dans la conception institutionnelle et la coordination des moyens gouvernementaux déployés pour assurer une protection contre l’ingérence électorale ou lutter contre celle-ci.
- Faire rapport sur toute autre question d’importance connexe. »5
Le mandat stipule que je dois fournir régulièrement au premier ministre des rapports qui seront diffusés aux chefs des partis d’opposition et à la population canadienne, en se fixant pour objectif de terminer tous les travaux d’ici la fin octobre 2023. Il est important de noter que le mandat précise toutefois que « vu l’intérêt que porte le public à cette question, le rapporteur devra présenter au plus tard le 23 mai 2023 des recommandations provisoires sur la pertinence de mécanismes ou de processus transparents supplémentaires qu’il estime nécessaires à la résolution des problèmes qu’il est mandaté d’étudier, et ce, malgré les difficultés que représentent les complexes délibérations qu’il lui appartiendra de mener. Ces recommandations pourraient comprendre celle de mener une enquête publique officielle. »6
Afin de formuler des recommandations sur la nécessité de déclencher une enquête publique officielle ou d’adopter d’autres processus transparents pour régler toute question liée à mon mandat en respectant l’échéance du 23 mai 2023, j’ai tenu compte de tous les enjeux énoncés dans les paramètres du mandat, en me concentrant surtout sur les problèmes soulevés à la section 2, qui concernent les informations connues du gouvernement, le moment auquel il en a eu connaissance et l’usage qu’il en a fait.
2. Processus
Dans cette section, j’explique comment j’ai effectué la tâche qui m’a été confiée pour produire mon premier rapport avant le 23 mai.
Après avoir accepté ce mandat, j’ai retenu les services de Mme Sheila Block de la société d’avocats Torys pour m’aider à obtenir, à examiner et à analyser les documents que je prévoyais recevoir, ainsi qu’à réaliser les entrevues. L’« équipe du RSI » compte mon adjointe exécutive, Kelly-Ann Benoit, Mme Block et l’équipe qu’elle dirige chez Torys, ainsi que moi-même.
(a) Collecte de documents
Nous avons commencé par examiner les documents publics disponibles concernant l’ingérence étrangère et l’ingérence lors des élections de 2019 et de 2021. Il s’est avéré que le volume de documents disponible était considérable, ce qui a permis d’expliquer la nature du problème et de la réponse du gouvernement.
Ensuite, nous avons reçu une grande quantité de documents censés être le résultat des meilleurs efforts gouvernement pour trouver tous les produits de renseignement à l’origine des allégations rapportées dans les médias. Après avoir examiné attentivement ces documents, demandé et avoir reçu des renseignements supplémentaires, nous étions convaincus que nous avions reçu ce dont nous avions besoin pour évaluer les menaces d’ingérence étrangère lors des élections de 2019 et de 2021. Ces données constituaient une base solide pour commencer à mener nos entrevues. Nous avons continué de recevoir des documents, d’une part suggérés par le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), le Centre de la sécurité des télécommunications (CST) ou le Bureau du Conseil privé (BCP), et d’autre part envoyés en réponse à nos demandes de suivi. À la fin du processus qui aboutit à notre premier rapport, nous avons demandé et obtenu du BCP un certificat attestant que ce dernier nous avait communiqué tous les renseignements que nous avions demandés pour réaliser notre examen, notamment les informations générales concernant les allégations rapportées dans les médias.
(b) Séances d’information des agences de sécurité et du BCP
Nous avons participé à des séances d’information approfondies données par des représentants du SCRS, du CST et d’autres experts en sécurité et en renseignement de la fonction publique fédérale.
David Vigneault, directeur du SCRS et Caroline Xavier, chef du CST, ont mis leur personnel à notre disposition pour qu’ils puissent présenter des séances d’information, répondre aux questions et fournir des renseignements sur demande. Nous avons rencontré plusieurs fois M. Vigneault et Mme Xavier, ainsi que leur personnel, notamment les analystes spécialisés en renseignements étrangers, à plusieurs reprises. À la demande de ces agences, nous préservons le caractère confidentiel de leur nom pour protéger leur sécurité.
En outre, d’autres fonctionnaires nous ont donné des séances d’information sur des sujets comme le fonctionnement du Protocole public en cas d’incident électoral majeur (PPIEM), le Mécanisme de réponse rapide (MRR), ainsi que les origines et l’élaboration par le gouvernement du plan pour protéger la démocratie canadienne. Nous avons mené plusieurs entrevues avec Jody Thomas, l’actuelle conseillère à la sécurité nationale et au renseignement (CSNR). Par ailleurs, nous avons mené des entrevues avec ses prédécesseurs qui ont conseillé le très honorable premier ministre Justin Trudeau, notamment Daniel Jean, Vincent Rigby, David Morrison (qui était CSNR par intérim) et Greta Bossenmaier. Étant donné que M. Morrison est l’actuel sous-ministre des Affaires étrangères à Affaires mondiales Canada (AMC) et qu’il a fait partie du groupe des cinq experts (défini ci-après), nous l’avons interviewé à plusieurs reprises. Nous avons également mené une entrevue avec Michael MacDonald, qui a brièvement occupé le poste de CSNR par intérim lorsque M. Morrison a pris un congé personnel.
(c) Entretiens avec les chefs de parti et les députés
Nous avons interviewé le premier ministre Trudeau le 9 mai. Le choix de cette date était intentionnel, car nous voulions le rencontrer après avoir recueilli le plus d’information possible.
Nous avons écrit aux chefs des partis de l’opposition (l’honorable Pierre Poilievre, l’honorable Jagmeet Singh et l’honorable Yves‑François Blanchet) pour leur demander s’ils disposaient de renseignements susceptibles de faciliter le processus. M. Singh et M. Blanchet nous ont rencontrés pour discuter de leur point de vue. La députée du NPD Jenny Kwan et la directrice générale du parti Anne McGrath se sont jointes à M. Singh et ont expliqué les effets préjudiciables du renseignement étranger sur les communautés de la diaspora. M. Blanchet était accompagné du député René Villemure et d’un membre de son personnel, soit Marie-Ève-Lyne Michel.
Le Cabinet de M. Poilievre a accusé réception de notre lettre et y a répondu publiquement dans une lettre publiée sur Twitter le 12 avril, puis acheminée à l’équipe du RSI le 13 avril. Cette lettre ne répondait pas à notre demande. Nous lui avons écrit de nouveau le 19 avril pour lui demander de l’information ou des documents, mais nous n’avons obtenu aucune réponse. Le 3 mai, nous avons écrit une autre lettre à M. Poilievre pour obtenir des documents en lien avec les allégations formulées par le PCC après les élections de 2021 et reprises par le prédécesseur de M. Poilievre, Erin O.Toole, en 2022. J’ai également demandé à M. Poilievre de me rencontrer en lui offrant, comme dates possibles, les 8 et 9 mai. Nous n’avons reçu aucune réponse de la part de son Cabinet. Le 11 mai, le directeur de cabinet a confirmé la réception de notre lettre du 3 mai. Le 18 mai, le Cabinet de M. Poilievre a fait savoir que ce dernier rejetait notre demande. Peu après, nous avons reçu une lettre et une série de nouveaux articles de la part de M. Poilievre.
Avant de recevoir la lettre de M. Poilievre, nous avions approché M. O’Toole, chef du PCC aux élections de 2021. M. O’Toole nous a rencontrés le 17 mai. M. Singh, M. Blanchet et M. O’Toole ont tous trois fait part de leur point de vue réfléchi au sujet de la menace de l’ingérence étrangère. Ils m’ont également prié de recommander une enquête publique.
Le 3 mai 2023, nous avons écrit à l’honorable Michael Chong après la publication des révélations le concernant dans les médias, afin de lui demander de nous accorder un entretien. Son bureau a accusé réception de la lettre, mais n’a pas accepté de nous rencontrer. Nous avons visionné son témoignage réfléchi devant le PROC le 16 mai, et il nous a envoyé une lettre instructive le 18 mai.
Le 18 mai, mon conseil a parlé au député Kevin Vuong et pris connaissance son point de vue sur l’ingérence étrangère.
(d) Réunions avec les ministres du Cabinet
Nous souhaitions nous entretenir avec tous les membres du Cabinet fédéral susceptibles de connaître les questions mises en cause par les allégations ou d’avoir une responsabilité à l’égard de ces questions. Nous avons donc demandé de parler aux actuels ou anciens ministres des Affaires étrangères, de la Sécurité publique et des Institutions démocratiques. Nous avons interviewé les ministres suivants :
- L’honorable Mélanie Joly, ministre des Affaires étrangères
- L’honorable Marco Mendicino, ministre de la Sécurité publique
- L’honorable Dominic LeBlanc, ministre des Affaires intergouvernementales, de l’Infrastructure et des Collectivités
- L’honorable Marc Garneau, ancien ministre des Affaires mondiales (qui a depuis quitté la vie politique)
- L’honorable Karina Gould, ancienne ministre des Institutions démocratiques et actuelle ministre de la Famille, des Enfants et du Développement social
- L’honorable Chrystia Freeland, vice‑première ministre et ministre des Finances, et ancienne ministre des Affaires étrangères
- L’honorable William Blair, ancien ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, et actuel ministre de la Protection civile et président du Conseil privé
Nous avons défini les détails de nos entretiens en fonction du portefeuille que détiennent ou ont détenu les ministres. Comme les ministres de la Sécurité publique sont responsables du SCRS et de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), la discussion avec eux a porté en grande partie sur ce qu’ils savaient des tentatives d’ingérence étrangère et des renseignements pertinents, et depuis combien de temps. Les ministres des Institutions démocratiques, quant à eux, sont les responsables stratégiques de l’établissement des interventions des institutions par rapport à l’ingérence étrangère. La discussion a donc porté principalement sur leur connaissance du problème et de l’établissement de politiques connexes. Nous leur avons tout de même posé des questions sur ce qu’ils savaient, et depuis combien de temps. Les ministres des Affaires étrangères sont chargés de négocier les relations internationales du Canada et de superviser les missions diplomatiques étrangères. Par conséquent, lorsqu’un problème d’ingérence étrangère parvient jusqu’à eux, c’est généralement parce qu’un diplomate soulève des préoccupations ou parce qu’ils doivent communiquer avec un homologue étranger. Nous leur avons tout de même demandé, à eux aussi, ce qu’ils savaient et depuis combien de temps.
Les ministres étaient tous accompagnés d’un membre de leur personnel, soit leur directeur de Cabinet ou un membre bien renseigné du Cabinet. Tant le premier ministre que le personnel du Cabinet du premier ministre (CPM) étaient accompagnés d’Alana Kiteley, directrice de la gestion des enjeux et des affaires parlementaires au CPM, ainsi que des avocats Brian Gover et Fredrick Schumann (aucun d’eux n’a toutefois participé aux entretiens).
(e) Hauts responsables de la fonction publique
Nous avons interviewé plusieurs actuels et anciens hauts responsables de la fonction publique, y compris des CSNR et des greffiers du Conseil privé (le poste le plus élevé dans la fonction publique canadienne), ainsi que des sous‑ministres et sous‑ministres adjoints. En plus des ministres susmentionnés, ces personnes comprennent :
- Le sénateur Ian Shugart, toujours en fonction, ancien greffier du Conseil privé et membre du groupe de cinq experts de 2019
- Janice Charette, greffière du Conseil privé et membre du groupe de cinq experts de 2021
- Dan Rogers, sous‑secrétaire du Cabinet, Protection civile et relance suite à la COVID‑19, BCP
- Natalie Drouin, actuelle sous‑greffière du Conseil privé, ancienne sous‑ministre de la Justice et membre du groupe de cinq experts de 2019
- Marta Morgan, ancienne sous‑ministre des Affaires mondiales et membre des groupes de cinq experts de 2019 et de 2021
- Michael MacDonald, secrétaire adjoint du Cabinet, Sécurité et renseignement, BCP (brièvement CSNR par intérim)
- Marie-Hélène Chayer, directrice exécutive, Groupe de travail sur l’ingérence étrangère (en détachement du Centre intégré d’évaluation du terrorisme), BCP
- Allen Sutherland, secrétaire adjoint, Appareil gouvernemental et Institutions démocratiques, BCP
- Alia Tayyeb, chef adjointe, SIGINT, CST
- Sébastien Aubertin-Giguère, coordonnateur de la lutte à l’ingérence étrangère, Sécurité publique
- Tricia Geddes, sous‑ministre déléguée, Sécurité publique
- Cindy Termorshuizen, sous‑ministre déléguée, AMC
- Gregory O’Hayon, directeur général, GRC
- Philippe Lafortune, directeur général et dirigeant principal du renseignement, AMC
- Darryl Hirsch, directeur, Centre intégré d’évaluation du terrorisme, BCP
- Nabih Eldebs, chef adjoint, Pouvoirs, conformité et transparence, CST
- Samantha Maislin-Dickson, sous‑ministre adjointe, portefeuille de la sécurité publique, de la défense et de l’immigration, ministère de la Justice (MJ)
- Heather Watts, sous‑ministre adjointe déléguée, portefeuille de la sécurité publique, de la défense et de l’immigration, MJ
- Greg Koster, directeur général, Section de la politique en matière de droit pénal, MJ
- Directeur général, Opérations de renseignement, CST (le nom de cette personne est protégé pour des raisons de sécurité)
- Directeur, Programmes d’atténuation des risques, CST (le nom de cette personne est protégé pour des raisons de sécurité)
- Heidi Hulan, sous‑ministre adjointe, AMC
- Sami Khoury, dirigeant principal, Centre canadien pour la cybersécurité, CST
- Paul MacKinnon, sous‑secrétaire du Cabinet, Gouvernance, BCP
- François Daigle, sous‑ministre, MJ (maintenant à la retraite)
- Gallit Dobner, directrice exécutive, AMC
- Lisa Ducharme, directrice générale p. i., Renseignement national, Police fédérale et police internationale, GRC
- Shawn Tupper, sous‑ministre, Sécurité publique
- Michael Duheme, commissaire par intérim, GRC
- Mark Flynn, sous-commissaire adjoint, Police fédérale, GRC
- Patrick Boucher, sous‑ministre adjoint principal, Sécurité publique
- Richard Bilodeau, directeur général, Sécurité publique
(f) Personnel politique
En plus d’une fonction publique permanente, composée d’employés qui travaillent dans les ministères fédéraux, les cabinets des ministres emploient du personnel politique. Chaque ministre était accompagné d’un membre de son personnel.
Nous avons eu un entretien distinct avec des membres clés du personnel politique du BCP, dont les suivants :
- Katie Telford, cheffe de cabinet, CPM
- Jeremy Broadhurst, conseiller principal, CPM
- Patrick Travers, conseiller principal aux Affaires étrangères, CPM
- Brian Clow, chef de cabinet adjoint, CPM
Nous nous sommes entretenus avec ces membres du personnel du CPM en groupe, puis nous avons interviewé Mme Telford une deuxième fois, seule. Les entretiens étaient axés sur ce que ces personnes savaient des renseignements liés à l’ingérence étrangère, sur le moment où elles ont été mises au fait de ces renseignements et sur ce qu’elles ont fait à cet égard.
(g) Examen des processus parlementaires
Le PROC a organisé des audiences et appelé des témoins. L’équipe du RSI a visionné les séances et examiné les transcriptions. Ces séances comprenaient certainement un peu de « théâtre politique », mais les députés ont posé des questions judicieuses et obtenu des renseignements importants de divers témoins. Lorsque pertinent, nous nous sommes fiés à leurs témoignages et les avons cités.
III. Qu’est-ce que l’ingérence étrangère, et pourquoi le Canada y est-il vulnérable?
1. Qu’est-ce que l’ingérence étrangère?
Avant d’aborder les moyens pris par le gouvernement pour gérer l’ingérence étrangère, il peut s’avérer utile de définir quelles activités constituent de l’ingérence étrangère.
L’ingérence étrangère survient lorsque des États ou des entités agissant en leur nom se livrent à des activités nuisibles. Aux termes de la Loi sur le service canadien du renseignement de sécurité (Loi sur le SCRS), les « menaces envers la sécurité du Canada » comprennent « les activités influencées par l’étranger qui touchent le Canada ou s’y déroulent et sont préjudiciables à ses intérêts, et qui sont d’une nature clandestine ou trompeuse ou comportent des menaces envers quiconque »7.
Il est important de faire la distinction entre l’ingérence étrangère et le travail diplomatique, ou le lobbying auprès de dirigeants canadiens, accompli par un État étranger. Il est à la fois légal et normal pour des États d’avoir une opinion sur les politiques d’autres États, d’exprimer cette opinion publiquement et de tenter de convaincre les dirigeants canadiens d’adopter certaines politiques qui cadrent avec cette opinion. Il n’y a certes rien d’anormal au fait que des diplomates établissent des relations avec des dirigeants élus et leur communiquent l’opinion de leur pays relativement à certaines questions. Le Canada s’adonne à ces types d’activités partout dans le monde, relativement à des questions qui sont importantes pour lui, y compris, par exemple, le commerce, la sécurité et la défense ainsi que l’environnement.
Les États étrangers passent de la diplomatie à l’ingérence étrangère lorsque leurs activités d’influence deviennent cachées, trompeuses ou menaçantes. Il existe cependant une importante « zone grise » dans laquelle des activités d’apparence essentiellement anodines (comme l’adhésion d’un diplomate à une association de communautés de la diaspora) sont exploitées par des adversaires étrangers.
L’ingérence étrangère faisant l’objet de mon mandat renvoie aux activités qui visent à nuire aux institutions et aux processus démocratiques du Canada. Le spectre de l’ingérence étrangère dans les institutions démocratiques est particulièrement corrosif, car il peut porter atteinte à la confiance du public dans le processus électoral, laquelle est essentielle au bon fonctionnement de la démocratie8. En parallèle, comme l’ingérence étrangère est souvent clandestine et trompeuse, elle peut être difficile à cerner. Autrement dit, bien que l’ingérence étrangère soit facile à définir en principe, en pratique, il n’est pas toujours aussi simple de la distinguer du travail diplomatique et politique autorisé. Ce problème est exacerbé dans une société multiculturelle et libre comme le Canada. Comme je le décris plus en détail ci‑après, l’une des forces de notre nation est son multiculturalisme, rendu possible grâce au fait que le Canada accueille d’importantes communautés de la diaspora de partout dans le monde. Il n’est pas surprenant que ces communautés souhaitent maintenir des liens avec leur pays d’origine. Ces liens font partie de ce qui enrichit une société multiculturelle – ils ne constituent pas de l’ingérence étrangère. Toutefois, pour lutter adéquatement contre l’ingérence étrangère, il nous faut aussi reconnaître que les communautés de la diaspora peuvent devenir des victimes d’États étrangers cherchant à exploiter les liens établis.
L’ingérence étrangère n’est pas un nouveau problème pour les démocraties. Bien que sa nature et la manière dont elle se manifeste aient beaucoup changé au fil des ans, les démocraties ont dû y faire face dès leur création, bien avant la Confédération. Le président George Washington était si préoccupé par l’ingérence d’États étrangers dans les affaires intérieures des États‑Unis nouvellement constitués qu’il a fait de sa mise en garde contre celle‑ci un élément central de son discours d’adieu en septembre 1796, déclarant que l’histoire et l’expérience avaient prouvé que l’influence étrangère constituait l’un des ennemis les plus redoutables du gouvernement républicain9. Il a fait savoir que les « passions du parti » et la partisanerie excessive avaient rendu le pays plus vulnérable à l’ingérence de puissances étrangères10. Ces préoccupations – de même que le diagnostic de Washington quant à ce qui y contribue – sont toujours d’actualité aujourd’hui.
Même si la menace que pose l’ingérence étrangère n’est pas nouvelle, elle évolue et gagne en ampleur. Un rapport du National Security College de l’Australian National University dresse une liste de tendances qui changent la situation :
- La mondialisation accélérée, y compris la compression du temps et de l’espace par l’Internet, l’augmentation de l’interconnexion économique, l’accroissement de la privatisation et de la libéralisation, et la migration de masse.
- Les avancées dans les technologies numériques, y compris la numérisation des fonctions politique, économique et sociale, le caractère manipulable des plateformes à l’intention des consommateurs, la surveillance et les données massives, et la démocratisation des outils d’influence.
- L’accroissement de la participation publique à l’établissement des politiques et l’examen plus minutieux des décisions du gouvernement, y compris la montée de l’ouverture et l’accroissement de la responsabilisation et de la surveillance, lesquels peuvent favoriser la méfiance si les gouvernements sont perçus comme défaillants.
- La fragmentation politique et sociale, y compris le déclin de la confiance, une augmentation du nombre de communautés extrémistes et conspirationnistes, et l’accroissement du désaccord en ce qui a trait à la perception des faits et des données.
- La montée des régimes « autoritaires modernes », y compris la montée du pouvoir géopolitique des régimes autoritaires (en particulier la République populaire de Chine [RPC]), le renversement des tendances à l’ouverture au sein de ces régimes et l’adoption de stratégies d’influence explicites dans le cadre desquelles les institutions démocratiques, l’opinion publique et les entités privées sont perçues comme des cibles légitimes11.
Les méthodes des États étrangers désireux de s’ingérer dans les processus démocratiques du Canada sont de plus en plus sophistiquées. Parmi les techniques courantes figurent maintenant les cyberattaques comme l’harponnage ciblé visant à recueillir de l’information à l’appui des activités d’ingérence étrangère et le recours à la désinformation pour influencer la perception et le comportement du public12. Ces campagnes d’influence en ligne sont particulièrement pernicieuses, car il peut‑être difficile de les lier à un acteur d’un État étranger ou, dans certains cas, impossible de les distinguer d’un discours public légitime.
En plus d’exploiter l’environnement numérique, les acteurs de l’ingérence étrangère continuent de cultiver et d’exploiter les relations humaines afin d’obtenir de l’information et de faciliter leurs activités de menace, notamment en recourant à des intermédiaires pour contribuer à des campagnes électorales. Dans les cas les plus extrêmes, l’ingérence étrangère peut comprendre du chantage, des menaces et de l’intimidation, dont l’objectif est d’instaurer la peur et la conformité au sein des communautés canadiennes13. Comme l’ont rapporté les médias, des représentants de la RPC envisagent de prendre des mesures à l’égard des familles de députés canadiens qui continuent d’être installés en Chine ou à Hong Kong.
2. Notre gouvernement libre et démocratique nous rend vulnérables à l’ingérence étrangère
Au Canada, nous vivons dans une société libre et ouverte. Notre système de gouvernance constitutionnel repose sur la démocratie, la primauté du droit, le fédéralisme et le respect des minorités. Ces quatre principes sont énoncés par la Cour suprême du Canada dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec de 199814.
Ces principes fondateurs sont l’épine dorsale d’un système de gouvernance qui assure la liberté et l’autonomie des Canadiens. Or, ils sont aussi ce qui prédispose notre institution à la manipulation par des acteurs et des États étrangers cherchant à nuire à l’intégrité de notre système pour parvenir à leurs propres fins.
Democratie
Nos institutions démocratiques sont régies par une combinaison de tradition, de convention, de constitution écrite et de lois adoptées par des corps législatifs. Pour travailler efficacement, elles comptent sur un jeu réciproque entre les gens, les organismes communautaires, les groupes d’intérêts, les partis politiques et les médias, chacun ayant un rôle à jouer dans la création et la communication d’information et d’idées. Par‑dessus tout, ce travail intervient indépendamment de l’appareil gouvernemental, qui (sous réserve d’une certaine définition des règles par des organes législatifs chargés d’établir des institutions indépendantes comme Élections Canada et le commissaire aux élections fédérales) reste en grande partie en dehors de la politique électorale. La protection robuste de la liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression signifie que la distinction entre ce qui est vrai et ce qui constitue de la désinformation ou de la mauvaise information repose principalement sur ce qu’on appelle parfois le marché aux idées. Or, l’ouverture de notre démocratie et de nos médias fournit également un forum idéal pour les acteurs étrangers qui souhaitent perturber notre processus démocratique, souvent au moyen des médias sociaux ou d’autres technologies de communication de masse qui ne peuvent être liées à des États étrangers en particulier à un niveau passible de sanctions, comme nous l’avons appris lors des élections présidentielles américaines de 2016, du référendum de 2016 sur le Brexit et des élections présidentielles françaises de 2017. Le simple fait que n’importe qui puisse se présenter à des élections signifie que nous devons prendre toutes les mesures possibles pour protéger les candidats des mesures incitatives, des menaces ou de l’ingérence d’apparence inoffensive des États étrangers.
Notre système de démocratie parlementaire fondé sur le modèle britannique fait en sorte que les membres des partis politiques sélectionnent leur représentant pour chaque circonscription dans le cadre du processus de nomination, et que les électeurs font ensuite leur choix parmi ces représentants. De même, les partis choisissent leur chef, qui deviendra premier ministre si leur parti forme le gouvernement. Or, les processus de nomination et de leadership dépendent fortement de la capacité des candidats à recruter des membres et à faire en sorte que lesdits membres les appuient. Les moins initiés seront peut-être surpris par les signalements d’autobus conduisant des gens à des réunions de nomination, mais de nombreuses personnes ayant l’expérience des campagnes nous ont dit qu’il y avait toujours des autobus, et se demandent si ces autobus attirent davantage l’attention lorsqu’ils ont à leur bord des Canadiens racisés.
Primauté du droit
Les Canadiens accordent beaucoup d’importance à leur système de justice pénale et d’exécution de la loi. Ce système permet de surveiller en continu les abus constatés dans d’autres pays, où des porte‑paroles du gouvernement ou d’autres personnes vulnérables aux persécutions ou aux abus de pouvoir se retrouvent pris dans le système de justice pénale. Toutefois, il crée des vulnérabilités du point de vue de la lutte à l’ingérence étrangère. Les acteurs malins et sophistiqués comprennent comment opérer dans la zone grise de la légalité, dans laquelle ils peuvent tenter d’atteindre leurs objectifs sans faire quoi que ce soit d’illégal. Ceci est particulièrement vrai dans le contexte de l’ingérence étrangère, qui (comme je l’ai fait remarquer) peut être difficile à distinguer d’activités légitimes d’États étrangers. De plus, compte tenu des limites de la collecte de renseignements, la majeure partie de ce que nous apprenons ne peut être transformée rapidement en élément de preuve exploitable devant juge et jury, que ce soit parce que les renseignements ne sont pas suffisamment fiables, parce qu’ils constituent des ouï‑dire non recevables ou parce que la divulgation de la preuve à l’intimé nuirait à de futures collectes de renseignements auprès de la même source ou au moyen de la même méthode.
Respect des minorités
En raison de notre tradition de multiculturalisme et de respect des minorités, nous ne nous contentons pas de permettre aux organismes communautaires ou aux communautés de la diaspora de participer à notre processus politique; nous y sommes favorables. Il n’y a rien de mal à ce qu’un organisme communautaire ou une communauté de la diaspora fasse de la publicité, s’oppose à un candidat politique dont les politiques ou la position à l’égard du pays d’origine des membres de cette communauté sont perçues comme inamicales ou hostiles, vote contre ce candidat et encourage les autres à faire de même. Toutefois, comme c’est le cas pour les autres valeurs qui sous‑tendent l’ouverture et la liberté, le rôle des diasporas et de leurs organismes communautaires dans la politique nationale peut être exploité par les acteurs de l’ingérence étrangère. Bien qu’il n’y ait rien de mal à ce que des organismes communautaires expriment leurs préférences politiques, il peut être difficile de les distinguer d’organisations « artificielles » qui prétendent être populaires, mais existent à des fins ultérieures ou illégitimes. De plus, même les organisations authentiques sont susceptibles d’être amenées, par la manipulation, des mesures incitatives ou des menaces, à franchir la ligne qui sépare la politique démocratique légitime de l’ingérence étrangère. Au nombre des problèmes figure aussi le fait que les acteurs sans scrupule de l’ingérence étrangère peuvent exploiter les membres de la diaspora qui ont de la famille dans leur pays d’origine, soit directement, au moyen de menaces ou de mesures incitatives à ces membres de la famille, ou indirectement. Encore une fois, ces activités peuvent être subtiles et se dérouler dans une zone grise, ou encore être plus audacieuses.
Il est primordial que les efforts visant à lutter contre l’ingérence étrangère ne causent pas de discrimination contre les populations de la diaspora. Les diasporas sont souvent victimes d’ingérence étrangère. Nous devons prendre les mesures nécessaires pour veiller à ce qu’elles ne subissent pas de discrimination en raison de l’ingérence des États étrangers qui les ciblent. Cela est particulièrement vrai pour la diaspora chinoise au Canada (quoique pas seulement celle-ci), puisqu’une grande partie de la discussion récente sur le sujet est axée sur la RPC.
Fédéralisme
Le fédéralisme est une institution centrale au Canada, qui a été intégré à notre constitution afin que l’union canadienne puisse concilier diversité et unité. Bien qu’il ne crée pas les mêmes vulnérabilités que la démocratie, la primauté du droit et le respect des minorités, il soulève une question qui devrait être examinée et prise en compte dans tout processus subséquent : les renseignements sur l’ingérence étrangère sont réunis à l’échelon fédéral et diffusés à cet échelon, mais pas aux échelons provinciaux et territoriaux et inférieurs (comme les municipalités, les conseils scolaires, etc.). Les représentants de ces échelons peuvent et participent souvent à des discussions de haut niveau sur le sujet, mais ils ne possèdent pas les autorisations nécessaires pour recevoir des renseignements classifiés. Ce problème doit être réglé, car les adversaires étrangers reconnaissent que les représentants non fédéraux ont beaucoup de pouvoir et qu’il y a beaucoup de mouvement entre les échelons politiques; certains représentants commencent à l’échelon municipal ou provincial et se rendent jusqu’à l’échelon fédéral.
Le fait que le Canada attire l’ingérence étrangère est un signe de force et non un signe de faiblesse. Les adversaires étrangers voient notre société libre, ouverte et démocratique et cherchent à la détruire. Depuis longtemps, nos élections à plusieurs partis sont libres et équitables, les transitions entre les gouvernements se font sans heurt et les différents paliers de gouvernement se partagent les pouvoirs avec succès. Ces traditions, ainsi que les traditions canadiennes du travail acharné et de l’innovation, ont créé une société ouverte et prospère et c’est cette combinaison qui (comme dans d’autres pays similaires) fournit un exemple au reste du monde et menace les régimes autocratiques qui souhaitent éviter de donner à leur peuple la liberté et la démocratie.
Lorsque viendra le temps d’étudier les façons de réduire l’incidence de l’ingérence étrangère, il sera important de veiller à protéger les fondations de notre gouvernance constitutionnelle. Lutter contre l’ingérence étrangère, mais causer un élan de racisme envers la diaspora ne nous permettra pas d’atteindre nos objectifs d’équité et de cohésion politique. De même, il sera important (comme la CSNR Thomas l’a dit au PROC) d’éviter de jouer le jeu des adversaires étrangers, dont les objectifs sont de créer la confusion et une méfiance envers le résultat des élections15.
En somme, l’ingérence étrangère est une menace importante. Si on ne s’y attaque pas, elle affaiblira la démocratie canadienne. Il ne faut cependant pas se méprendre sur la nature de la menace. Comme M. Robert Joyce, de l’Agence nationale de sécurité des États‑Unis, l’a dit : [traduction] « Je vois un peu la Russie comme un ouragan. Il arrive vite et frappe fort. À l’inverse, la Chine est un peu comme le changement climatique : long, lent et persuasif.16 » On peut barricader les fenêtres en prévision d’une tempête, mais pour lutter contre des attaques longues, lentes et persuasives contre notre démocratie, il ne suffit pas de réagir face à des actions ou à des incidents particuliers. Il faut plutôt rester concentré sur le problème, apporter des améliorations régulièrement et fréquemment, et entretenir une excellente ligne de communication au gouvernement.
IV. Les renseignements et leur diffusion au gouvernement
1. Comprendre – ou mal comprendre – les renseignements
La controverse ayant mené à ma nomination découle des rapports médiatiques publiés par le Global News et le Globe and Mail au cours des derniers mois, qui étaient fondés sur des renseignements classifiés. Des renseignements recueillis par nos organismes ont été transmis à des journalistes qui ont rédigé leurs articles en se fondant sur ces renseignements. La plupart de l’information publiée était fondée sur des renseignements limités. J’ai eu l’occasion d’examiner un ensemble de renseignements plus exhaustif et de mener des entrevues auprès d’experts, et dans certains cas, j’ai tiré des conclusions plutôt différentes de celles qui avaient été publiées. Afin que les Canadiens comprennent comment cela a pu se passer, il est important de comprendre la différence entre le renseignement, la preuve et les faits.
Les pays, y compris le Canada, doivent dépenser des ressources considérables pour réunir des renseignements sur les menaces, tant étrangères que nationales. La collecte de renseignements est un travail difficile, car les organismes de renseignement réunissent des sources et développent des méthodes qui, ils l’espèrent, leur fourniront des bouts (habituellement petits) d’information à propos des menaces. Ces renseignements sont recueillis par petits bouts. Comme cela se fait clandestinement et que des efforts sont fréquemment déployés pour les en empêcher, il peut être très difficile de déterminer quels renseignements sont crédibles lorsqu’on les isole. Les consommateurs expérimentés de renseignements qui ont accès à toute l’information recueillie comprennent qu’ils doivent faire preuve de scepticisme lorsqu’ils étudient ces bouts de renseignements. L’information peut être correcte, mais pas étayée. Elle peut aussi être transmise dans le but de tromper ou d’influencer. Il est exceptionnellement rare de tirer des conclusions, et encore moins de prendre des actions, en se basant sur un seul rapport de renseignement. Chaque rapport est un coup de pinceau sur le tableau. Il faut plusieurs coups de pinceau avant de pouvoir discerner l’image globale. Ce que les organismes canadiens de sécurité nationale et de renseignement comprennent des activités d’ingérence étrangère visant le Canada ne repose pas sur des bouts de renseignements, mais sur la lente accumulation et la superposition de renseignements au fil des ans. Il est extrêmement difficile de tirer des conclusions en se fondant sur des bouts de renseignements.
Même lorsque l’on comprend la direction vers laquelle pointe le renseignement, il y a très peu de choses concrètes que l’on peut faire. Il est extrêmement rare que le SCRS obtienne de l’information, avise le ministre de la Sécurité publique et s’attende à une action immédiate. Premièrement, une grande partie des renseignements obtenus proviennent de sources humaines qui rapportent ce qu’elles ont entendu. Il est difficile de transformer cela en preuve que les forces de l’ordre peuvent utiliser. Deuxièmement, l’obligation de communiquer la preuve au défendeur met en péril les sources d’information et les méthodes utilisées. Les mesures de réduction de la menace (MRM) – les mesures prises par le SCRS pour atténuer la menace et nécessitant une autorisation spéciale en vertu de la Loi sur le SCRS – sont une possibilité, mais pas dans tous les cas. Si les renseignements portent sur l’ingérence étrangère, AMC pourrait entamer une démarche (c.-à-d. ouvrir la discussion avec un représentant diplomatique), ce qui pourrait mener à l’expulsion d’un diplomate, comme nous l’avons vu récemment17. Si un parti politique recevait de l’information à l’effet qu’un de ses candidats mène des activités d’ingérence étrangère au profit d’un autre État, il pourrait (selon le moment où il est mis au courant des allégations et selon le processus interne de nomination et de renvoi) décider de retirer le candidat de la course. Toutefois, comme M. Hamish Marshall (directeur de campagne pour le PCC en 2019) l’a dit : « Nos partis ne sont pas organisés de sorte que nous puissions prendre aveuglément quelque chose qui vient des services de sécurité et, par conséquent, estimer que nous devrions changer le candidat.18 »
La question de savoir « quoi faire avec l’information » est particulièrement importante lorsque les renseignements mettent en cause des diasporas précises. Lorsque des renseignements sur l’ingérence étrangère sont fournis sans considération ni contexte, cela peut faire en sorte que le public se retourne contre les communautés visées. Il ne fait aucun doute que ces communautés ne font pas confiance aux organismes de sécurité. Prendre des mesures en réponse à des bouts de renseignements risque d’exacerber ce sentiment.
Cela ne veut pas dire que nous devrions simplement accepter l’ingérence étrangère ou que rien ne peut être fait. L’ingérence étrangère ne prend habituellement pas la forme de bouts de renseignements discrets et ponctuels et on ne peut la traiter en se disant « regarde ce que j’ai trouvé! », à moins que la situation soit particulièrement urgente. Le principal rôle du renseignement est de dépeindre le portrait d’une situation, et celui du gouvernement est de fournir une réponse stratégique. Les étapes que le gouvernement a prises pour s’attaquer à l’ingérence étrangère (décrites dans la partie VI) sont des exemples de mesures stratégiques. Je crois que nous pouvons et que nous devons en faire plus et j’aborderai ce point à une étape ultérieure de mon mandat. Étant donné la nature de la collecte de renseignement, le fait que le gouvernement n’a pas répondu à des bouts de renseignements précis peut amener ceux qui ne sont pas des consommateurs réguliers de renseignements à mal comprendre ses intentions en l’absence du contexte général.
Après avoir examiné les renseignements et le contexte, je suis d’avis que les fuites et les publications subséquentes dans les médias ont mené à de tels malentendus, particulièrement en ce qui concerne les incidents qui se seraient passés durant les élections de 2019 et de 2021. Ces malentendus ont ensuite donné lieu à des spéculations non étayées, à des liens inexacts et à une histoire selon laquelle le gouvernement aurait permis ou toléré l’ingérence étrangère, possiblement à ses propres fins politiques ou par négligence ou incompétence. Comme je l’explique ci-dessous, je suis d’avis que la conclusion selon laquelle le gouvernement a omis de prendre les mesures nécessaires n’est pas étayée par les faits. Cependant, les rouages du gouvernement doivent être grandement améliorés si l’on veut s’attaquer à la menace en constante évolution qu’est l’ingérence étrangère.
Mon mandat ne vise pas expressément l’examen de ces fuites en soi. Il va sans dire qu’il est illégal de divulguer des renseignements secrets et qu’il s’agit d’un manquement à l’obligation du détenteur de ces renseignements. Le fait que la personne qui laisse fuir les renseignements n’aime pas la réponse du gouvernement ne justifie pas un tel acte. De plus, une divulgation risque de nuire grandement à la capacité du Canada de recueillir des renseignements (et compromettre la sécurité des sources) et de collaborer avec les alliés. Les sources s’épuisent; certaines peuvent être en danger physique. Tout professionnel du renseignement qui est responsable sait à quel point les fuites peuvent être destructrices et dangereuses. Elles entraînent un bris de confiance. Il est urgent de déployer tous les efforts possibles pour identifier les personnes qui divulguent des renseignements et pour les tenir responsables. On ne peut exclure la malice.
Je reconnais que s’il n’y avait pas eu de fuites, on ne m’aurait pas demandé d’entreprendre ce travail. Toutefois, cela ne justifie en rien ces fuites qui risquent de causer bien des dommages aux intérêts du Canada.
2. Sources et utilisations de renseignements au Canada
La plupart des Canadiens assument que le Canada recueille des renseignements, mais en savent très peu sur la façon dont ces renseignements sont recueillis et sur les lois qui régissent ces activités. Essentiellement, les deux principaux organismes sont le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), créé en vertu de la Loi sur le SCRS, et le Centre de la sécurité des télécommunications (CST), créé en vertu de la Loi sur le CST19. Le SCRS est dirigé par le directeur, M. Vigneault, qui relève du ministre de la Sécurité publique. Le CST est dirigé par la dirigeante principale, Mme Xavier, qui relève du ministre de la Défense nationale, et ses activités sont axées sur les renseignements d’origine électromagnétique (renseignements provenant des signaux et des systèmes électroniques)20.
Toutefois, le SCRS et le CST ne sont pas les seules sources de renseignement au Canada. Notre pays fait partie du Groupe des cinq, qui comprend aussi l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Royaume-Uni et les États-Unis. Ces pays s’échangent un vaste éventail de renseignements. Il s’agit d’une entente cruciale pour le Canada, qui a indiqué à plusieurs reprises qu’il recevait plus de renseignements qu’il n’en envoyait21. Par conséquent, il est primordial de maintenir la confiance de nos partenaires du Groupe.
Une fois que les renseignements ont été recueillis et analysés, le rôle principal du SCRS et du CST est de les transmettre aux intervenants du gouvernement, entre autres au ministre dont ils relèvent et à leur ministère (c.-à-d. Sécurité publique et Défense nationale, respectivement). Ils peuvent également les transmettre à de nombreux autres ministères et ministres et leurs bureaux, notamment le CPM et le BCP. L’un des plus hauts fonctionnaires du BCP (et, de fait, de la fonction publique du Canada) est le CSNR. Malheureusement, depuis que le premier ministre est entré en poste, il y a eu cinq CSNR permanents (M. Fadden, M. Jean, Mme Bossenmaier, M. Ribgy et Mme Thomas), un CSNR par intérim à long terme (M. Morrison) et un CSNR par intérim (M. MacDonald). Je comprends que ce rôle nécessite une expérience considérable et que les candidats ont tendance à assumer ce rôle lorsqu’ils sont plus près de la retraite, mais ce roulement nuit à la continuité que le poste exige.
3. La diffusion de renseignements au gouvernement – un problème qui doit être examiné
Il vaut la peine de décrire ce que j’ai observé à propos de la façon dont les renseignements sont diffusés au gouvernement et de la façon dont on y répond. Le SCRS et le CST rédigent des rapports et des analyses de renseignement. Comme je l’ai expliqué précédemment, ces rapports s’adressent souvent aux ministères et non à des individus. Ils peuvent donc porter la mention « BCP, AMC, SP, DN » parce qu’ils s’adressent au Bureau du Conseil privé, à Affaires mondiales Canada, à la Sécurité publique et à la Défense nationale. Il est toutefois rare que des noms précis soient mentionnés et on ne peut donc pas déterminer qui exactement dans ces ministères reçoivent ces rapports en regardant simplement le document.
Après avoir mené de nombreuses entrevues, le portrait global reste nébuleux. Les documents sont diffusés, mais personne ne fait le suivi de qui les a reçus ou lus. Cela veut dire que certains renseignements peuvent être « envoyés » à divers consommateurs, mais ne sont pas toujours réellement consommés. Le personnel du CPM indique qu’il reçoit un cahier volumineux dans une salle sécurisée en présence d’un agent des relations avec les clients, qu’il a peu de temps pour l’examiner, aucun contexte ni aucune mention de la priorité du document et qu’il ne peut prendre de notes (pour des raisons de sécurité). Le cahier peut comporter divers sujets d’actualité à travers le monde et personne ne dit « vous devriez porter attention à ce sujet en particulier ». Si un employé n’est pas là, il se peut qu’il ne voie pas ce cahier ce jour-là.
Ce n’est pas un problème uniquement sur le plan politique. Le flux d’information entre les organismes de sécurité et les ministères à qui ils offrent des services ne fait pas l’objet d’un bon suivi non plus. Le simple fait d’envoyer un document au ministère de la Sécurité publique, à Affaires mondiales ou même au BCP ne garantit pas qu’il va se rendre entre les mains d’une personne qui est responsable d’examiner la quantité énorme de renseignements qui sort chaque semaine, ni que les bonnes personnes vont consulter les renseignements, ni que quelqu’un est responsable d’y répondre (si une réponse précise est nécessaire – ce qui n’est souvent pas le cas). Un mécanisme de suivi est essentiel. Comme M. Wesley Wark, un spécialiste du domaine, l’a dit : [traduction] « Le système de renseignement du Canada est trop décentralisé, trop divisé en silos et il y a trop d’éléments mobiles. Ces problèmes structurels ne peuvent être atténués que par une meilleure concentration des pouvoirs et des ressources au centre – au BCP et au bureau du conseiller à la sécurité nationale et au renseignement.22 » Je souscris à cette observation. Cela nuit grandement à l’efficacité de la gestion des renseignements et des examens.
Les ententes actuelles peuvent entraîner des situations où les renseignements qui devraient être portés à l’attention d’un ministre ou du premier ministre ne se rendent pas jusqu’à eux parce qu’ils se perdent dans les dédales de documents au gouvernement. En même temps, d’autres documents ne sont pas portés à l’attention d’un ministre ou du premier ministre parce qu’ils sont évalués indépendamment et qu’ils ne sont pas jugés suffisamment fiables ou comme nécessitant une mesure qui justifie la présentation à cet échelon. Il est impératif d’attribuer la responsabilité de ces jugements aux personnes qui possèdent l’expertise et l’expérience requises.
Nous comprenons qu’au cours des dernières semaines, la CSNR Thomas a mis en place un processus visant à mieux gérer le flux de renseignements à l’échelon du sous-ministre. Il s’agit d’un bon début, mais il est clair que de meilleurs systèmes sont nécessaires pour traiter la quantité énorme de renseignements produits chaque jour. Il faut qu’une personne (ou plusieurs) soit chargée de déterminer quels renseignements sont présentés au CSNR et quels renseignements sont présentés aux politiciens (c.-à-d. les ministres et leurs bureaux). Le système actuel où des cahiers volumineux non identifiés sont envoyés et personne n’est nommé responsable de lire ces cahiers ou d’y répondre ne fonctionne plus de nos jours, alors que les relations internationales sont en jeu et que l’on fait face à des menaces, notamment parce que l’ingérence étrangère évolue rapidement, contrairement aux rouages du gouvernement. L’ingérence étrangère est un sujet de préoccupation important, et de meilleurs mécanismes sont nécessaires.
Il y a lieu de noter que le premier ministre a confirmé que le fait que les autres ministres et lui-même ne reçoivent pas un renseignement en particulier ne veut pas dire que le système ne fonctionne pas; cela veut simplement dire que le renseignement n’était pas crédible ou suffisamment important pour nécessiter leur attention. C’est souvent le cas, mais ce n’est pas vrai dans tous les cas. Nous avons déjà été témoins de situations où des renseignements qui auraient dû être transmis à un ministre ne l’aient pas été.
V. Questions 2(a) et (b) du cadre de référence : Quelles sont les allégations principales? Que révèlent les renseignements? De qui relèvent les organismes de sécurité et quand doivent-ils communiquer avec le ministre responsable?
1. Les limites de la présente section
La majeure partie du travail que j’ai entrepris au cours des deux derniers mois consiste à enquêter sur les allégations qui ont été formulées publiquement à propos de l’ingérence étrangère et à essayer de déterminer a) si elles étaient fondées sur des produits de renseignements; b) si les organismes possédaient d’autres documents ou connaissances à ce sujet; c) si les renseignements supplémentaires dressaient un meilleur portrait des faits; d) ce que les représentants élus et leur personnel savaient à propos des allégations, dans la mesure où elles reflètent avec exactitude le portrait obtenu une fois les faits établis, et ce qu’ils ont fait.
Tout cela a dû se faire dans un environnement sécurisé très secret, car les renseignements étaient classifiés. Bon nombre des incidents en question se sont produits il y a plusieurs années, et les plus récents durant la pandémie de COVID-19. Cependant, à la lumière des documents que l’équipe de renseignement a examinés, du témoignage des personnes que nous avons interrogées et des faits qui ont été rappelés dans ces documents, je crois avoir été en mesure de tirer des conclusions fiables aux fins du présent rapport et de pouvoir appuyer ces conclusions par un ensemble raisonnable d’éléments de preuve.
Dans un monde idéal, j’aurais été capable de décrire de manière transparente pour les Canadiens les démarches que j’ai faites afin de leur montrer à quel point le processus a été fastidieux et aussi de leur permettre de tirer leurs propres conclusions sur les allégations en leur donnant accès à tous les renseignements. Cela n’était évidemment pas possible pour des raisons de sécurité nationale. Cependant, les allégations ont causé un malentendu considérable et ont miné la confiance du public. Les organismes de sécurité ont donc collaboré avec moi afin de veiller à ce que je puisse dévoiler le plus de choses possible au public, dans le but de rétablir la confiance. Bien entendu, il y a des limites. Personne ne veut mettre la vie des sources humaines, les méthodes de travail ou notre relation de confiance avec le Groupe des cinq à risque. Nous devons être en mesure de continuer à recueillir des renseignements pour lutter contre l’ingérence étrangère et les nombreuses autres menaces qui existent.
En plus de ce résumé des conclusions pour le grand public, j’ai rédigé une annexe confidentielle au rapport. Elle est classée très secrète et sera fournie aux membres du Cabinet, aux hauts fonctionnaires, au CPSNR, à la CSNR et aux chefs de l’opposition qui détiennent la cote de sécurité très secret. Contrairement à la présente section, qui ne contient aucune référence, l’annexe confidentielle est pleine de notes de bas de page menant vers des produits des organismes de renseignement afin que les lecteurs puissent comprendre comment j’ai tiré mes conclusions. Je reconnais qu’il s’agit d’une solution quelque peu insatisfaisante par rapport au genre de transparence que j’aurais pu offrir dans un domaine moins délicat. J’espère que l’analyse contenue dans le présent rapport convaincra le public que j’ai effectué le type d’examen exhaustif que nécessitaient les allégations et qu’il comprendra pourquoi je ne peux pas divulguer tous les renseignements sur lesquels cet examen est basé.
Dans le cadre de mon examen, j’ai étudié les renseignements bruts et analysés et j’ai mené les entrevues dont j’ai parlé précédemment. On m’a averti plusieurs fois que les renseignements sont souvent formés d’observations et d’interprétations humaines. Parfois, les renseignements entraînent énormément d’incertitude et ne sont pas concluants et, souvent, ils ne disent pas tout. Je répète donc cet avertissement pour les lecteurs du présent rapport, car il contient mon interprétation de ces interprétations. J’ai fait mon possible pour les tester et les mettre à l’essai.
Dans le reste de la présente section, je dresse la liste des principales allégations formulées dans les médias et je fournis une brève analyse de chacune. Ces allégations portent principalement sur les élections de 2019 et de 2021, mais j’aborde aussi les menaces contre les députés en dehors de la période électorale, un autre sujet qui découle des publications dans les médias. J’ai choisi ces allégations parce qu’elles sont graves et très médiatisées et qu’elles portent principalement sur les candidats fédéraux aux élections de 2019 et de 2021 et sur les menaces potentielles pour les parlementaires, ce qui est un enjeu délicat. Dans la mesure où d’autres allégations similaires seraient soulevées dans les médias ou portées à mon attention avant la fin de mon mandat à la fin d’octobre 2023, j’examinerai celles qui relèvent du cadre de référence qui m’a été donné et de transmettrai mes conclusions au CPSNR et à la CSNR.
2. Mon examen des allégations principales
L’histoire relatée par les médias est que le gouvernement libéral n’a pas agi contre l’ingérence étrangère parce qu’elle lui était favorable sur le plan politique et qu’elle nuisait à leur principal opposant, le PCC. Cette histoire découle d’une série d’allégations factuelles formulées dans ces articles médiatiques. Dans la présente section, je réponds, dans la mesure de mes capacités, à ces allégations factuelles. L’annexe confidentielle les analyse plus en détail.
(1) Élection de 2019
L’élection de 2019 au Canada était la première à se dérouler après l’élection présidentielle américaine de 2016. Les efforts déployés par les Russes pour perturber celle-ci ont fait en sorte que le reste du monde a vraiment pris conscience de la menace que représente l’ingérence étrangère dans un contexte électoral. Ce sujet n’était pas une surprise pour la communauté de la sécurité et du renseignement, qui surveille ce phénomène depuis des années.
Durant la période préélectorale, les responsables de la sécurité et du renseignement étaient bien au courant des menaces posées par l’ingérence étrangère et assuraient une surveillance active. Michael Kovring et Michael Spavor étaient détenus par la RPC au moment de cette élection, et les relations entre le Canada et la RPC, qui étaient optimistes au milieu de la dernière décennie, se sont empirées.
Les principales allégations concernant l’élection de 2019 et mon évaluation se trouvent ci-dessous.
(i) La RPC a donné 250 000 $ à 11 candidats politiques lors de l’élection de 2019 (Global News, 7 novembre 2022)
L’une des allégations les plus diffamatoires est la suggestion selon laquelle la RPC aurait donné 250 000 $ à des candidats (parfois identifiés comme étant des candidats libéraux) à l’élection de 2019. J’ai examiné les renseignements liés à cette allégation et interrogé des employés du SCRS, la CSNR Thomas, des anciens CSNR, le personnel de sécurité du BCP et le groupe de cinq sous‑ministres en poste lors de cette élection, ainsi que le premier ministre et les ministres concernés. Je peux donc déclarer ce qui suit.
Il semble, d’après des renseignements limités, que la RPC avait l’intention d’envoyer des fonds à sept candidats libéraux et quatre candidats conservateurs fédéraux par l’intermédiaire d’organisations communautaires, de membres du personnel politique et (possiblement sans qu’il le sache) d’un député du parti progressiste-conservateur de l’Ontario.
On ne sait pas très bien s’il y avait de l’argent et s’il s’est vraiment rendu au personnel ou au député provincial, et aucun renseignement ne donne à penser que des candidats fédéraux ont bien reçu des fonds.
Les médias ont par la suite rapporté qu’aucune preuve n’établissait qu’il y avait eu un financement caché, mais ils ont été largement ignorés, ce qui fait que le public a continué de penser que des candidats (parfois identifiés seulement comme étant des candidats libéraux) avaient touché des fonds.
La CSNR Thomas et la chef de Cabinet du premier ministre ont toutes les deux témoigné devant le PROC et déclaré que rien ne prouvait que de l’argent avait été envoyé à des candidats fédéraux23.
J’ai demandé au premier ministre et à d’autres ministres si des membres de leur personnel ou eux-mêmes savaient quelque chose à propos d’un transfert d’argent à des candidats fédéraux durant l’élection de 2019. Ils ont répondu qu’ils n’en avaient jamais entendu parler avant que cela ne sorte dans les médias. Le premier ministre a fait remarquer qu’on ne le mettait pas au courant des affaires qui ne sont pas étayées par des renseignements fiables. Aucune recommandation n’a été formulée à un ministre ou au premier ministre concernant cette allégation et donc, aucune recommandation n’a été ignorée.
(ii) Un réseau de 11 candidats fédéraux et d’agents, dont au moins quelques-uns sont des affiliés du parti communiste chinois (PCC) (Global News, 7 novembre 2022)24
Une deuxième allégation – que l’on confond souvent avec la première – est qu’il existe un « réseau » composé de 11 candidats fédéraux à l’élection et d’agents de la région du Grand Toronto, dont au moins quelques-uns sont avidement favorables aux objectifs du parti communiste chinois.
J’ai examiné les renseignements liés à cette allégation et interrogé des employés du SCRS, la CSNR Thomas, des anciens CSNR, le personnel de sécurité du BCP et le groupe de cinq sous‑ministres en poste lors de cette élection, ainsi que le premier ministre et les ministres concernés. Je peux donc déclarer ce qui suit.
La RPC a utilisé des mandataires et a tenté d’influencer de nombreux candidats libéraux et conservateurs de différentes manières subtiles. Rien ne permet de conclure que les 11 candidats travaillaient ou travaillent de concert (c.-à-d. comme un « réseau ») ou qu’ils comprenaient les intentions des mandataires. Certains des candidats sont bien intégrés dans des organisations communautaires canado-chinoises. Il n’y a rien d’intrinsèquement douteux à ce propos, car il est courant pour des candidats politiques de se fonder sur le soutien de leur communauté.
J’ai interrogé le premier ministre et d’autres ministres afin de déterminer si eux ou leur personnel savaient quelque chose à propos de ce « réseau » allégué. La plupart ont reconnu qu’ils étaient au courant de la menace générale qu’est l’ingérence étrangère de la RPC, et qu’ils savaient que la RPC et d’autres adversaires étrangers avaient l’habitude d’utiliser des mandataires à cette fin. Je conclus qu’aucune preuve n’a été présentée aux ministres ou au premier ministre établissant que certains de ces 11 candidats ou qu’un groupe de candidats travaillaient ensemble dans le cadre d’un réseau. Aucune recommandation n’a été formulée à propos d’un réseau de candidats, car il n’y a aucune preuve de l’existence d’un tel réseau. Par conséquent, aucune recommandation n’a été ignorée.
(iii) Des représentants des agences de sécurité nationale ont averti le premier ministre Justin Trudeau et son Bureau plus d’un an avant l’élection fédérale de 2019 que des agents chinois [traduction] « aidaient des candidats canadiens aux élections » (Global News, 8 février 2023)25
J’ai examiné la note de service qui contenait prétendument l’avertissement et j’ai interrogé son auteur, M. Jean. J’ai aussi examiné les premières ébauches. Je peux déclarer ce qui suit.
Une note de service a été fournie au premier ministre, mais elle ne contenait pas la citation ci-dessus. Une première version de la note de service contenait un passage semblable, mais non identique à cette citation. Cette ébauche a fait l’objet d’une importante révision avant que la note de service soit envoyée au premier ministre. Le premier ministre a été informé à de nombreuses occasions, y compris en juin 2017, à propos de l’ingérence étrangère de façon générale. Cette note de service l’avertit que des efforts publics de sensibilisation devraient rester généraux et ne pas cibler des pays en particulier, en raison de sensibilités diplomatiques. C’était avant les « deux Michael »et la détérioration des relations entre le Canada et la RPC.
J’ai interrogé le premier ministre sur les notes de service et il a reconnu qu’il avait examiné la version finale à cette époque. Il était surpris qu’une ébauche qu’il n’avait jamais vue ait fait l’objet d’une fuite. La version finale ne contient aucune recommandation et visait la sensibilisation.
(iv) [traduction] « Le premier ministre Justin Trudeau et des conseillers principaux ont été avertis à au moins deux occasions que des députés devraient être prudents dans leurs interactions politiques avec l’ancien ministre libéral provincial de l’Ontario Michael Chan en raison de liens allégués avec le consulat chinois de Toronto […]. [Le SCRS] a un dossier sur M. Chan qui contient des renseignements sur ses activités pendant les campagnes électorales fédérales de 2019 et 2021 et des réunions avec des agents de renseignement chinois présumés » (Globe and Mail, 13 février 2023)26
[traduction] « Han Dong était un proche collaborateur de Michael Chan, qui est une cible du SCRS [...]. Chan a orchestré l’évincement de Tan [Geng] [de Don Valley North] en menant une campagne qui a persuadé les conseillers de Justin Trudeau de plutôt appuyer Dong» (Global News, 25 février 2023)27
J’ai évalué les renseignements relatifs à cette allégation et interrogé les représentants du SCRS, la CSNR Thomas, d’anciens CSNR, le personnel de sécurité du BCP et le groupe de cinq sous-ministres en poste lors de l’élection de 2019, ainsi que le premier ministre et les ministres concernés. Je peux donc déclarer ce qui suit.
M. Chan a des liens étroits avec le consulat de la RPC à Toronto, ce qu’il a admis publiquement. M. Chan a déclaré publiquement que le SCRS ne lui avait jamais fait part de ces allégations.
Les représentants du PLC ne sont pas d’accord avec l’affirmation selon laquelle Tan Geng a été « évincé » par M. Chan. Ils ont indiqué que M. Geng n’a pas été autorisé à se présenter comme candidat pour le PLC en raison d’une affaire personnelle qui n’avait rien à voir avec M. Chan.
Les recommandations formulées au premier ministre et aux autres ministres en ce qui a trait à M. Chan sont confidentielles et son jointes dans l’annexe confidentielle. Je n’ai vu aucune preuve indiquant qu’une recommandation a été ignorée.
(v) La RPC s’est ingérée dans la nomination de Han Dong comme candidat pour le Parti Libéral dans Don Valley North (Global News, 24 février 2023)28
J’ai évalué les renseignements relatifs à cette allégation et interrogé les représentants du SCRS, la CSNR Thomas, d’anciens CSNR, le personnel de sécurité du BCP et le groupe de cinq sous-ministres en poste lors de l’élection de 2019, ainsi que le premier ministre et les ministres concernés. Je peux donc déclarer ce qui suit.
Des irrégularités ont été observées dans la nomination de M. Dong en 2019, et il y a des soupçons bien fondés que les irrégularités étaient liées au consulat de la RPC de Toronto, avec lequel M. Dong entretient des liens. Pendant l’examen des renseignements, je n’ai pas trouvé de preuve selon laquelle M. Dong était au courant des irrégularités ou de l’implication possible du consulat de la RPC dans sa nomination.
Le premier ministre a été informé de ces irrégularités, mais aucune recommandation précise n’a été formulée. Il a conclu que rien ne le permettait d’exclure M. Dong comme candidat pour Don Valley North. Cette conclusion n’était pas déraisonnable en fonction des renseignements mis à la disposition du premier ministre à cette époque.
(2) Élection de 2021
Contrairement à l’élection de 2019, qui était une élection à date fixe, l’élection de 2021 a été déclenchée lorsque le premier ministre a demandé à la Gouverneure Générale de dissoudre le Parlement. L’élection s’est déroulée pendant un moment difficile dans les relations Canada-Chine. Michael Kovrig et Michael Spavor étaient détenus depuis 2018, et les Canadiens étaient mécontents à juste titre de leur détention et des rapports sur leurs mauvais traitements. La pandémie de COVID-19 sévissait depuis plus d’un an et la RPC ne coopérait pas avec les enquêtes internationales sur les origines du nouveau coronavirus. De plus, la RPC avait refusé de participer dans le projet de collaboration sur les vaccins entre le Canada et la Chine qui avait été prometteur. La RPC s’affirmait de plus en plus comme grande puissance et cultivait de plus en plus de relations pour contrer les alliances occidentales comme l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord. Elle a considérablement intensifié ses efforts d’ingérence étrangère, quoique pas nécessairement des manières alléguées.
Les principales allégations concernant les élections de 2021, et mon évaluation de ces allégations sont établies ci-dessous.
(vi) [traduction] « Un effort concerté avait été mis en place au Canada avec deux objectifs principaux : s’assurer qu’un gouvernement minoritaire libéral retourne au pouvoir en 2021, et que certains candidats conservateurs identifiés par la Chine soient défaits, » « Beijing était déterminée que les conservateurs ne gagnent pas, » et Kenny Chiu a été ciblé par le réseau de renseignement étranger du PCC par (Globe and Mail, 17 février 2023)29
(a). [traduction] « Effort concerté pour assurer l’élection d’un gouvernement minoritaire libéral » et « Beijing était déterminé à ce que les conservateurs ne gagnent pas » (Globe and Mail, 17 février 2023)30
J’ai évalué les renseignements relatifs à cette allégation et interrogé les représentants du SCRS, la CSNR Thomas, d’anciens CSNR, le personnel de sécurité du BCP et le groupe de cinq sous-ministres en poste lors de l’élection de 2021, ainsi que le premier ministre et les ministres concernés. Je peux donc déclarer ce qui suit.
Il y avait une indication non confirmée selon laquelle un très petit nombre de diplomates de la RPC ont exprimé une préférence pour le PLC au détriment du PCC pendant l’élection de 2021. D’autres membres du personnel diplomatique avaient différentes opinions et préférences à d’autres périodes et dans d’autres élections. Toutefois, il n’y avait aucune indication que la RPC ait établi un stratagème pour faciliter l’élection d’un gouvernement libéral minoritaire en 2021 ou qu’il y avait une « détermination » que les conservateurs ne gagnent pas.
Un article du Hill Times (média canadien) et un article du Global Times (média exploité par la RPC) remettant en question la stratégie de M. O’Toole (le chef du PCC) concernant la Chine ont beaucoup circulé sur WeChat. Toutefois, cette circulation n’a pas pu être attribuée à un acteur étatique.
L’intention de la RPC semble être axée sur l’aide des candidats pro-Chine et sur la marginalisation des candidats anti-Chine, sans égard quant aux partis.
Les diplomates en poste à l’étranger — y compris les diplomates du Canada — ont des préférences dans les élections d’états étrangers. Ces diplomates peuvent même exprimer ces préférences ouvertement ou en privé. Cela ne constitue pas de l’ingérence étrangère. Il s’agit seulement d’ingérence étrangère lorsqu’il y a un comportement clandestin, coercitif ou trompeur.
J’ai demandé au premier ministre et aux ministres s’ils étaient au courant d’efforts concertés pour favoriser l’élection d’un gouvernement libéral minoritaire. Ils ne l’étaient pas. Le premier ministre a indiqué qu’on ne le tient pas informé sur des affaires qui ne sont pas appuyées par des renseignements fiables.
Ma conclusion est qu’aucune recommandation sur cette allégation n’a été formulée à aucun ministre. De plus, pendant la période du scrutin, le groupe de cinq sous-ministres (expliqué en détail plus loin) était en place et a décidé qu’il n’y avait pas lieu de prendre des mesures.
(b). Certains candidats conservateurs identifiés par la RPC ont subi la défaite, Kenny Chiu a été ciblé par le réseau de renseignement étranger du PCC lorsqu’il a présenté un projet de loi d’initiative parlementaire pour un registre sur l’ingérence étrangère, et des agents chinois l’ont traité de raciste dans WeChat et des reportages en mandarin (Globe and Mail, 17 février 2023)31
J’ai évalué les renseignements relatifs à cette allégation et interrogé les représentants du SCRS, la CSNR Thomas, d’anciens CSNR, le personnel de sécurité du BCP et le groupe de cinq sous-ministres en poste lors de l’élection de 2021, ainsi que le premier ministre et les ministres concernés. Je peux donc déclarer ce qui suit.
Les députés canadiens d’origine chinoise, y compris M. Chiu, ont présenté et continuent de présenter un intérêt particulier pour la RPC. Il y avait de la mésinformation en ligne à propos du projet de loi sur les agents étrangers de M. Chiu, qu’il a corrigé dans les médias pendant la campagne. Cependant, la mésinformation n’a pas pu être retracée à une source soutenue par un État. Le gouvernement ne régule pas la consommation de médias sociaux pendant les élections ni à aucun autre moment. Toutefois, il s’est adressé aux plateformes de médias sociaux pour attaquer la mésinformation et la menace qu’elle représente pour la sécurité des élections. Cela ne comprend pas WeChat, qui est basé dans la RPC.
M. Chiu a donné une entrevue en février 2023, pour indiquer que [traduction] « dans le cas des Canadiens ordinaires, ils trouveront au moins cette notion ridicule [qu’il était anti-Chine], et ils pourraient vérifier cette information […]. Mais certains de mes électeurs s’appuient exclusivement sur l’information qui circule dans les médias sociaux, comme WeChat. »32
Il est clair que les diplomates de la RPC n’aimaient pas M. Chiu, qui est de descendance hongkongaise et non de la Chine continentale, et qui a parrainé un projet de loi d’initiative parlementaire pour un registre d’agents étrangers. Il est beaucoup moins clair de savoir s’ils ont fait quelque chose en particulier à son endroit, quoiqu’il y a eu des discussions selon lesquelles certaines personnalités politiques qui étaient perçues comme étant anti-RPC ne seraient pas invitées aux événements soutenus par la RPC.
Toutefois, l’objectif de la RPC en 2021 semblait être lié à la disposition des candidats envers la RPC plutôt que du parti des candidats. En général, la RPC n’a pas de préférence pour les partis. Des renseignements laissent croire que le chef d’une association de la communauté chinoise qui est perçu comme étant proche de la RPC ait approché un candidat du PCC pour lui offrir de lever des fonds pour sa campagne.
Le Groupe de travail MSRE (décrit plus loin) a évalué l’allégation de Kenny Chiu après l’élection et n’a pas pu conclure que l’activité était soutenue par un État. De plus, l’élection était surveillée par le groupe de cinq sous‑ministres de 2021 chargé d’évaluer les incidents électoraux majeurs (ce processus fait l’objet d’une discussion détaillée plus loin). Le premier ministre et les ministres ont pris connaissance des plaintes par le PCC lorsque le PCC a commencé à en parler publiquement après l’élection de 2021. Rien ne me permet de conclure qu’ils ont reçu des recommandations sur ces renseignements. Toutefois, comme il est décrit plus bas, le gouvernement a continué de travailler sur la lutte contre l’ingérence étrangère par son mandat après l’élection de 2021.
(vii) [traduction] « Des donateurs sympathiques sont aussi encouragés à faire des contributions aux campagnes électorales de candidats favorisés par la Chine, » reçoivent un crédit d’impôt, puis les campagnes électorales remboursent une partie de la contribution en douce et illégalement (la différence entre le don original et le remboursement du gouvernement) aux donateurs (Globe and Mail, 17 février 2023)33
J’ai évalué les renseignements relatifs à cette allégation et interrogé les représentants du SCRS, la CSNR Thomas, d’anciens CSNR, le personnel de sécurité du BCP et le groupe de cinq sous-ministres en poste lors de l’élection de 2021, ainsi que le premier ministre et les ministres concernés. Je peux donc déclarer ce qui suit.
Le SCRS est au courant des allégations que la RPC mène ces activités. Ces allégations sont préoccupantes parce que si ces activités sont menées, elles seraient une menace crédible pour le processus électoral. C’est pourquoi ces activités sont interdites par la Loi électorale du Canada.34 S’il y avait une preuve crédible pouvant justifier une enquête, elle serait communiquée au commissaire aux élections fédérales. Toutefois, le SCRS n’a pas recueilli de renseignements montrant que ces activités se produisent réellement.
(viii) Han Dong a conseillé le consulat de la RPC de prolonger la détention des « deux Michael » (Global News, 22 mars 2023)35
Une transcription alléguée de cette conversation a suscité beaucoup d’intérêt de la part des médias. J’ai examiné le même rapport de renseignement qui a été fourni au premier ministre en lien avec cette allégation, et l’on m’assure qu’il s’agit des seuls renseignements qui portent sur cette question. Je peux déclarer ce qui suit.
L’allégation est fausse. M. Dong a discuté des « deux Michael » avec un représentant de la RPC, mais il n’a pas suggéré au représentant que la RPC prolonge leur détention. L’allégation qu’il a fait cette suggestion a eu un effet très néfaste sur M. Dong. Il a continué à entretenir des liens étroits avec des représentants consulaires de la RPC au moins pendant la campagne électorale de 2021.
Des ministres et le premier ministre ont tenu à défendre M. Dong, qu’ils estiment avoir été très blessé par les reportages. Ils n’ont pas cru les reportages lorsqu’ils ont été publiés puisqu’ils sont d’avis que M. Dong est un membre du caucus loyal et serviable. Ils n’ont reçu aucune recommandation sur cette allégation, puisqu’elle est fausse.
(3) Actions envers les membres du Parlement
Bien que mon mandat porte essentiellement sur les élections de 2019 et de 2021, pendant mes enquêtes et entrevues, j’ai pris connaissance d’allégations selon lesquelles la RPC avait envisagé de mener des actions envers le député Michael Chong et sa famille en Chine ainsi qu’envers d’autres députés et leurs familles. Ainsi, j’ai cru qu’il était important de se pencher sur ces allégations, même si elles ne sont pas directement liées à l’une ou l’autre de ces élections. La principale allégation est exposée plus loin.
[traduction] Des représentants de la RPC ont pris des mesures pour cibler Michal Chong, sa famille, et d’autres députés et leurs familles (The Globe and Mail, 1er mai 2023)36
J’ai évalué les renseignements liés à cette allégation et interrogé des représentants du SCRS, la CSNR Thomas, d’anciens CSNR et des employés à la sécurité au BCP à propos de cette allégation (qui ne porte pas sur l’interférence dans les élections, mais sur l’interférence étrangère), ainsi que le premier ministre et les ministres concernés. Je peux donc déclarer ce qui suit.
Il y a lieu de croire que des représentants de la RPC envisageaient de mener des actions envers des députés sino-canadiens et leur famille en Chine et cherchaient à créer des profils sur d’autres députés. M. Chong était visé dans les deux cas. Selon nos renseignements, rien n’indique que la RPC a posé des gestes pour menacer sa famille. La RPC était plutôt à la recherche d’information.
La question entourant qui a reçu cette information et à quel moment a fait l’objet d’une grande controverse. Au départ, le premier ministre a été informé que l’information n’avait pas quitté les organismes de sécurité, ce qui, après vérification, s’est révélé faux. La CSNR a admis à M. Chong que sa prédécesseure de l’époque avait reçu la note de service faisant état des possibles actions envers M. Chong.
En plus de cette note de service, en mai 2021, le SCRS a transmis, au ministre de la Sécurité publique de l’époque, à son chef de cabinet et à son sous-ministre, une note de gestion d’enjeux (de l’Unité de gestion des enjeux, UGE) faisant état de renseignements selon lesquels la RPC avait l’intention de viser M. Chong, un autre député ainsi que leur famille en Chine (le cas échéant). Selon la note, le SCRS souhaitait donner à M. Chong et à l’autre député un breffage sur la sécurité défensive, sans toutefois recommander d’intervention particulière ou demander de directive au ministre – la note ne servait qu’à informer. Le SCRS a bien donné le breffage en question, mais nous comprenons, d’après ce que M. Chong a indiqué aux médias et au PROC, que ce breffage ne comprenait pas de détail concernant sa famille.
Ni le ministre ni son chef de cabinet n’a reçu la note de l’UGE. Les deux ont mentionné qu’ils n’ont pas accès à la messagerie du réseau Très secret qui a servi à envoyer la note (ce que nous avons pu confirmer auprès de représentants de la fonction publique). Selon le ministre, lorsque le SCRS souhaite lui communiquer de l’information sensible, l’organisation lui annonce qu’elle a de l’information à lui transmettre et le rencontre dans une installation sécurisée pour lui montrer. Il n’a pas reçu de telles informations sensibles par courriel. Il croit qu’en application de la directive ministérielle en place à l’époque, le SCRS aurait dû le breffer à ce sujet, même s’il reconnaît que des précisions ont été apportées à la nouvelle Directive ministérielle sur les menaces à la sécurité du Canada dirigées contre le Parlement et les parlementaires par l’actuel ministre de la Sécurité publique le 16 mai 202337.
Je suis conscient que l’OSSNR se penche actuellement sur le traitement de l’information ainsi que l’échange de l’information entre le SCRS et le ministère de la Sécurité publique. De même, le PROC enquête actuellement sur les actions menées ou envisagées envers M. Chong et sa famille. Dans son témoignage devant le PROC, M. Chong s’indigne de ne pas avoir été mis au courant que sa famille pouvait être visée, ce qui constitue le symptôme d’une « défaillance systémique de l’appareil gouvernemental » [traduction]. Il s’agit sans doute de l’exemple le plus marquant, mais non le seul, d’une mauvaise circulation de l’information et d’un mauvais traitement de l’information entre les organisations, la fonction publique et les ministres.
Rien n’indique que d’autres ministres ont reçu directement cette information ou que le premier ministre a été mis au courant des efforts de la RPC visant M. Chong et d’autres députés. La nouvelle directive ministérielle de l’actuel ministre de la Sécurité publique enjoint au SCRS de prendre les moyens nécessaires, dans la mesure du possible, afin que les parlementaires soient informés des menaces à la sécurité du Canada dirigées contre eux, et d’informer le ministre de la Sécurité publique de telles menaces dans les plus brefs délais.
3. Dépolitisation des enjeux de sécurité nationale
Les Canadiens doivent saisir la menace qu’elle pose et les mécanismes pour l’affronter. Ils doivent aussi savoir comment éviter de se faire berner. Leurs candidats, leurs élus et leurs gouvernements doivent prendre cet enjeu au sérieux et lutter contre cette menace en constante évolution. Néanmoins, je crains que le déroulement de cette affaire ait mené les élus à se mobiliser de façon excessivement partisane, ce qui mine la confiance des Canadiens envers leurs institutions.
Il revient bien entendu au Parlement de poser des questions difficiles au gouvernement. Le rôle de l’opposition est de demander au gouvernement de rendre des comptes sur ses actions et sur les mesures qu’il n’a pas prises ainsi que de présenter des solutions de rechange. Cependant, tout est dans le contexte. Même si aucune personne rationnelle ne demanderait à un politicien de mettre entièrement la politique de côté, la sécurité nationale est un domaine où les faits et la vérité doivent toujours avoir préséance sur la partisanerie. Les élus des divers partis peuvent et doivent avoir des opinions divergentes sur beaucoup de sujets, mais ils doivent être en mesure de discuter ensemble des menaces externes sans partisanerie indue. Il y a eu trop d’attitudes affectées et de situation où on a préféré des slogans aux faits, et tous les partis sont en cause. En outre, bon nombre de ces slogans se sont révélés être faux. Nous avons entendu parler à de nombreuses reprises d’une somme de 250 000 $ qui aurait été versée à 11 candidats, même après que la CSNR du pays – notre fonctionnaire non partisane la plus haut placée qui est chargée des questions de sécurités nationales – a affirmé dans son témoignage que cela n’avait pas eu lieu. Et mon examen a confirmé son témoignage.
Juste au moment où je mettais la dernière main au présent rapport, j’ai été encouragé par le fait d’avoir appris que le gouvernement et l’opposition avaient été en mesure de s’entendre sur un protocole au sujet de la controverse entourant le laboratoire de Winnipeg38. C’est un excellent exemple de ce dont la population du pays a besoin : un examen rationnel et factuel des menaces à la sécurité nationale qui pèsent sur notre pays. J’ai aussi été heureux d’apprendre (par procuration) que les membres du CPSNR jugent le processus utile et bénéfique et que les politicailleries sont généralement mises de côté.
J’encourage les parlementaires du gouvernement et de l’opposition à suivre cet exemple quand il s’agit de réfléchir à l’ingérence étrangère. Ce qui est en jeu pour nous tous, c’est la confiance dans nos institutions démocratiques. La confiance même que l’ingérence étrangère tente de miner. Nous devons faire face à cette menace, ensemble, et reconnaître que certains enjeux doivent s’élever au-dessus de la partisanerie.
4. Conclusions sur le mandat 2 a) et b)
Le mandat me demande de me prononcer sur un ensemble d’enjeux. Les deux enjeux suivants ont été traités dans cette section :
- Évaluer l’étendue de l’ingérence étrangère dans les processus électoraux du Canada et ses répercussions sur ceux-ci.
- Examiner les informations et les mesures du gouvernement fédéral concernant la menace d’ingérence étrangère sur les processus électoraux du Canada tant par le passé que lors des élections fédérales de 2019 et de 2021 :
- Déterminer les constatations et recommandations formulées par le Service canadien du renseignement de sécurité, le Bureau du Conseil privé, le groupe d’experts du Protocole public en cas d’indicent électoral majeur et tout autre organisme ou fonctionnaire pour lutter contre l’ingérence étrangère lors des deux élections.
- Déterminer ce qui a été communiqué au premier ministre et Cabinet du premier ministre; à d’autres ministres et au Cabinet au sujet de l’ingérence électorale et les recommandations formulées par les organismes et les fonctionnaires pour lutter contre celle-ci.
Mes conclusions sont les suivantes :
- Les tentatives d’ingérence étrangère sont omniprésentes, particulièrement de la part de la RPC. Les différents gouvernements fédéraux qui se sont succédé sont au courant de la situation depuis des années et l’ingérence étrangère a pris de l’ampleur au cours des dernières années. Il s’agit d’une menace grandissante pour notre système démocratique et il faut y résister de manière aussi efficace que possible. On a déployé beaucoup d’efforts pour accroître notre capacité à y faire face, mais il reste encore énormément de travail à faire.
- Il y a un risque de réactions racistes contre les communautés des diasporas, à moins que l’on communique clairement que ces communautés sont des victimes de l’ingérence étrangère et non ses instruments. Nous avons tous une responsabilité de nous assurer que notre lutte contre l’ingérence étrangère ne nuise pas à nos aspirations de se positionner comme un pays réellement multiculturel, où tout le monde est traité de façon juste et équitable.
- Il faut prendre le temps de bien évaluer les allégations d’ingérence étrangère et la réponse du gouvernement. Cela est particulièrement vrai pour les situations où des fuites rapportées de documents de renseignement ont suscité des préoccupations chez le public. Il est nécessaire d’examiner les fuites, et les autres renseignements non divulgués, avec rigueur et dans leur contexte.
- Les cas précis d’ingérence sont moins inquiétants que ce que certains reportages laissent entendre, et dans certains cas, la véritable histoire est même passablement différente.
- Il n’y a pas de raison pour remettre en question la validité des élections de 2019 ou 2021, qui ont bien été protégées par des mécanismes à la fine pointe en plus d’avoir fait l’objet d’une surveillance de la part des fonctionnaires impartiaux les plus expérimentés au pays.
- Je n’ai pas trouvé de cas où le gouvernement a ignoré délibérément des renseignements, des avis ou des recommandations sur l’ingérence étrangère, ou qu’il a pris des décisions fondées sur des considérations partisanes pour aborder ces questions. Cependant, on remarque des lacunes de gouvernance évidentes dans la façon dont les renseignements sont communiqués des organismes de sécurité aux différents ministères, dans la manière que ces ministères les traitent pour décider ce qui doit être présenté et recommandé aux niveaux politiques et dans la façon dont les renseignements sont communiqués au premier ministre, aux ministres responsables et leurs bureaux respectifs à des fins de prise de décisions et de mise en œuvre de mesures. Cela est particulièrement évident en ce qui a trait aux questions qui concernent M. Chong et les autres députés. Ces questions doivent être abordées, et je comprends que le gouvernement a déjà entrepris des démarches.
- Le Canada a besoin d’une approche plus moderne en matière de sécurité nationale et qui est conçue en fonction des défis actuels. Cela comprend un environnement moins politisé qui favorise les discussions sur les enjeux de sécurité nationale. L’ingérence étrangère constitue une menace pour les fondements de notre démocratie, et non pour des partis politiques en particulier. Il devrait s’agir d’un enjeu non partisan sur lequel les élus devraient travailler ensemble pour défendre notre démocratie, et non principalement d’une occasion de marquer des points politiques. Les réactions à ces menaces lorsqu’elles sont soulevées publiquement devraient être directes et franches, et il conviendrait d’être aussi transparent que possible tout en respectant entièrement les restrictions applicables à l’information classifiée.
- Je recommande que l’on mène un processus public, et non une enquête publique en vertu de la Loi sur les enquêtes, pour aider le gouvernement et le Parlement à élaborer rapidement des politiques. Le processus public devrait mettre l’accent sur le renforcement de la capacité du Canada à repérer, dissuader et contrer l’ingérence étrangère dans nos élections et la menace que représente cette ingérence pour notre démocratie. À cette fin, dans les cinq derniers mois de mon mandat, j’ai l’intention de mener des audiences publiques en vue d’aborder ces questions. J’explique cela et mon raisonnement plus en détail ci-dessous.
VI. Question 2 c) du mandat : Mesures mises en œuvre par le gouvernement pour lutter contre l’ingérence étrangère et communiquer à son sujet
Le gouvernement et ses organismes du renseignement ont communiqué de manière régulière concernant la menace grandissante de l’ingérence étrangère, et ont mis en place différents mécanismes pour la contrer. Néanmoins, il est clair qu’il y a une méconnaissance généralisée de cet enjeu dans la population canadienne, et même chez les parlementaires. Bien qu’il est possible et essentiel d’en faire plus pour renforcer notre capacité à détecter et dissuader l’ingérence étrangère, l’étendue des initiatives stratégiques du gouvernement et les communications régulières sur le sujet contredisent les suggestions selon lesquelles le gouvernement avait l’intention de cacher l’existence de l’ingérence étrangère, qu’il a omis par négligence d’aborder le problème ou qu’il a accepté de tolérer l’ingérence étrangère. Dans le reste de la présente section, je résume les avertissements donnés et les mécanismes qui ont été mis en place.
Les personnes qui souhaitent voir des mesures d’application de la loi précises comme preuves de l’inquiétude du gouvernement seront probablement déçues. L’enjeu du « renseignement à la preuve » et les problèmes associés à la divulgation de renseignements dans le cadre de procédures judiciaires signifient que l’application de la loi constitue rarement un moyen efficace pour contrer ce genre de menace. Toutefois, le SCRS a mis en œuvre divers mesures de réduction de la menace, qu’il a l’autorisation d’utiliser en vertu du paragraphe 12.1 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité en réaction des renseignements sur l’ingérence étrangère. Un exemple de ces mesures est les « séances d’information sur la sécurité défensive » – c.-à-d. que le SCRS a discuté avec des victimes potentielles d’ingérence étrangère afin de les informer de la possibilité qu’elles soient ciblées par des forces étrangères. Ces séances d’information ne sont pas publiques pour des raisons de sécurité.
1. Qu’est-ce que le gouvernement a communiqué au public concernant l’ingérence étrangère?
L’une des façons les plus importantes de lutter contre l’ingérence étrangère est de s’assurer que le public comprenne les formes qu’elle peut prendre et la manière de s’en prémunir. Le public est souvent sur la « première ligne » des activités d’ingérence étrangère, car les citoyens et le public en général peuvent être la cible de telles activités. Les organismes gouvernementaux reconnaissent que « tous les Canadiens et les Canadiennes ont un rôle à jouer pour protéger la démocratie et la sécurité du pays ».39 On ne peut pas toutefois s’attendre à ce que le public fasse preuve de résilience face à l’ingérence étrangère si on ne lui fournit pas de l’information sur ce à quoi il doit faire attention.
Dans la présente section de mon rapport, je résume ce que le gouvernement et ses organismes ont communiqué publiquement concernant l’ingérence étrangère depuis 2015, en mettant l’accent sur la période précédant immédiatement l’élection de 2019 jusqu’à aujourd’hui. Le gouvernement et ses organismes ont communiqué que :
- des États mènent activement des activités d’ingérence étrangère contre le Canada, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays;
- l’ingérence étrangère dans le processus électoral constitue une inquiétude grandissante, les commentaires du public mettant particulièrement l’accent (mais pas exclusivement) sur l’enjeu des cybermenaces qui pèsent sur l’intégrité des élections;
- la République populaire de Chine (RPC) est « particulièrement active » dans les activités d’ingérence étrangère contre le Canada.
Même si le gouvernement a fait des efforts pour communiquer avec le public relativement à l’ingérence étrangère à un haut niveau, avant les rapports publics de fuite qui ont mené à ma nomination, le public canadien était plus ou moins au courant de la situation. Le gouvernement a mis en œuvre certaines mesures pour corriger la situation, notamment en ce qui concerne les cybermenaces qui pèsent contre nos processus électoraux, mais il devra en faire plus pour s’assurer que le public comprenne et reconnaisse la menace que constitue l’ingérence étrangère. À cette fin, le gouvernement devrait communiquer plus d’information aux Canadiens et aux Canadiennes afin de les aider à reconnaître l’ingérence étrangère et lutter contre celle-ci. J’ai l’intention d’aborder cette question plus en détail dans la deuxième partie de mon mandat.
(a) Des États mènent activement de l’ingérence étrangère contre le Canada
À l’approche des élections de 2019 et de 2021, le gouvernement a reconnu publiquement à de nombreuses occasions que le Canada était une cible d’ingérence étrangère. Ces avertissements ont été communiqués par de nombreux organismes et fonctionnaires, notamment les suivants :
- CPSNR - Le CPSNR a commencé à examiner régulièrement la réponse du gouvernement à l’ingérence étrangère à compter de 2018. Il a d’abord publié un rapport spécial sur la visite en Inde du premier ministre en 2018. Le rapport a abordé la relation entre le Canada et l’Inde dans le contexte d’allégations d’ingérence politique étrangère entourant la couverture médiatique en Inde du premier ministre qui s’est fait prendre en photo à une réception avec une personne associée à l’extrémisme sikh au Canada.40 Dans son rapport annuel de 2019, le CPSNR a procédé à un examen approfondi de l’ingérence étrangère au Canada en étudiant des documents datés de 2015 à 2018. Dans le rapport caviardé, le Comité est venu à la conclusion qu’il existe « amplement de preuves… que le Canada est la cible d’activités d’ingérence étrangère substantielles et soutenues. »41
- SCRS - De manière semblable, le rapport public de 2019 du SCRS mentionne que des activités d’ingérence étrangère sont menées contre les Canadiens et les Canadiennes, tant au pays qu’à l’étranger, et que ces activités menacent la sécurité nationale et des intérêts stratégiques du Canada.42 Un rapport de 2021 intitulé Menaces d’ingérence étrangère visant les processus démocratiques du Canada souligne que le SCRS continue d’observer que « des acteurs étatiques étrangers sont à l’origine d’activités d’ingérence visant les institutions et les processus démocratiques du Canada. »43
- Lettre du ministre Blair à l’intention du parlement - Le 18 décembre 2020, le ministre de la Sécurité publique de l’époque, Bill Blair, a déposé une lettre à l’intention des parlementaires en réponse à la motion adoptée par la Chambre des communes le 18 novembre 2020 concernant les activités d’ingérence et d’intimidation soutenues par des États étrangers au Canada. Dans sa lettre, il a qualifié l’ingérence étrangère de « menace complexe » et a par la suite décrit l’ingérence étrangère comme suit :
- Elle constitue une menace importante pour l’intégrité de notre système politique, de nos institutions démocratiques, de notre cohésion sociale, de la liberté académique, de notre économie et de notre prospérité à long terme, ainsi que de nos droits et libertés fondamentaux. Elle peut aussi affecter la sécurité de nos citoyens et de ceux qui vivent ici. Ceci n’est pas nouveau, mais elle demeure inacceptable, puisqu’elle cible tous les ordres de gouvernement – fédéral, provinciaux et territoriaux, et municipaux, ainsi que les communautés canadiennes.44
(b) L’ingérence étrangère dans les élections : un sujet de plus en plus préoccupant
Le gouvernement et ses agences ont aussi reconnu la menace croissante de l’ingérence étrangère dans les élections canadiennes, en particulier depuis que la question est devenue une préoccupation d’intérêt public ayant fait l’objet d’une couverture médiatique importante à l’élection présidentielle américaine de 2016 et aux élections nationales en France et en Allemagne en 2017. Comme les médias sociaux et d’autres environnements en ligne ont été les principaux moyens dont s’est servie la Russie pour faire de l’ingérence au cours de ces élections, la majorité des commentaires publics recueillis par le gouvernement sur l’ingérence électorale a souvent été axée sur les menaces cybernétiques qui pèsent sur les élections.
En 2017, la CST a diffusé un rapport intitulé « Cybermenaces contre le processus démocratique du Canada », où il était écrit « les récentes cybermenaces contre le processus démocratique aux États-Unis et en Europe ont suscité de nombreuses inquiétudes sur la possibilité de voir de pareilles menaces cibler le Canada »45. Selon la CST, à propos de l’élection fédérale de 2015 : « rien n’indique que des États-nations aient utilisé des cybercapacités en vue d’influencer le processus démocratique du Canada au cours des élections »46. C’est-à-dire qu’elle n’avait pas encore vu au Canada le type de problèmes qui se présenteraient dans les autres élections dans le monde.
En 2018, le premier ministre et le ministre de la Défense de l’époque, Harjit Sajjan, ont reconnu que l’ingérence étrangère dans les élections constituait une préoccupation croissante. Le ministre Sajjan a, en particulier, averti que les votes pourraient être ciblés par de la désinformation et des cyberattaques causées par les Russes. Il a fait remarquer que « nous devons éduquer nos citoyens au sujet des conséquences des fausses nouvelles. Personne ne veut être dupé »47. De plus, en 2018, le Centre canadien pour la cybersécurité a diffusé une Évaluation des cybermenaces nationales dans laquelle on reconnaît que l’ingérence étrangère parrainée par un État est possible (comme les « trolls russes ») à l’endroit des élections, des partis politiques, des politiciens et des organes de presse48.
Pendant la période qui a précédé l’élection de 2019, le CST a été clair : « les électeurs canadiens feront face à des activités d’ingérence étrangère en ligne avant et pendant les élections générales de 2019 ». Cependant, il a fait remarquer que cela était « improbable » que l’ingérence serait du même ordre que l’ingérence russe dans l’élection présidentielle américaine de 201649. Karina Gould, la ministre des Institutions démocratiques de l’époque, s’est aussi exprimée à la Chambre des communes pour expliquer la possibilité qu’il y ait eu ingérence étrangère au cours de l’élection fédérale de 2019, notamment des cybermenaces comme celles qui ont été constatées à l’élection américaine de 2016 et aux élections en France et en Allemagne en 201750.
En 2019, le CST a divulgué que, depuis 2015, il y a eu des cas de cyberingérence hors des périodes électorales :
- plus d’un adversaire étranger manipulait les médias sociaux au moyen de cyberoutils pour propager sur Twitter de l’information fausse ou trompeuse sur le Canada, ce qui a probablement polarisé la population canadienne ou nuit aux objectifs de la politique étrangère du Canada;
- des médias d’États étrangers ont dénigré des ministres du Cabinet du Canada;
- un adversaire étranger a manipulé l’information sur les médias sociaux pour amplifier et promouvoir des points de vue très critiques à l’endroit de la législation du gouvernement du Canada, qui impose des sanctions et interdit l’entrée au pays de responsables étrangers accusés de violations des droits de la personne51.
Le SCRS a fourni des détails sur les techniques et les outils utilisés par les États et leurs intermédiaires pour progresser vers l’atteinte de leurs objectifs, ainsi que sur les cybertechniques, qui ont fait l’objet d’énormément de commentaires pendant la période qui a précédé l’élection de 2019. En 2021, le SCRS a diffusé une série de ressources publiques visant à accroître la sensibilisation à l’égard des menaces d’ingérence étrangère visant la population canadienne ainsi que le processus démocratique du Canada52. Dans son rapport, intitulé « Menaces d’ingérence étrangère visant les processus démocratiques du Canada », le SCRS a résumé comme suit les techniques et les outils utilisés par les États étrangers :
- Des États étrangers et leurs intermédiaires utilisent différents moyens communs pour atteindre leurs objectifs, notamment le renseignement humain, la mise à contribution des médias étatiques et communautaires, des outils informatiques de pointe et les médias sociaux. Ces moyens sont variés et leur mise en œuvre peut être difficile à détecter, mais la connaissance de certains indices aide à les reconnaître et à éviter d’être pris pour cible53.
Le rapport cite aussi des techniques particulières au moyen desquelles la population et les électeurs du Canada sont ciblés par des activités d’ingérence étrangère, dont :
- l’organisation de campagnes de désinformation et d’ingérence continues (c.-à-d. pas seulement pendant une élection ou la campagne électorale)54;
- le ciblage et la manipulation des communautés de la diaspora, que le SCRS qualifie de l’un des « principaux moyens » grâce auxquels les États mènent des activités d’ingérence. En conséquence, les « communautés visées peuvent éprouver de la peur ou du ressentiment envers des représailles liées à un État ou sanctionnées par ce dernier et visant des personnes au Canada et des membres de leur famille à l’étranger »55;
- le recours aux menaces, aux pots-de-vin ou au chantage pour modifier le comportement des électeurs (ce qui comprend les menaces ou la crainte de représailles si une personne ne donne pas son soutien à un candidat ou ne contribue pas au financement du parti choisi, ou le recours à la flatterie, la promesses de récompenses ou toute autre promesse pour inciter les personnes à accepter)56;
- la manipulation de l’environnement en ligne et, en particulier, les médias sociaux, de manière « à amplifier les différences d’opinion dans la société, à semer la discorde et à miner la confiance dans les institutions gouvernementales fondamentales et les processus électoraux »57.
Le SCRS a expliqué aussi comment d’autres intervenants clés peuvent être ciblés par l’ingérence étrangère :
- Fonctionnaires et élus - Le SCRS a expliqué que les acteurs d’ingérence étrangère peuvent « recourir à la tromperie pour cultiver des relations avec des candidats aux élections ou leur personnel en vue d’obtenir secrètement des informations qui leur serviront par la suite, notamment à menacer ou à faire chanter leurs cibles58 ». Le rapport poursuit en expliquant que les acteurs étatiques sont aussi susceptibles de cultiver longtemps des relations avec des élus et des fonctionnaires pour voir si celles-ci peuvent ultérieurement offrir des occasions de faire progresser les intérêts de l’État59.
- Donateurs, groupes d’intérêt, groupes de pression et organismes communautaires - Le rapport expliquait que les donateurs, les groupes d’intérêts, les groupes de pression et les organismes communautaires peuvent être ciblés, de manière avouée ou détournée, pour qu’ils contribuent à des activités d’ingérence étrangère qui font progresser les intérêts de l’État étranger. Dans le cas des donateurs, le SCRS souligne que certains pourraient être liés à des États étrangers ou avoir donné des fonds à des candidats désignés sous le poids de la contrainte; ces candidats, en retour, pourraient comprendre qu’ils sont incités ou contraints par ces dons à agir dans l’intérêt de l’État étranger60.
- Médias - Le SCRS indique que les États étrangers peuvent tenter de manipuler les médias canadiens pour influencer l’opinion publique et la participation au processus démocratique, notamment par le financement et les placements publicitaires ainsi que par la désinformation et la promotion de contenu controversé61.
Le rapport nommait, en termes abstraits, diverses techniques d’ingérence étrangère (par exemple, coercition, élicitation et cultiver des relations) et donne des conseils généraux sur la façon dont les individus peuvent éviter de devenir la cible de l’ingérence (par exemple, pour éviter les relations cultivées, le SCRS recommande de « rester attentif et effectuer un suivi des interactions sociales artificielles, des demandes répétées de rencontre en privé, des présentations et des engagements qui détonnent, ainsi que des cadeaux et des offres de voyage toutes dépenses payées62 »).
En mai 2020, l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement (OSSNR) a publié un rapport caviardé examinant l’emploi par le SCRS de MRM à l’égard des « menaces que des États hostiles représentaient pour les institutions démocratiques du Canada » en 201963. L’examen a été entrepris dans le contexte du cinquième anniversaire de la Loi antiterroriste (2015), qui octroie au SCRS le pouvoir de prendre des MRM (c’est-à-dire des activités entreprises par le SCRS pour réduire une menace envers la sécurité du Canada telle que définie à l’article 2 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité)64. Le rapport mentionne le premier exercice par le SCRS de son pouvoir de réduction de la menace dans le contexte d’une élection. Bien qu’il ne révèle pas la nature des mesures de réduction de la menace prises, il conclut que le SCRS a respecté ses obligations en appliquant les mesures examinées, « c’est-à-dire qu’il a consulté ses partenaires au gouvernement et évalué les quatre catégories de risques (opérationnel, politique, lié à la politique étrangère et juridique) associés à chaque MRM65 ».
(c) La République populaire de Chine est un acteur d’ingérence étrangère « particulièrement actif » au Canada
Le gouvernement a reconnu publiquement à de nombreuses occasions que la République populaire de Chine (RPC) mène des activités d’ingérence étrangère au Canada et qu’elle est, de même que la Russie, « particulièrement active ».
Dans son rapport annuel de 2018, le Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement (CPSNR) a reconnu que la RPC figurait parmi « les quelques États qui mènent des activités d’espionnage et d’influence étrangère au Canada », qu’elle « est reconnue à l’échelle mondiale pour les efforts qu’elle déploie pour influencer les communautés chinoises et la politique d’autres pays », et qu’elle effectue ce travail par l’intermédiaire d’« un certain nombre d’organismes officiels qui tentent d’influencer les communautés chinoises et les politiciens afin qu’ils adoptent des positions favorables à la Chine, dont le ministère du Front commun66 ». Le CPSNR soulignait que le gouvernement avait fait des commentaires à propos de l’ingérence étrangère par la RPC au cours d’années précédentes :
- Le directeur du SCRS a soulevé des préoccupations au sujet des activités d’influence de la Chine visant les politiciens canadiens en 2010, et un ancien conseiller canadien en matière de politique étrangère et de défense auprès du premier ministre, puis ambassadeur canadien en Chine, a déclaré en 2017 que la Chine se sert des groupes de la diaspora et mobilise des étudiants chinois pour influencer la politique canadienne. En 2016, des préoccupations ont été soulevées au sujet de riches hommes d’affaires chinois ayant des liens étroits avec le Parti communiste de Chine qui versent des contributions politiques au Canada67.
Dans la lettre aux parlementaires du ministre Blair datée du 18 décembre 2020, la RPC, la Russie, la Corée du Nord et l’Iran sont nommés comme des pays qui mènent des activités d’ingérence étrangère au Canada, la Russie et la RPC étant indiquées comme des acteurs d’ingérence étrangère « particulièrement actifs68 ». Dans le même ordre d’idée, l’Évaluation des cybermenaces nationales de 2020 établit que les programmes parrainés par ces quatre pays posent « les plus graves cybermenaces pour les Canadiens et les entreprises canadiennes69 ».
2. Quels efforts le gouvernement a-t-il déployés pour lutter contre l’ingérence électorale étrangère?
L’accent mis par le gouvernement sur l’ingérence électorale étrangère a augmenté depuis 2017, à la suite du signalement à grande échelle de l’ingérence russe dans l’élection présidentielle américaine de 2016, ainsi que dans les élections nationales française et allemande de 2017. Dès lors, le gouvernement a pris des mesures pour éliminer l’ingérence étrangère dans le système électoral du Canada en suivant un cadre qu’il a annoncé en 2019 et nommé « plan pour protéger la démocratie canadienne »70. La présente section décrit brièvement les mesures prises par le gouvernement pour lutter contre l’ingérence étrangère depuis 2017.
(a) Mandat de la ministre des Institutions démocratiques et cadre stratégique
En 2017, le premier ministre a transmis une lettre de mandat à Karina Gould, qui était alors ministre des Institutions démocratiques71. Dans cette lettre, il lui demandait de collaborer avec le ministre de la Sécurité publique et le ministre de la Défense nationale pour diriger les efforts de protection contre les cybermenaces.
Pour remplir son mandat, le gouvernement a conçu et mis en place un cadre stratégique pour renforcer la protection de la démocratie, du processus électoral et des institutions démocratiques du Canada. Ce cadre était une initiative pangouvernementale à l’appui de quatre objectifs, dont l’un était la lutte contre l’ingérence étrangère. Le plan était le premier en son genre dans le monde, et a motivé le coprésident de la Transatlantic Commission on Election Integrity (une organisation de gouvernements démocratiques qui essaie de protéger l’intégrité des processus démocratiques) à dire que le Canada avait « pris les rênes en tant que chef de file mondial de la lutte contre l’ingérence électorale72 ».
(b) Le Groupe de travail sur les menaces en matière de sécurité et de renseignement pour les élections
Le Groupe de travail sur les menaces en matière de sécurité et de renseignement pour les élections est composé de fonctionnaires de la GRC, du CSTC, du SCRS et d’AMC. Son mandat est de faire rapport sur les activités secrètes, clandestines ou criminelles menées par des acteurs étrangers73. Dans le cadre de ses activités, le Groupe de travail offre des séances d’information au groupe d’experts formé de 5 hauts fonctionnaires (le groupe d’experts) établi aux termes du PPIEM (décrit ci-après), ainsi qu’à des représentants de chaque parti politique détenant une cote de sécurité de niveau « secret », en période électorale. Le Groupe de travail a été créé en février 2019, dans le cadre du Plan visant à protéger la démocratie au Canada; il était en place lors des élections de 2019 et de 2021.
(c) Le Protocole public en cas d’incident électoral majeur
Le PPIEM fait l’objet d’une Directive du Cabinet qui « énonce les attentes des ministres en ce qui touche les directives générales et les principes à suivre pour informer le public de tout incident pouvant menacer la tenue d’élections libres et justes » en période électorale, lorsque la convention de transition est en vigueur (c.-à-d., une fois le Parlement dissous et avant qu’un nouveau gouvernement ne soit assermenté après une élection)74. Comme décrit dans la Directive, la convention de transition témoigne du « principe selon lequel le gouvernement doit faire preuve de retenue et restreindre la prise de décisions en matière de politiques, de dépenses et de nominations pendant la période électorale, sauf si cela est impératif sur le plan de l’intérêt national ou en cas de situation d’urgence »75. Cette Directive a été mise en place en 2019, avant la tenue des élections prévue la même année76.
Le PPIEM prévoit la création d’un groupe, dont la responsabilité est de communiquer avec les Canadiens, en période électorale, en cas d’incident qui menace l’intégrité d’une élection fédérale. En dehors des périodes électorales, la responsabilité de régler l’interférence étrangère revient au ministre concerné.
Le groupe d’experts est composé des membres suivants :
- le greffier du Conseil privé;
- le conseiller à la sécurité nationale et au renseignement auprès du premier ministre;
- le sous-ministre de la Justice et sous-procureur général du Canada;
- le sous-ministre de la Sécurité publique;
- le sous-ministre des Affaires étrangères77 .
Les discussions du groupe d’experts sont influencées par les rapports sur le renseignement et les séances d’information données par le Groupe de travail. Le PPIEM prévoit le processus selon lequel le groupe d’experts examine l’information portant sur un incident électoral majeur (y compris les tentatives d’interférence étrangère) et détermine s’il est nécessaire d’en informer les Canadiens parce que l’incident menace la tenue d’une élection libre et juste au pays. C’est uniquement lorsque ce seuil est atteint (c.-à-d., lorsqu’il y a incidence sur la tenue d’élections libres et justes au Canada) que les processus visant à alerter le public sont mis en œuvre78.
Le PPIEM tient compte de la nécessité de faire usage « d’une grande rigueur » pour déterminer si le seuil a été atteint79. À ce titre, il énonce trois facteurs principaux sur lesquels fonder la réflexion du groupe d’experts :
- la mesure dans laquelle l’incident ou l’accumulation d’incidents compromet la capacité des Canadiens de participer à des élections libres et justes;
- la possibilité que l’incident ou l’accumulation d’incidents mine la crédibilité de l’élection;
- le degré de confiance des responsables à l’égard du renseignement ou de l’information80.
J’ai discuté avec des membres des groupes d’experts de 2019 et de 2021, y compris avec les présidents, le sénateur Shugart et madame Charette. Ils m’ont expliqué en détail la préparation à laquelle ils ont dû s’astreindre (notamment de nombreux exercices « sur table » au cours desquels un représentant du BCP leur présentait des situations difficiles et leur expliquait comment ils devraient répondre). Une des questions qui me préoccupait concernait le seuil qu’ils se fixaient avant d’intervenir et, en particulier, la mesure dans laquelle ils percevaient leur rôle comme étant la protection de « l’intégrité de l’élection » en général, ou l’intégrité de chacune des élections tenues à l’échelle des circonscriptions. Ils m’ont tous deux assuré qu’ils avaient étudié la question (tant individuellement qu’en groupe) et compris que leur rôle consistait à protéger l’intégrité de l’élection tenue dans chaque circonscription. Ils ont affirmé que s’ils avaient détecté une menace dans une circonscription donnée qui pouvait être attribuée de façon crédible à un acteur étatique, ils auraient agi.
Ils n’ont pas hésité à me faire part des difficultés qu’ils ont vécues. Ils m’ont parlé de situations qui se sont produites en 2019 et en 2021, au cours desquelles des activités suspectes étaient menées en ligne, mais dont l’État d’origine ne pouvait pas à être établi.
Le PPIEM a donc été révisé à la suite des élections de 2019 et de 2021, notamment après la publication des rapports de James Judd81 (en 2020, concernant les élections de 2019) et de Morris Rosenberg82 (en 2023, concernant les élections de 2021). Plusieurs mises à jour ont été effectuées depuis l’élection de 2019, y compris les suivantes :
- permettre explicitement au groupe d’experts de consulter le directeur général des élections et de recevoir des renseignements et des conseils de sources autres que les organismes de sécurité nationale;
- préciser la capacité du groupe d’experts d’examiner les incidents potentiels d’ingérence impliquant des acteurs malveillants nationaux et étrangers83.
(d) Le Mécanisme de réponse rapide du G7
Au cours du Sommet du G7 de 2018, à Charlevoix, les dirigeants du G7 ont annoncé le lancement du Mécanisme de réponse rapide du G7 (le MRR), dont l’objectif est d’optimiser la collaboration entre le Canada et ses partenaires du G7 dans les domaines suivants :
- renforcer les connaissances et les capacités pour lutter contre les menaces étrangères, à l’échelle nationale et infranationale, au sein du MRR du G7 et avec les partenaires clés;
- élaborer des méthodes et des outils communs d’analyse de données pour repérer les menaces étrangères;
- soutenir la recherche pour arriver à une compréhension et à une démarche communes en matière de manipulation de l’information et d’ingérence étrangère;
- renforcer la capacité du MRR du G7 à répondre de manière coordonnée aux menaces étrangères;
- renforcer la collaboration avec d’autres organisations et initiatives internationales, la société civile, le milieu universitaire et l’industrie pour repérer les menaces étrangères et lutter contre celles-ci;
- communiquer les travaux du MRR du G7 aux publics du G7 au moyen de rapports annuels portant sur les menaces étrangères à la démocratie84.
Le MRR du G7 s’emploie surtout à surveiller et à contrer la désinformation parrainée par des États étrangers85.
Dans le cadre du MRR du G7, le gouvernement a mis sur pied le Mécanisme de réponse rapide du Canada (MRR Canada), qui sert de secrétariat permanent au MRR du G7. Dans le cadre de ses fonctions, le MRR Canada exécute le MRR du G7. Il soutient aussi les démarches du Canada afin de surveiller les activités de désinformation parrainées par les États étrangers et d’y répondre.
En période électorale, le MRR Canada agit à titre de système d’alerte pour le Groupe de travail. Dans un autre ordre d’idée, le MRR Canada fournit aussi de façon continue des analyses de données en consultation libre sur les menaces à la démocratie86.
(e) L’Initiative de citoyenneté numérique
L’Initiative de citoyenneté numérique consiste en une stratégie qui vise à renforcer la résilience des citoyens face à la mésinformation et à la désinformation grâce à des partenariats avec des organisations de la société civile qui visent à soutenir un écosystème d’information sain. Dans le cadre de ce programme, Patrimoine canadien a consacré 7 millions de dollars, en 2019-2020, à 23 projets réalisés par des organisations de la société civile visant à informer les Canadiens sur la désinformation en ligne, à renforcer leur résilience à cet égard, et à les encourager à prendre part au processus démocratique87. L’Initiative de citoyenneté numérique appuie aussi la recherche qui vise à favoriser la résilience face à la mésinformation et la désinformation, ainsi qu’à établir des « principes sur la diversité des contenus en ligne pour renforcer la résilience démocratique et des citoyens. »88
(f) Le Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement
En 2017, le Parlement a mis sur pied le Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement (CPSNR) en passant la Loi sur le Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement (Loi sur CPSNR)89. Le CPSNR est un organe permettant aux députés de tous les partis reconnus et aux sénateurs détenant la cote de sécurité de niveau « très secret » d’examiner les enjeux liés à la sécurité nationale et au renseignement. Le mandat du CPSNR est d’examiner :
- les cadres législatif, réglementaire, stratégique, financier et administratif de la sécurité nationale et du renseignement;
- toutes les activités des ministères liées à la sécurité nationale ou au renseignement, à moins que l’activité ne soit une opération en cours et que le ministre compétent ne détermine que l’examen porterait atteinte à la sécurité nationale;
- toute question liée à la sécurité nationale ou au renseignement dont il est saisi par un ministre90.
Dans le cadre de son mandat en vertu de la Loi, le CPSNR procède à deux types d’examens :
- un « examen du cadre », qui porte sur le cadre législatif, réglementaire, stratégique administratif et financier pour la sécurité nationale ou le renseignement;
- un « examen des activités », qui porte sur toute activité menée par un organisme lié à la sécurité nationale ou au renseignement. Bien que ces examens portent généralement sur un seul organisme, ils examinent souvent la façon dont cet organisme travaille avec d’autres pour remplir son mandat ou pour aborder des questions d’intérêt commun91.
En plus de ces deux types d’examen, le CPSNR peut examiner toute question liée à la sécurité nationale ou au renseignement dont il est saisi par un ministre92.
Le CPSNR est un organe exécutif qui relève directement du premier ministre, mais il est composé de députés de tous les partis ayant statut de parti à la Chambre des communes, et d’un membre indépendant du Sénat. Outre les rapports qu’il remet au premier ministre chaque année, le CPSNR rédige également des rapports spéciaux sur des sujets d’intérêt particuliers qui s’inscrivent dans son mandat. Ces rapports sont classifiés et, dans les versions qu’il publie, les renseignements classifiés sont caviardés93. Comme il est indiqué plus loin, en mars 2023, le premier ministre a demandé au CPSNR d’effectuer un examen pour évaluer l’état de l’ingérence étrangère dans les processus électoraux fédéraux. Le Comité poursuit ainsi le travail entrepris dans le cadre de son précédent examen sur la réponse du gouvernement à l’ingérence étrangère pour la période de 2015 à 2018, et dont le rapport a été déposé au Parlement en 202094.
(g) Office de surveillance des activités de sécurité national et de renseignement
Le 19 juin 2019, le Parlement a établi l’Office de surveillance des activités de sécurité nationale et de renseignement (OSSNR) par suite de l’entrée en vigueur de la Loi sur l’Office de surveillance des activités de sécurité national et de renseignement (Loi sur l’OSSNR)95. La présidence de l’OSSNR est actuellement assurée par l’ancienne juge de la Cour suprême, l’honorable Marie Deschamps. L’organisme compte entre trois et six membres, tous nommés par le gouverneur en conseil, sur recommandation du premier ministre. Aux termes de la Loi sur l’OSSNR, ce dernier ne peut faire une telle recommandation qu’après avoir consulté les personnes suivantes :
- le leader ou représentant du gouvernement au Sénat et le leader de l’opposition au Sénat;
- le leader ou facilitateur de chacun des partis ou groupes parlementaires reconnus au Sénat;
- le chef de l’opposition à la Chambre des communes;
- le chef de chacun des partis comptant au moins 12 députés de cette chambre96.
L’OSSNR a pour mandat d’examiner de manière intégrée toutes les activités fédérales en matière de sécurité nationale et de renseignement. Il a donc le pouvoir d’examiner les activités du SCRS et du CST, ainsi que les activités touchant à la sécurité nationale et au renseignement de l’ensemble des autres ministères ou organismes dont, par exemple, la GRC, l’Agence des services frontaliers du Canada, le ministère de la Défense nationale, AMC et le ministère de la Justice97. Auparavant, chaque agence de renseignement de sécurité disposait de son propre organisme d’examen. Or, ce cadre ne permettait pas d’effectuer de manière intégrée un examen des activités du gouvernement en matière de sécurité et de renseignement.
Pour exercer son mandat, l’OSSNR reçoit des renseignements détenus par des entités fédérales qu’il juge pertinents, dont des renseignements classifiés ou assujettis à un privilège juridique, à l’exception des renseignements confidentiels du Cabinet98.
Dans le cadre de ses examens, l’OSSNR peut formuler les conclusions et recommandations qu’il estime indiquées, notamment ce qui a trait au respect par les ministères de la loi et des instructions et directives ministérielles applicables, de même qu’au caractère raisonnable et à la nécessité de l’exercice par les ministères de leurs pouvoirs99.
En mars 2023, le premier ministre a demandé à l’OSSNR de mener un examen pour évaluer l’état de l’ingérence étrangère dans les processus électoraux fédéraux et d’en rendre compte. Il avait donné le même mandat au CPSNR, et les deux entités ont donc indiqué qu’ils coordonneraient leurs travaux.
(h) Cadre politique en 2022
En 2022, le gouvernement a donc continué d’examiner les options dont il disposait pour protéger cinq secteurs prioritaires contre les activités d’acteurs étatiques considérés comme hostiles : processus et institutions démocratiques, communautés, prospérité économique, affaires internationales et défense, et infrastructures critiques. Parmi ces options, mentionnons la création d’un poste de coordonnateur national de la lutte contre l’ingérence étrangère au ministère de la Sécurité publique ainsi que d’un registre d’agents étrangers, ou encore des modifications à la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, à la Loi sur la protection de l’information et au Code criminel du Canada. Divers ministres et leurs ministères ont travaillé à la mise en œuvre de ces options en 2022 et en 2023. À titre d’exemple, Sébastien Aubertin-Giguère a été nommé coordonnateur national de la lutte contre l’ingérence étrangère à l’été de 2022.
(i) Initiatives de 2023
En mars 2023, le cabinet du premier ministre a annoncé les mesures supplémentaires suivantes :
- un examen de l’état de l’ingérence étrangère dans les processus électoraux fédéraux, par le CPSNR – ce dernier nous a fait parvenir son mandat confidentiel, qui me convainc qu’il se penche sérieusement sur la question;
- un examen, par l’OSSNR, de la manière dont les agences de renseignement nationales ont géré les cas d’ingérence étrangère durant les 43e (2019) et 44e (2021) élections fédérales générales;
- des consultations publiques sur la création d’un registre visant la transparence en matière d’influence étrangère;
- la création du poste de coordonnateur national de la lutte contre l’ingérence étrangère à Sécurité publique Canada;
- la publication d’une directive ministérielle précisant que le SCRS « s’efforcera, dans la mesure du possible et dans le respect de la loi, tout en protégeant la sécurité et l’intégrité des opérations et des enquêtes de sécurité nationale et de renseignement, de veiller à ce que les parlementaires soient informés des menaces à la sécurité du Canada qui sont dirigées contre eux100 »
- l’élaboration d’un plan pour traiter les autres recommandations du CPSNR, le rapport Rosenberg (défini plus bas), et d’autres examens de l’ingérence étrangère (décrits dans un rapport publié le 6 avril 2023 par l’honorable Dominic LeBlanc, ministre des Affaires intergouvernementales, de l’Infrastructure et des Collectivités, et Janice Charette, greffière du Conseil privé et secrétaire du Cabinet, et qui était intitulé « Contrer une menace en évolution : mise à jour sur les recommandations visant à prévenir l’ingérence étrangère dans les institutions démocratiques canadiennes », dont il est question plus en détail plus bas101);
- un investissement de 5,5 millions de dollars dans le réseau de recherche sur les médias numériques au Canada102.
Le gouvernement a continué de prendre un certain nombre de mesures pour contrer la menace d’ingérence étrangère, qui évolue rapidement; la protection et le maintien de nos institutions démocratiques demeurent des priorités nettes.
VII. Élections de 2019 et 2021
S’agissant d’évaluer si la réponse du gouvernement à l’ingérence étrangère a été suffisante, une partie importante de mon mandat consiste à examiner les élections de 2019 et de 2021. J’ai abordé plus haut les principales allégations quant à des cas précis d’ingérence étrangère. Il est toutefois important de dire aux Canadiens de quelle manière le PPIEM a été appliqué durant les élections de 2019 et de 2021, puisqu’elle montre l’efficacité des mesures de protection mises en place par le gouvernement.
Comme je l’explique plus en détail plus loin, les principaux aspects du PPIEM ont déjà été évalués par des examinateurs indépendants. Je ferai le résumé de leurs rapports et de leurs conclusions, afin d’exposer le contexte dans lequel se sont déroulées les élections de 2019 et de 2021, de décrire la réponse du gouvernement à ces conclusions, et de présenter que ce d’autres ont conclu de cette réponse. Cela ne signifie pas nécessairement que j’adhère aux conclusions ou aux recommandations formulées dans ces rapports. Là où je voudrai tirer des conclusions à l’égard de faits ou encore faire des recommandations, je le préciserai. Par ailleurs, nombre des questions soulevées par les conclusions et les recommandations faites dans les rapports que je résume plus bas touchent à des points de politique que j’aborderai dans la deuxième partie de mon mandat.
1. Élection de 2019
La 43e élection générale a eu lieu le 21 octobre 2019103. La période de scrutin a commencé le 11 septembre 2019 et s’est échelonnée sur 41 jours104.
Le PLC a conservé le pouvoir en remportant une majorité simple de 157 sièges. Le PCC a obtenu 121 sièges, le Bloc québécois a fait élire 32 députés, le NPD a remporté 24 sièges, le Parti vert en a eu trois et un candidat indépendant a été élu105.
Le PPIEM a d’abord été adopté en 2019, avant l’élection fédérale de 2019. L’annonce en avait été faite au début de l’année, et la Directive du Cabinet qui établissait le PPIEM a été rendue publique le 9 juillet 2019. En prévision de l’élection, un groupe de cinq experts avait commencé à se réunir en mai 2019106. Il n’avait pas estimé indiqué d’intervenir dans l’élection, puisqu’aucune menace ne répondait aux critères établis.
La mise en œuvre du PPIEM dans l’élection de 2019 a fait l’objet d’un examen mené par Jim Judd, un haut-fonctionnaire (maintenant à la retraite); les résultats de cet examen figurent dans un rapport publié en mai 2020 (Rapport Judd). On y explique le contexte dans lequel s’inscrivait l’ingérence étrangère au Canada entre 2016 et l’élection fédérale de 2019, puis évalue les aspects procéduraux de la mise en œuvre du PPIEM107. Il n’a évalué l’issue d’une quelconque prise de décision108. Enfin, il n’avait accès qu’à des renseignements classés « secret » et non pas « très secret »109 ou d’une classification inférieure.
Dans son rapport, M. Judd conclut que la mise en œuvre du PPIEM a été couronnée de succès, et que si le groupe d’experts n’est pas intervenu, il était prêt à le faire si la situation le justifiait110. Il expose quelques enjeux touchant à la mise en œuvre du PPIEM en 2019 (bien que, selon lui, aucun de ces enjeux n’ait empêché le groupe d’experts d’exécuter son mandat) :
- Une première - Dans le rapport, il est précisé que le PPIEM était une invention unique au Canada, et qu’il s’agissait d’« une expérience tout à fait inédite dans le contexte canadien, et [qu’]aucune initiative similaire avec laquelle établir des comparaisons et tirer des leçons n’avait encore été mise en œuvre ailleurs dans le monde »111.
- Le temps - M. Judd indique que le temps a été un enjeu pour deux raisons. Tout d’abord, il y avait relativement peu de temps pour préparer le groupe d’experts entre sa création et l’élection. Ensuite, fondamentalement, la campagne électorale dure 50 jours de sorte que le groupe d’expert devait prendre des décisions dans une période dynamique et en constante évolution, « dans le contexte précipité des campagnes politiques, des médias de nouvelles et des réseaux sociaux qui bat son plein 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 »112.
- Les critères à remplir - Comme les critères sont qualitatifs, M. Judd indique qu’ils ne se prêtaient pas facilement à l’application de paramètres « quantifiables » sur lesquels fonder une décision113. Le groupe d’experts a donc dû prendre des décisions en fonction du contexte de l’ingérence. Enfin, toute décision d’informer le public d’une possible menace durant la période de scrutin devait être consensuelle.114
- Le problème de l’information imparfaite et de la diversité de l’ingérence - Finalement, il a été établi dans le Rapport Judd que l’information imparfaite ainsi que la possible diversité de sources et de types d’ingérence sont des enjeux particuliers sur lesquels le groupe d’experts doit se pencher115. Il souligne que le groupe de cinq hauts fonctionnaires devrait évaluer l’information qui était incomplète et prendre en considération des interventions par un éventail d’acteurs hostiles (acteurs d’États étrangers et non étatiques, ou même des acteurs nationaux cherchant à perturber le processus électoral)116. Il a relevé le problème particulier (un problème que j’ai également reconnu plus tôt dans le présent rapport) que constitue « la difficulté de faire la distinction entre les activités émanant véritablement d’acteurs nationaux et les actions étrangères a posé un problème particulier »117.
- Les exigences des rôles multiples - Dans le Rapport Judd, on fait remarquer que durant la période électorale pendant laquelle ils font partie du groupe de cinq experts, il est aussi attendu des membres qu’ils continuent à assumer les responsabilités quotidiennes de leurs postes de la même manière qu’en période préélectorale118. M. Judd souligne également que dans le cas de trois sous-ministres du groupe de cinq experts qui étaient relativement nouveaux à leurs postes au moment de l’élection cela signifiait, concrètement que « la courbe d’apprentissage était double » pour s’acquitter de leurs obligations dans le cadre du PPIEM119.
Le Rapport Judd passe en revue les activités du groupe d’experts, en commençant par sa première réunion en mai 2019. Les délibérations portaient sur les questions suivantes :
- parvenir à une compréhension commune du PPIEM et de ses éléments, en particulier des critères justifiant une intervention du groupe de cinq experts;
- connaître les rôles, les responsabilités, les façons de fonctionner et la personnalité des principaux responsables et organismes (le directeur général des élections et Élections Canada, le commissaire aux élections fédérales et les organismes de sécurité);
- comprendre les possibles menaces d’ingérence étrangère dans le processus électoral, notamment en ce qui a trait au rôle que pourraient jouer les acteurs malveillants nationaux et le rôle catalyseur que les plateformes de médias sociaux pourraient jouer pour couvrir ces activités;
- évaluer la relation entre un acte d’ingérence et son impact potentiel ou réel sur l’élection et les électeurs (ainsi que l’impact que pourrait avoir une intervention du groupe du groupe de cinq experts pendant la période électorale);
- arriver à une compréhension commune de ce qui constituait la base de référence au Canada des activités d’ingérence étrangère en cours (cybernétique ou traditionnelle). Dans le Rapport Judd, on suggère que le groupe de cinq experts menait ses activités en partant du principe qu’il s’agirait d’un niveau d’interférence constant à l’avenir, et que « toute nouvelle attaque au-delà de ce niveau devrait être étudiée de plus près »120;
- améliorer les compétences en matière de travail d’équipe et de prise de décision par consensus121.
Dans le Rapport Judd, il est précisé que « dès la première réunion et jusqu’à la période électorale, la question du seuil d’ingérence exigeant l’intervention du groupe d’experts a fait l’objet de discussions et de débats continus », et que ces discussions « ont suscité une diversité d’opinions et d’observations qui ont aidé à éclairer les points de vue sur les critères à remplir et les circonstances qui pourraient inciter le groupe d’experts à intervenir »122. Ces discussions étaient orientées, en partie, par un amalgame quotidien de renseignement en provenance de sources multiples et d’évaluations des médias sociaux préparé par le groupe de travail sur les menaces en matière de sécurité et de renseignements visant les élections123.
Il concluait que le fait que le groupe de cinq experts n’ait pas eu à intervenir dans l’élection de 2019 était « une bonne nouvelle » et que «dans l’ensemble, la mise en œuvre du Protocole a été couronnée de124 succès ».
À la suite de cet examen, les recommandations suivantes ont été présentées dans le rapport :
- étendre les activités du Protocole de manière à inclure les périodes préélectorales et électorales, même si M. Judd reconnaît que cela ne serait pas possible dans le cas d’une élection déclenchée par une motion de censure125;
- préparer le groupe de cinq hauts fonctionnaires plus tôt, particulièrement les nouveaux membres126;
- disposer d’une stratégie médiatique adéquate127;
- suivre l’évolution des événements dans les cas d’ingérence étrangère ainsi que les contre-mesures prises par la communauté internationale128;
- examiner les travaux de recherche sur l’ingérence électorale des universités et des groupes de réflexion129;
- collaborer avec les partis politiques pour offrir des directives en matière de cybersécurité et l’accès à des renseignements classifiés portant sur de possibles menaces d’ingérence130;
- considérer la mise en place de partenariats avec des plateformes de médias sociaux pour lutter contre l’ingérence étrangère131.
Nous comprenons que le gouvernement a mis en œuvre ces suggestions, à l’exception de l’étendue des activités du PPIEM pour qu’elles comprennent la période préélectorale, car il a été estimé que le groupe de cinq experts ne devrait être en activité que lorsque la convention de transition est en vigueur. Avant cela, la responsabilité ministérielle est en place.
2. L’élection de 2021
La 44e élection a été déclenchée après que le premier ministre a demandé à la gouverneure générale de dissoudre le Parlement. L’élection a eu lieu le 20 septembre 2021, après une période préélectorale de 37 jours ayant commencé le 15 août 2021132.
Le PLC est demeuré au pouvoir en remportant 160 sièges. Le PCC a conservé 119 sièges, le Bloc québécois a obtenu 32 sièges, 25 sièges ont été remportés par le NPD et 2 sièges par le Parti vert133.
L’élection s’est déroulée au cœur de la pandémie de COVID-19, une question qui a fait ressortir des acteurs malveillants nationaux. Le discours électoral a été inondé de mauvaises informations sur les mesures sanitaires (comme les exigences vaccinales) et les restrictions gouvernementales134. On a assisté à une montée des sentiments hostiles à l’égard du gouvernement, et en particulier de la violence et des menaces de violence envers les dirigeants des partis, les responsables de campagne et le personnel électoral135.
En prévision de l’élection de 2021, des changements avaient été apportés au PPIEM. Premièrement, étant donné les risques que posaient des acteurs à l’intérieur du pays, le PPIEM, qui visait auparavant les points vulnérables à l’ingérence étrangère, tient maintenant compte des acteurs à l’intérieur du pays (compte tenu du fait que des acteurs à l’intérieur du pays étaient à l’origine de désinformation à l’occasion des élections de 2020 aux États-Unis)136. De plus, les organismes responsables de la sécurité ont informé les partis politiques, et ceux-ci pouvaient alerter ces organismes en retour en cas d’incident qui risquait selon eux de menacer l’intégrité de l’élection137. On a également modifié le PPIEM pour permettre explicitement au groupe des cinq experts de consulter le directeur général des élections s’il y avait lieu et pour que ce groupe puisse, à sa discrétion, recevoir de l’information en provenance d’autres sources que le groupe de travail sur les MSRE et les organismes responsables de la sécurité138.
Pour ce qui est de l’élection de 2021, un haut fonctionnaire à la retraite, Morris Rosenberg, a examiné la mise en œuvre du PPIEM et rédigé un rapport en février 2023 (le rapport Rosenberg). Afin de préparer son rapport, M. Rosenberg a mené des entrevues avec des fonctionnaires (notamment avec tous les membres du groupe des cinq experts de 2021), des représentants des grands partis politiques, des membres de la société civile, des universitaires et des responsables de plateformes de médias sociaux139. M. Rosenberg a également pu consulter les documents d’information préparés à l’intention du groupe des cinq experts ainsi que des documents du gouvernement du Canada140.
Le rapport Rosenberg conclut qu’il n’y a pas eu lors des élections fédérales de 2019 et de 2021 au Canada d’« ingérence étrangère à grande échelle semblable aux manœuvres russes lors de l’élection américaine de 2016 »141 Il y a toutefois eu des « efforts » d’ingérence étrangère ainsi que des incidents d’ingérence étrangère, mais ils ne remplissaient pas les critères nécessaires pour que le groupe des cinq experts prenne des mesures conformément au PPIEM142.
Quant à la question cruciale de savoir si ces critères avaient été remplis ou non, le rapport Rosenberg indique que le PPIEM énonce plusieurs normes qualitatives et qu’aucune d’entre elles n’était quantifiable de façon objective143. En particulier, M. Rosenberg a exprimé des réserves quant à la directive prévue à l’article 6.0 du PPIEM : « En fin de compte, c’est l’incidence sur la tenue d’élections libres et justes au Canada qui permettra de déterminer si les critères sont remplis et qu’une annonce publique est requise »144.
Selon ce qu’il a observé, il arrive que des fonctionnaires soient fortement convaincus de la véracité d’un renseignement en particulier sans toutefois être en mesure d’établir avec certitude son incidence durant la période électorale :
- « Le défi que représente la mesure de l’incidence a été mis en évidence dans un commentaire public sur les campagnes de désinformation pro-Beijing ciblant les candidats conservateurs. Les défaites subies par les conservateurs dans plusieurs circonscriptions comptant de nombreux représentants de la diaspora chinoise sont-elles attribuables à des attaques contre le programme conservateur et l’un de ses candidats par des médias associés ou favorables au gouvernement chinois? Découlent-elles plutôt de l’incapacité des conservateurs à établir un lien avec un nombre suffisant d’électeurs dans ces communautés? »45
Le rapport contient 16 recommandations, qui portent notamment sur les questions suivantes :
- Façon dont le groupe des cinq experts a été préparé en vue de l’élection;
- Structure du PPIEM, notamment à savoir s’il faudrait procéder à des annonces même lorsque les critères ne sont pas remplis;
- Amélioration de la stratégie de communication du gouvernement, notamment en annonçant les plans établis pour protéger les élections une année après la dernière élection, en reconnaissant que de l’ingérence peut survenir avant les élections et en précisant qui exactement s’attaque à l’ingérence en dehors de la période électorale, en soulignant toute la gamme des activités réalisées dans le cadre du PPIEM qui ne remplissent pas les critères et en précisant que leur évaluation porte sur les acteurs étrangers et les acteurs à l’intérieur du pays;
- Tenue de séances d’information secrètes à l’intention des représentants des partis politiques et de séances d’information sans classification à l’intention des députés;
- Évaluation de la capacité des organismes responsables du renseignement à assurer la sécurité à l’occasion des élections et des décisions qui donnent lieu à des mesures de réduction de la menace durant les périodes électorales146 .
À la suite de l’élection, des représentants du Parti conservateur du Canada se sont plaints au Secrétariat de la sécurité et du renseignement du BCP que de l’ingérence étrangère avait empêché le Parti de remporter des sièges. Leurs préoccupations concernaient particulièrement de l’information qui circulait dans WeChat au sujet de la position de M. O’Toole à l’égard de la Chine, information qui reprenait en grande partie le contenu d’un article paru dans le Hill Times (une source de nouvelles légitimes au Canada). Le Parti conservateur a fourni de l’information au BCP, qui l’a transmise au groupe de travail sur les MSRE pour qu’il enquête. Le groupe de travail a conclu que même si l’information circulait, il était incapable de la rattacher à une source parrainée par un État, et on ne savait pas exactement si l’amplification de cette information était de nature interne (à savoir si des utilisateurs de WeChat relayaient l’article en question parce qu’il revêtait de l’intérêt) ou si elle s’inscrivait dans le cadre d’une campagne. M. O’Toole a continué d’affirmer au cours des mois qui ont suivi que l’ingérence de la Chine avait empêché son parti de remporter huit ou neuf sièges. Comme je l’explique dans la section au sujet de mes conclusions, il est difficile d’accepter cette affirmation, que le groupe de travail sur les MSRE et le groupe d’experts de 2021 ont rejetée.
Par ailleurs, même l’équipe de la campagne de M. O’Toole a remis en question l’incidence de l’ingérence étrangère. En effet, le 25 avril 2023, Fred DeLorey, le directeur de la campagne de M. O’Toole, a mentionné au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre : « De toute évidence, nous n’avons pas obtenu les résultats escomptés parmi les Canadiens d’origine chinoise dans certaines circonscriptions […]. S’agit-il d’interférence ou de notre approche rigide? »147. Bien que la réponse à cette question soit inconnue, puisque nous ne pouvons pas savoir qui a voté pour qui, cette question soulève un point légitime, à savoir qu’il est certainement possible qu’une partie de la communauté d’origine chinoise au Canada n’était pas d’accord avec la position du Parti conservateur à l’égard de la Chine. Cela ne constitue pas de l’ingérence étrangère; il s’agit de quelque chose qui est propre au processus démocratique.
3. Préparation en vue de l’élection à venir : le rapport LeBlanc-Charette
Le 5 avril 2023, le ministre des Affaires intergouvernementales, de l’Infrastructure et des Collectivités (le ministre LeBlanc) et la greffière du Bureau du Conseil privé et secrétaire du Cabinet (Mme Charrette) ont publié un rapport d’étape (le rapport LeBlanc-Charrette) sur la mise en œuvre par le gouvernement des recommandations faites dans divers rapports, dont les rapports Judd et Rosenberg148.
Les recommandations contenues dans le rapport Judd avaient toutes été mises en œuvre, sauf celle visant à permettre au PPIEM d’être en vigueur en dehors des périodes électorales. Le rapport LeBlanc-Charrette explique qu’on n’a pas adopté cette recommandation pour d’éviter d’entraver la capacité des ministres à s’attaquer au problème de l’ingérence étrangère149.
Étant donné que le rapport Rosenberg a été présenté peu de temps avant la présentation du rapport LeBlanc-Charrette, au moment de sa présentation, le gouvernement examinait déjà (et continue d’examiner) les possibilités quant à la mise en œuvre d’un grand nombre des recommandations. Cependant, le gouvernement a affirmé que des changements seront apportés à la stratégie de communication au sujet de l’ingérence étrangère, et les recommandations à l’égard de la sécurité formulées dans le rapport ont toutes été acceptées150.
VIII. Conclusions
Le mandat qui m’avait été confié en lien avec mon premier rapport consistait à déterminer si d’autres procédures publiques étaient nécessaires. Je répondrai brièvement à cette question par l’affirmative. Je prévois donc tenir une série d’audiences publiques avec des Canadiens (particulièrement des membres des communautés concernées), des fonctionnaires (notamment des fonctionnaires à la retraite), des experts et d’autres parties intéressées afin de discuter de l’ingérence étrangère, de ses effets sur les communautés des diasporas ainsi que des améliorations que l’on pourrait apporter sur le plan stratégique et celui de la gouvernance pour améliorer les mesures que le gouvernement prend à cet égard.
J’ai bon espoir que ces audiences publiques permettront de continuer d’attirer l’attention sur le problème de l’ingérence étrangère, de sensibiliser la population au risque que ce problème représentante et de recueillir des renseignements utiles grâce auxquels je pourrai formuler des recommandations en vue de l’amélioration des politiques et de la gouvernance. J’espère également que ces audiences accéléreront les travaux du gouvernement en vue de l’élaboration de politiques pour lutter contre l’ingérence étrangère, en soulignant l’importance et l’urgence de prendre des mesures.
Ces audiences ne viseront pas à déterminer qui savait quoi ni les mesures que les personnes en question ont prises. Je me suis penché sur ces questions, j’ai tiré des conclusions et j’ai fourni le plus d’information possible à l’intention du public de même que dans une annexe confidentielle destinée au premier ministre et aux membres du Cabinet (ainsi qu’aux représentants ou chefs des partis d’opposition qui disposent de la cote de sécurité requise). En outre, j’ai recommandé au premier ministre de transmettre mon rapport, l’annexe confidentielle incluse, à la présidence du Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement et de l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement afin que le Comité et l’Office examinent mes conclusions et informent le premier ministre, le Parlement et le public s’ils n’y adhèrent pas.
Je me suis penché attentivement sur la question de savoir si la tenue d’une enquête en vertu de la Loi sur les enquêtes pourrait, en plus des travaux que j’ai accomplis, accroître la confiance de la population à l’égard du processus électoral. Au départ, à ma nomination, j’estimais très probable de recommander la tenue d’une enquête publique. Toutefois, compte tenu des documents et de l’information qui se retrouvent au cœur de toutes les enquêtes publiques, j’arrive plutôt à la conclusion que cela ne pourrait pas se dérouler publiquement. En effet, si une « enquête publique » devait avoir lieu, elle se déroulerait nécessairement de façon confidentielle et reproduirait en grande partie le processus que j’ai suivi, sans favoriser la transparence et la confiance davantage que je ne l’ai fait. De plus, la tenue d’une enquête publique susciterait des attentes auxquelles on ne pourrait pas répondre en fin de compte.
Je parviens à cette conclusion en tenant entièrement compte de la tradition qui veut que nous tenions une enquête publique lorsque nous sommes confrontés à une question épineuse de même qu’en tenant compte des avantages considérables que les enquêtes publiques ont procurés au Canada, entre autres (dernièrement) dans le cadre de la Commission sur l’état d’urgence, dirigée par le juge Paul Rouleau, qui a tenu des audiences au cours de 2022. Les enquêtes publiques sont utiles, et lorsque la situation s’y prête, il faut continuer d’y avoir recours pour que les Canadiens puissent eux-mêmes évaluer les situations et entendre les diverses personnes concernées. Cependant, comme je l’explique ci-dessous, rien de cela ne serait possible si l’on tenait une enquête sur les questions qui m’ont été confiées. Je me retrouverais alors plutôt à transférer un problème à quelqu’un d’autre, sans le résoudre, ni même sans établir de procédure qui puisse permettre de le résoudre. Cela prolongerait le processus sans l’approfondir.
Je présente mon raisonnement ci-dessous en expliquant en quoi consistent les enquêtes publiques, comment j’ai procédé pour enquêter sur les allégations et les contraintes que posent les enquêtes publiques lorsqu’il s’agit d’étudier une question publiquement.
1. En quoi consistent les enquêtes publiques?
En vertu de la Loi sur les enquêtes, le gouvernement fédéral peut nommer un commissaire d’enquête auquel il confie un mandat « sur toute question touchant le bon gouvernement du Canada ou la gestion des affaires publiques »151. À sa nomination, le commissaire a le pouvoir de sommer des témoins à comparaître et d’exiger la production de documents152. De cette façon, il peut obtenir les témoignages dont il a besoin pour mener une enquête approfondie, peu importe la question sur laquelle il doit se pencher.
Les enquêtes ne débouchent ni sur des accusations criminelles ni sur des poursuites civiles. Elles visent plutôt à favoriser la transparence sur la scène publique. Pour ce faire, les enquêtes prévoient la tenue d’audiences publiques et le recours à l’avis d’experts afin que les Canadiens puissent voir et entendre eux-mêmes les témoignages au sujet de la question étudiée et les comparer aux conclusions auxquelles le commissaire arrivera.
Bien qu’il existe au Canada une longue et riche tradition quant à la tenue d’enquêtes publiques, ces dernières ne sont pas tenues, et ne doivent pas être tenues, sans raison valable. En effet, les enquêtes publiques ne sont pas particulièrement efficaces pour établir des faits. De plus, en raison de leur nature, elles sont coûteuses et s’étendent sur une longue période, souvent sur des années. L’avocat de la commission convoque les témoins, qui font l’objet d’un contre-interrogatoire par les autres parties. Des avocats dirigent cette procédure, qui tend à prendre une tangente quasi accusatoire. Lorsque le gouvernement tient une enquête publique, c’est qu’il estime que la transparence nécessaire dans la sphère publique a davantage de poids que les pratiques inefficaces des enquêtes publiques. Si certaines enquêtes publiques ont recours au huis clos, il serait très inhabituel qu’elles se tiennent presque entièrement à huis clos. En effet, cela irait à l’encontre de leur principal objet, qui est de rendre des comptes publiquement en faisant preuve de transparence.
2. Les mesures que j’ai prises pour enquêter sur les allégations
À ma nomination, on m’a donné le mandat d’évaluer différentes questions. Dans le cadre du présent rapport, et de la question de savoir si une enquête publique est nécessaire, je me suis principalement penché sur l’étendue de l’ingérence étrangère dans les processus électoraux du Canada et sur ses répercussions sur ceux-ci, telles qu’elles ont été mentionnées dans les médias, sur les mesures prises par le gouvernement (y compris le SCRS, le BCP, les groupes de cinq experts de 2019 et 2021, et d’autres organismes et fonctionnaires), sur les informations qui ont été communiquées au premier ministre, aux ministres, au Cabinet et aux cabinets ministériels (notamment le CPM) ainsi que sur les mesures prises par ceux-ci.
Le travail accompli par mon équipe pour répondre à ces questions ne peut pas être divulgué au public. Le gouvernement a mis à la disposition de mon équipe une quantité importante de renseignements publics sur l’ingérence étrangère, mais la majorité de ces renseignements consiste en des documents hautement classifiés, y compris des renseignements bruts et analysés, des rapports gouvernementaux et des notes de service. J’ai participé à des séances de breffage classifiées et mené des entretiens de nature très délicate avec des représentants du gouvernement, notamment de nombreuses réunions avec le directeur du SCRS, la chef du CST et la CSNR, ainsi qu’avec des personnes qui relèvent d’eux, et avec leurs spécialistes en matière d’ingérence étrangère. Ces documents et ces entretiens ont été très instructifs, car ils apportent des éclaircissements sur les questions énumérées plus haut; ce processus n’aurait toutefois pas pu être public. En effet, toute mon équipe, moi y compris, a dû obtenir une habilitation de sécurité de niveau très secret juste pour pouvoir consulter les documents, assister aux breffages et mener les entrevues. Maintenant que j’ai examiné ces renseignements, je comprends les raisons pour lesquelles ils sont traités de façon aussi délicate : des adversaires étrangers pourraient facilement y discerner des sources et des méthodes, ce qui pourrait mettre en danger la population. Ces renseignements ne peuvent pas être rendus publics dans leur forme actuelle ni être regroupés au point de pouvoir être rendus publics. Cela dit, les documents que nous avons consultés et les renseignements que nous avons reçus ont été très utiles, essentiels même, en vue de tirer des conclusions judicieuses.
3. Les limites d’une enquête publique
Comme je l’ai mentionné plus haut, lorsque j’ai été nommé rapporteur spécial, je penchais pour la recommandation d’une enquête publique. Toutefois, au fil du processus d’examen, je me suis demandé plusieurs fois quel serait l’intérêt d’une enquête publique pour la population canadienne compte tenu des restrictions qui s’appliquent aux documents qui devraient être soumis au commissionnaire. Ma conclusion est que cela n’aiderait pas à accroître la confiance.
Une enquête publique ne serait pas, pour une grande partie, publique. Un commissionnaire se trouverait dans la même position que moi aujourd’hui : il consulterait les documents en privé, parlerait aux témoins en privé et, en fin de compte, offrirait au public des conclusions qui ne citent que peu d’éléments de preuve précis. Une enquête publique serait tout aussi insatisfaisante que mon processus, puisqu’elle ne pourrait pas être menée publiquement; le fait qu’il y ait deux processus ne changerait rien au peu de satisfaction qui en serait retirée. Une enquête publique retarderait l’inévitable sans toutefois l’empêcher : la population canadienne (ainsi que les médias et les parlementaires qui n’ont pas d’habilitation de sécurité) devra se faire à l’idée qu’elle ne pourra pas consulter les renseignements et les notes de service internes ni connaître les points de vue détaillés des agences de sécurité. Cela peut paraître dommage, mais c’est nécessaire pour protéger la sécurité nationale et les sources sur lesquelles comptent nos organismes de renseignement, ainsi que pour tenir nos obligations envers nos partenaires du Groupe des cinq.
4. Les mécanismes de transparence et de surveillance
Comme le gouvernement agit en notre nom en tant que citoyens et compte tenu de l’objectif de confiance, la transparence doit être la règle, et le secret, l’exception. Nous voulons savoir, et nous en avons pleinement le droit, ce que le gouvernement fait en notre nom. Cela dit, permettre au gouvernement de garder certaines questions de sécurité nationale confidentielles est un compromis que nous acceptons en tant que citoyens. Les renseignements améliorent notre sécurité, mais ce ne serait pas le cas s’ils étaient tous rendus publics. Personne n’accepterait de devenir une source, la vie des sources existantes serait même mise en danger et les méthodes seraient compromises peu de temps après avoir été développées. Nous ne pourrions pas poursuivre notre partenariat dans le cadre du Groupe des cinq, car nos alliés seraient réticents à nous communiquer des renseignements si tout était rendu public. De plus, pour des raisons évidentes, les renseignements recueillis ne seraient d’aucune utilité si nos adversaires pouvaient les consulter. Pour toutes ces raisons, le Parlement a adopté la Loi sur la protection de l’information, qui vise à empêcher la divulgation publique de différents types d’information.
Toutefois, comme la transparence doit être la règle et le secret, l’exception, le Parlement a mis en place d’importants mécanismes de surveillance afin que les mesures prises par le gouvernement puissent être examinées. Deux mécanismes en particulier sont pertinents dans le cadre de mon mandat : le CPSNR et l’OSSNR, qui sont selon moi essentiels au rétablissement du rôle du Parlement en tant que superviseur attentif et facilitateur de confiance.
(a) Le CPSNR
La Loi sur le Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement de 2017 a établi un comité de parlementaires qui a accès à des renseignements classifiés. Les objectifs du comité sont énoncés à l’article 8 de la Loi, comme expliqué plus haut.
Le CPSNR est actuellement composé de quatre députés du PLC (dont le président du comité, M. McGuinty), de deux députés du PCC, d’un député du Bloc Québécois, d’un député du NPD et d’une sénatrice indépendante, qui ont tous une habilitation de sécurité suffisante pour consulter un éventail complet de documents et qui sont tenus par la loi de maintenir la confidentialité de ces documents.
(b) L’OSSNR
La Loi sur l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement de 2019 a établi un office de surveillance composé de Canadiens respectés qui ont une bonne connaissance des questions de sécurité nationale. Le mandat de l’Office est énoncé dans la Loi, comme expliqué plus haut.
La présidente de l’OSSNR est actuellement l’honorable Marie Deschamps, une juge qui a siégé pendant plus de 20 ans à différentes cours, dont la Cour suprême du Canada. On compte parmi les autres membres un professeur de droit, le doyen d’une faculté de droit, une ancienne CSNR du temps du premier ministre Harper, une avocate en exercice et un entrepreneur, qui ont eux aussi tous l’habilitation de sécurité adéquate.
(c) Le rôle important du CPSNR et de l’OSSNR
Le CPSNR et l’OSSNR existent afin de faire le pont entre le besoin d’avoir un gouvernement transparent dans une société démocratique et la nécessité de garder certaines questions confidentielles pour des raisons de sécurité nationale. Ce sont des mandataires qui, au nom de la population canadienne, veillent à ce que le gouvernement et ses organismes agissent de manière appropriée en ce qui concerne les questions qui demeurent confidentielles. Ils sont donc bien placés pour revoir mes conclusions.
J’ai fourni une annexe confidentielle qui offre davantage de détails aux personnes qui possèdent l’habilitation de sécurité appropriée. Mon rapport, y compris l’annexe confidentielle, et tous les documents qui m’ont été fournis doivent être transmis au CPSNR et à l’OSSNR pour qu’ils puissent les examiner en détail et déterminer s’ils tirent des conclusions différentes des miennes. J’ai remarqué que j’avais eu accès à des documents confidentiels du Cabinet, que le CPSNR et l’OSSNR n’ont normalement pas le droit de voir. Je recommande toutefois au gouvernement de divulguer ces documents au CPSNR et à l’OSSNR, car ils se sont avérés instructifs et, selon moi, ils reflètent l’examen minutieux des questions difficiles auquel procède le Cabinet fédéral. Il serait pertinent de permettre au CPSNR et à l’OSSNR de les consulter afin qu’ils aient accès aux mêmes renseignements que moi.
J’encourage fortement le CPSNR à s’assurer que son examen est fait d’une manière qui encourage un maximum d’impartialité et un minimum de partisanerie. Le sujet est trop important pour laisser place à la partisanerie, car il en va de la confiance de la population envers nos institutions démocratiques. Je recommande donc que le CPSNR collabore étroitement avec l’OSSNR autant que possible. Le rôle d’experts externes non partisans des membres de l’Office sera important pour garantir que l’examen est aussi fiable et neutre que possible. De plus, l’OSSNR compte de nombreux spécialistes qui pourraient participer à l’examen.
Je recommande également que les chefs des trois partis de l’opposition demandent des habilitations de sécurité de niveau très secret afin qu’ils puissent examiner l’annexe confidentielle et observer les procédures du CPSNR. Enfin, je recommande que le premier ministre et le Cabinet collaborent pleinement avec le CPSNR, y compris en comparaissant devant le CPSNR pour répondre aux questions et fournir des renseignements lorsqu’on les invite à le faire.
J’ai conscience que cet examen par le CPSNR se fera forcément à huis clos, et non en public, compte tenu de l’importance de maintenir la confidentialité des renseignements pertinents. Toutefois, en demandant à des parlementaires de procéder à l’examen, je soumets mon travail et mes conclusions à l’analyse de représentants élus qui ont été spécialement choisis pour ce travail. Cela ne remplace pas parfaitement une transparence complète envers le public, mais c’est une solution plus favorable qu’une enquête publique qui devrait se faire presque entièrement à huis clos, en plus de garantir un examen par les parlementaires en complément du travail des comités parlementaires et du Parlement en tant que tel.
(d) Le rôle des chefs de l’opposition
Enfin, j’aimerais souligner que mon mandat comprend la présentation de rapports au premier ministre, lesquels seront ensuite transmis rapidement aux chefs de l’opposition et à la population canadienne. Je recommande au gouvernement de commencer immédiatement sa collaboration avec les chefs de l’opposition afin que ces derniers obtiennent l’habilitation de sécurité nécessaire pour lire et examiner la totalité de mon rapport, y compris l’annexe confidentielle. Même si je suis conscient que dans des circonstances politiques normales, un chef de l’opposition pourrait refuser d’être soumis aux contraintes de la Loi sur la sécurité de l’information, la question qui nous préoccupe est trop importante pour qu’une personne qui aspire à diriger le Canada maintienne intentionnellement un voile d’ignorance sur ces questions. Certains partis politiques pourraient être en désaccord avec la politique ou les priorités, mais ils devraient s’exprimer en se basant sur une compréhension commune de faits réels, et non en spéculant ou en faisant des déductions à partir d’informations diffusées par les médias qui se fondent sur des fuites de parties d’informations.
Ces examens de surveillance devraient améliorer la confiance et garantir que le Parlement dispose de bases plus saines pour les importants débats à venir sur l’ingérence étrangère et les étapes à prendre pour la détecter, la dissuader et la contrer.
5. Les questions à examiner lors de la partie publique de mon travail
Pour les raisons que j’ai énoncées plus haut, une enquête publique ne pourrait pas s’attaquer publiquement aux questions vitales présentées dans le présent rapport, et ne ferait que largement reproduire le processus que j’ai mené. Cependant, en plus des questions sur lesquelles je me suis penché dans le cadre de mon premier rapport, mon mandat me confiait les tâches ci-dessous.
- Examiner les questions auxquelles devrait répondre le Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement et l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement dans le cadre de leurs travaux, et relever toutes les questions d’intérêt public en suspens et toutes les réponses nécessaires pour assurer la confiance du public en ce qui a trait à la question de l’ingérence étrangère au cours des 43e et 44e élections générales, outre celles auxquelles répondront le Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement et l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement.
- Examiner les innovations et les améliorations des organismes publics et leur coordination en ce qui a trait à la lutte contre l’ingérence étrangère dans les élections fédérales, y compris les changements dans la conception institutionnelle et la coordination des moyens gouvernementaux déployés pour assurer une protection contre l’ingérence électorale ou lutter contre celle-ci.
- Faire rapport sur toute autre question d’importance connexe.
J’ai l’intention de passer presque tout le reste de mon mandat en tant que RSI à me pencher sur ces questions, et de le faire publiquement. Jusque-là, j’ai axé mon travail principalement sur l’examen des dossiers du gouvernement et la tenue d’entretiens avec le personnel gouvernemental. Lors de la prochaine étape, je souhaite trouver des façons de parler publiquement de ces questions à la population canadienne et d’écouter ce qu’elle a à dire. Par exemple, j’ai déjà reçu des lettres de certaines organisations de la communauté sino-canadienne, qui font part de leurs inquiétudes quant à l’incidence de l’ingérence étrangère sur la diaspora chinoise et aux répercussions négatives de l’ingérence sur la société civile au sein de cette communauté. Je compte donc organiser des audiences publiques qui permettront d’entendre l’avis des membres de la diaspora et d’experts en sécurité nationale et en relations internationales. Je souhaite également reproduire en public certaines conversations que j’ai eues avec de hauts représentants de la sécurité nationale, afin que la population canadienne puisse les entendre directement.
Voici certaines des questions que j’ai l’intention d’aborder au cours de la deuxième partie de mon mandat :
- les préoccupations de la diaspora et des individus quant à l’ingérence étrangère;
- la lutte contre l’ingérence étrangère;
- le dilemme entourant le renseignement et la preuve, et la façon de le régler;
- le rôle et la structure du CPSNR, et la possibilité de renforcer le Comité;
- les modifications à la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité qui pourraient faciliter la lutte contre l’ingérence étrangère;
- les problèmes liés à l’appareil gouvernemental, notamment :
- les processus de transmission des renseignements aux hauts dirigeants, ce qui comprend une meilleure reddition de compte afin que les bonnes personnes consultent les bons renseignements, y compris aux échelons supérieurs de la fonction publique et de la politique,
- les protocoles de suivi, afin qu’il soit possible de retracer quelles personnes ont vu quels renseignements et à quel moment,
- une hiérarchisation plus claire des responsabilités en ce qui concerne des recommandations sur la façon de réagir aux renseignements,
- un processus mené par le gouvernement (et non par un organisme) pour la déclassification des renseignements afin d’améliorer la transparence,
- des arguments en faveur d’un comité du Cabinet chargé de la sécurité nationale,
- la question de savoir si le CPSNR a été correctement constitué en tant que comité exécutif plutôt qu’en tant que comité du Parlement;
- la façon dont le gouvernement traite les menaces envers les représentants élus. Je sais que le premier ministre a déjà annoncé avoir modifié les exigences de signalement pour ces incidents. Il serait utile de les examiner afin de voir si elles sont adaptées et de déterminer si d’autres recommandations pourraient aider.
Une fois ce processus terminé, je ferai rapport au premier ministre, qui a indiqué dans mon mandat qu’il avait l’intention de transmettre mes rapports aux chefs de l’opposition et à la population canadienne. Je m’attends à ce que ce rapport contienne nettement moins de renseignements sensibles, puisqu’il sera axé sur la gouvernance et la conception organisationnelle plutôt que sur la question de savoir quelles personnes ont consulté quels renseignements et à quel moment. Par conséquent, lorsque le gouvernement aura consulté mon rapport final, il pourra étudier (et le Parlement pourra débattre de la question) s’il est nécessaire d’en faire plus en public en vue de sensibiliser la population canadienne sur l’ingérence étrangère, et il pourra envisager d’autres innovations en matière de politiques. Il s’agit d’une question extrêmement importante, et il sera primordial de faire participer la population au processus de protection de la démocratie contre la menace de l’ingérence étrangère, et de recueillir tous les renseignements possibles pour aider le gouvernement à contrer les menaces.
Même si mon équipe a déjà eu des discussions préliminaires avec le Secrétariat du CPSNR, qui a bien voulu nous transmettre le mandat confidentiel du Comité, nous n’avons pas encore vraiment collaboré avec le CPSNR en tant quel, le commissaire aux élections fédérales ou l’OSSNR. Je veillerai à engager des discussions avec eux dans la deuxième partie de mon mandat.
Mon mandat se termine seulement à la fin d’octobre 2023. Je m’attends à ce que ce premier rapport génère des discussions, des débats et des commentaires. J’en suis heureux, et j’en tiendrai compte lors de la préparation de mon rapport final. Évidemment, si d’autres allégations ou questions liées à l’ingérence étrangère surgissent d’ici là, je continuerai à les examiner, au besoin. J’encourage la population canadienne à participer au reste du processus, au cours duquel je veillerai à m’attaquer à cette menace toujours croissante envers notre démocratie.
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