2017 TSSTC 21
Date : 2017-10-31
Dossier : 2014-68
Entre :
Service correctionnel du Canada, appelant
Et
Mike Laycock et autres, intimés
Indexé sous : Service correctionnel du Canada c. Laycock
Affaire : Appel interjeté en vertu du paragraphe 146(1) du Code canadien du travail à l’encontre d’une instruction émise par une représentante déléguée par le ministre du Travail.
Décision : L’instruction est confirmée.
Décision rendue par : M. Pierre Hamel, agent d’appel
Langue de la décision : Anglais
Pour l’appelant : Me Marc Séguin, groupe du droit du travail et de l’emploi, Justice Canada
Pour les intimés : Mme Corinne Blanchette, conseillère syndicale, UCCO-SACC-CSN
Référence : 2017 TSSTC 21
Motifs de la décision
[1] Les motifs de la présente décision portent sur un appel interjeté en vertu du paragraphe 146(1) du Code canadien du travail (le Code) par le Service correctionnel du Canada (SCC ou l’« employeur ») à l’encontre d’une instruction émise le 6 novembre 2014 par Mme Betty Ryan à titre de représentante déléguée par le ministre du Travail (la « déléguée ministérielle »).
[2] L’instruction a été émise en vertu de l’alinéa 145(2)a) du Code à la suite du refus de travailler d’un certain nombre d’agents correctionnels (37 agents selon le rapport d’enquête de la déléguée ministérielle) en poste à l’Établissement Mountain (l’établissement), établissement à sécurité moyenne situé à Agassiz, en Colombie-Britannique.
Contexte
[3] Le refus de travailler est motivé par le fait que le 30 octobre 2014, un coupe-fil (également appelé « ciseau coupe-fil » (quick-snips) dans les documents et le témoignage présentés par les parties) a disparu de l’atelier de rembourrage CORCAN situé dans l’établissement. Un ciseau coupe-fil est un outil servant à couper les fils ou les cordes des chaises et des coussins fabriqués dans les ateliers de rembourrage. Il mesure environ 10,80 cm (4,25 pouces) en position repliée. L’outil peut être déplié et atteindre le double de sa longueur (20,96 cm ou 8,25 pouces). Des lames se trouvent à chaque extrémité du ciseau. Les lames sont tranchantes et pointues à leur extrémité. Comme on le verra plus loin, le coupe-fil est considéré comme un « outil à emploi restreint » en vertu de la directive du commissaire no 573 et de l’ordre permanent de l’établissement no 573. La procédure normale des ateliers CORCAN exige que le coupe-fil ne soit pas passé de main à main, mais qu’il soit plutôt disposé sur la table avant d’être ramassé par celui qui le reçoit, afin d’éviter les blessures accidentelles en manipulant l’outil.
[4] L’essence du différend entre les parties peut se résumer comme suit : les agents correctionnels présents au moment du refus de travailler estimaient qu’il était possible de faire sortir le coupe-fil de l’enceinte clôturée entourant les bâtiments CORCAN et de l’introduire dans la population carcérale générale ou de le cacher afin de s’en servir plus tard comme arme. Selon eux, une fouille complète de l’établissement aurait donc dû avoir lieu. La direction n’était pas de cet avis, précisant que tous les détenus travaillant à CORCAN sont fouillés par palpation et passés au détecteur de métal au moment de sortir de l’atelier CORCAN. L’employeur a fait fouiller toutes les zones où le coupe-fil aurait probablement été caché et tous les détenus qui travaillent à l’atelier de rembourrage ont été interrogés. Aucun renseignement n’indique que le coupe-fil est sorti de l’atelier de rembourrage. Quoi qu’il en soit, si le coupe-fil était sorti de l’atelier, sa présence dans la population carcérale n’aurait pas accru les risques inhérents normaux auxquels un agent correctionnel est exposé dans un établissement à sécurité moyenne.
[5] Le rapport de la déléguée ministérielle comporte la déclaration de refus rédigée par Mme Tammy Wilson, l’une des employés ayant refusé de travailler. La déclaration de Mme Wilson se lit comme suit :
[Traduction] Je refuse de travailler parce qu’un coupe-fil a disparu dans l’établissement. L’atelier de rembourrage CORCAN a signalé hier la disparition du coupe-fil perdu et nous avons suivi une routine modifiée dans l’espoir de le retrouver. Les fouilles effectuées dans le lieu de travail et dans les zones avoisinantes n’ont pas permis de trouver le coupe-fil. À mon avis, il est tout à fait possible que le coupe-fil ait fait son chemin jusqu’à l’enceinte à travers la clôture et qu’il ait été passé par les détenus. Je pense que ça s’est déroulé de cette manière parce que les détenus connaissent les pratiques rigoureuses en matière de sécurité que nous avons mises en place pour les empêcher de sortir avec de tels outils.
Ajoutant à cela toutes les armes artisanales qui ont été trouvées au cours de la dernière semaine et demie, j’estime qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’une source de blessures ou de risque pour les employés a été introduite dans la population carcérale. Je pense que nous devrions déployer tous les efforts possibles pour trouver cet objet et éviter qu’il soit utilisé contre un membre du personnel.
[sic pour toute la citation]
[6] L’employeur a examiné la question et a conclu à l’absence de danger. Comme l’exigent les dispositions du Code qui venaient alors d’être adoptées, le comité de santé et de sécurité a enquêté sur les refus de travailler et préparé un rapport détaillé indiquant clairement les points d’entente et les questions sur lesquelles les opinions des parties divergent. Pour la plupart, les faits ne sont pas contestés. Au cœur de l’appel se trouve l’étendue des mesures que l’employeur a prises pour trouver le coupe-fil manquant, dans les circonstances qui existaient au moment du refus de travailler. Cette divergence d’opinions sera davantage expliquée et exprimée dans les observations des parties qui sont exposées plus loin dans les présents motifs.
[7] Comme la question n’a pas été résolue, la déléguée ministérielle Betty Ryan a été mandatée pour mener une enquête sur le refus de travailler. Son enquête a eu lieu le 4 novembre 2014. À l’issue de cette enquête, elle a conclu que le coupe-fil manquant constituait un danger en vertu du Code. Le coupe-fil constituerait une menace sérieuse pour la vie ou pour la santé d’un agent correctionnel s’il se trouvait entre les mains d’un détenu ayant l’intention de faire du mal. Elle était d’avis que l’employeur n’a pas mis en œuvre toutes les mesures disponibles pour trouver le coupe-fil, y compris une fouille complète de l’établissement et que, par conséquent, le danger ne constituait pas une condition normale de l’emploi.
[8] L’instruction que Mme Ryan a émise le 6 novembre 2014 en conséquence de ses conclusions se lit comme suit :
[Traduction] Dans l'affaire du code canadien du travail
Partie II - Santé et sécurité au travail
Instruction à l'employeur en vertu de l'alinéa 145(2)a)
Le 4 novembre 2014, l’agente de santé et de sécurité soussignée a mené une enquête à la suite du refus de travailler de Tammy Wilson et de 36 autres employés dans le lieu de travail exploité par Service correctionnel du Canada, employeur assujetti à la partie II du Code canadien du travail, situé à l’adresse C.P. 1600, 4732, Cemetary Road, Agassiz (Colombie-Britannique) V0M 1A0, ledit lieu de travail étant parfois appelé l’Établissement Mountain.
L’agent de santé et de sécurité considère qu’il est dangereux pour un employé de travailler dans le lieu, puisque :
Le coupe-fil, disparu de l’atelier de rembourrage Corcan, n’a pas été retrouvé malgré trois fouilles effectuées dans cette zone. Il est possible que l’outil ait été retiré de la zone et qu’il se soit retrouvé dans la population carcérale générale.
Par conséquent, il vous est ORDONNÉ PAR LES PRÉSENTES, en vertu de l’alinéa 145(2)a) de la partie II du Code canadien du travail, de protéger immédiatement toute personne contre ce danger.
[9] Le 24 avril 2017, les intimés ont déposé une objection préliminaire parce qu’ils s’opposent à ce que l’appel soit entendu sur le fond en raison de son caractère théorique et ont demandé que l’appel soit rejeté pour ce motif. Le 9 mai 2017, j’ai conclu que l’appel n’était pas théorique, les motifs devant suivre dans la décision au fond. Les motifs pour lesquels je rejette la demande des intimés sont énoncés ci-après dans les présentes.
Les faits
[10] Les faits saillants et pertinents établis en preuve peuvent se résumer comme suit.
[11] L’Établissement Mountain est un établissement à sécurité moyenne dont la grande majorité des détenus de la population carcérale générale sont considérés comme des « détenus à sécurité moyenne » conformément aux directives du commissaire no 705. La population carcérale générale ne compte aucun « détenu à sécurité maximale ». L’établissement comporte quatre grandes unités résidentielles (UR) accueillant chacune 120 détenus en moyenne.
[12] Le 30 octobre 2014, aux environs de 15 h 40, un coupe-fil de l’atelier de rembourrage CORCAN n’a pas été comptabilisé dans l’armoire à outils. Les six coupe-fils utilisés à l’atelier sont placés sur un « tableau-témoin ». Ils sont considérés comme des « outils à emploi restreint » selon la directive du commissaire no 573 (outils les plus susceptibles d’être utilisés lors d’une tentative d’évasion ou à des fins dangereuses ou illégales). Ces outils doivent porter une marque bleue sur le tableau-témoin. Bien que ce fait ne soit pas déterminant ici, les marques bleues ne furent mises sur les coupe-fils que le jour suivant le témoignage de Mme Bonnie Boyd, instructrice de l’atelier de rembourrage, à l’audience. L’utilisation de ces outils exige une supervision intermittente plutôt qu’une supervision constante et directe, comme dans le cas des « outils à emploi prohibé ».
[13] Selon le document « Évaluation de la menace et des risques » que l’employeur a rédigé, il a été établi que l’outil avait été comptabilisé pour la dernière fois aux environs de 13 h 30, soit après le retour des détenus du repas du midi. Mme Boyd a indiqué qu’à 15 h 42, deux travailleurs détenus avaient quitté le travail à l’atelier et étaient retournés dans les unités résidentielles ou dans d’autres endroits accessibles aux détenus. Les détenus sont fouillés par palpation à leur arrivée au travail, puis fouillés par palpation et passés au détecteur de métal manuel lorsqu’ils quittent l’atelier CORCAN et la zone du site.
[14] Huit détenus travaillent habituellement à l’atelier de rembourrage CORCAN. L’après-midi du 30 octobre 2014, un détenu avait un rendez-vous et a quitté les lieux avant 13 h 30. Deux autres détenus avaient quitté les lieux avant que la disparition du coupe-fil ait été constatée.
[15] Une « routine modifiée » a été mise en place aux environs de 18 h ce jour-là. Conformément à cette routine, les détenus peuvent accéder à la cuisine une unité résidentielle à la fois, chaque détenu devant subir une procédure de fouille par palpation au moment de quitter sa cellule. Une fois que les détenus d’une UR ont terminé leur repas, ils retournent dans leur UR et sont enfermés dans leur cellule.
[16] L’atelier de rembourrage est un entrepôt et un atelier assez grand contenant beaucoup de matériaux, de fournitures, de boîtes (ouvertes et fermées) et de nombreux endroits où un petit objet pourrait tomber, être égaré ou être difficile à trouver. L’atelier est situé dans une zone dont la clôture entoure trois bâtiments. L’installation de CORCAN comporte deux bâtiments et un bâtiment de recyclage est situé à côté. Le 30 octobre 2014, un détenu a amené le recyclage de CORCAN à ce bâtiment, ce qui veut dire qu’il est passé par une porte non verrouillée. On s’attend à ce que les détenus restent dans leurs propres zones de travail en ce qui concerne le bâtiment du site, situé dans une zone clôturée reliée par une grande porte ouverte. Les détenus qui travaillent à l’atelier de rembourrage CORCAN et ceux qui travaillent à l’atelier d’ébénisterie CORCAN peuvent se mêler pendant les pauses-café. La clôture située à l’arrière des bâtiments ne fait l’objet d’aucune surveillance vidéo.
[17] De 20 h à 21 h, certains détenus ont fait l’objet de fouilles supplémentaires, y compris les détenus qui avaient quitté plus tôt l’atelier de rembourrage. Ces détenus ont été fouillés par palpation et une fouille de leur cellule a été effectuée, en vain. Aux environs de 21 h 30, les agents correctionnels ont fouillé l’atelier de rembourrage et les environs, en vain. Selon la preuve, il est probable qu’après que le coupe-fil n’ait pu être comptabilisé, tout l’établissement ait connu un mouvement de retour vers les unités résidentielles. Autrement dit, les détenus ont pu se déplacer et accéder à toutes les aires communes de l’établissement. Toutefois, dans un établissement à sécurité moyenne comme l’Établissement Mountain, ces déplacements ont lieu de manière contrôlée.
[18] Le jour suivant, l’atelier de rembourrage et les environs ont été fouillés à nouveau vers 7 h 30, puisque la lumière du jour offrait une meilleure vision. La fouille n’a donné aucun résultat. Les travailleurs détenus de CORCAN ont été interrogés à propos des événements. Aucun de ces détenus n’a indiqué avoir utilisé de coupe-fil au travail ce jour-là. Plus tard dans la matinée, les gestionnaires et les représentants syndicaux se sont rencontrés afin de discuter des options et d’élaborer des plans pour revenir à la routine normale. Ayant été informée de ce fait, Mme Wilson a opposé un refus de travailler aux environs de 13 h le 31 octobre 2014 et la plupart des agents correctionnels en fonction cet après-midi-là ont ajouté leur nom au refus de travailler dans les heures qui ont suivi.
[19] D’autres fouilles de l’atelier de rembourrage CORCAN, de l’atelier d’ébénisterie, du bâtiment du site et des environs ont été effectuées le 1er novembre 2014. Cette fouille a permis de trouver une pièce de métal triangulaire cachée sous une roche, une cuillère de service de la cuisine et une télécommande de téléviseur, mais le coupe-fil n’a pas été retrouvé. Une autre enquête a eu lieu pendant que l’établissement continuait de fonctionner selon une routine modifiée, à la suite de discussions entre le syndicat et la direction.
[20] Au moment du refus de travailler, les détenus pouvaient utiliser la porte située près des bâtiments du site, ce qui leur donnait accès aux unités résidentielles sans passer par une fouille. Il était aussi permis aux détenus de prendre des pauses à l’extérieur du bâtiment et d’aller à la salle de bain dans le bâtiment du site adjacent à l’atelier. L’atelier de rembourrage ne fait l’objet d’aucune surveillance vidéo. Le personnel de sécurité et le personnel du bureau ne supervisent qu’occasionnellement les zones situées derrière l’atelier de rembourrage CORCAN à côté de la chapelle. Il existe beaucoup d’endroits pour cacher ou dissimuler des objets dans cette zone, notamment la possibilité de le glisser ou de le passer à une autre personne par une clôture, vu sa petite taille, ou encore de le lancer par-dessus la clôture.
[21] La clôture est souvent à la vue du personnel à l’avant des zones CORCAN et du site (plus près des dispositifs de contrôle des déplacements des détenus). Toutefois, il est possible qu’une personne ne soit pas détectée à l’arrière. Cette zone est moins fréquentée et pourrait permettre à une personne d’être présente sans être vue.
[22] J’ai pu observer la configuration de l’atelier de rembourrage et des environs lors de la visite que j’ai effectuée le 16 mai 2017 en présence des représentants des parties.
[23] La preuve a également démontré qu’un détenu a tenté de tuer un autre détenu à l’aide d’un couteau à beurre aiguisé, à la vue des agents, environ deux semaines avant les refus de travailler. Ce genre d’incident est anormal pour un établissement à sécurité moyenne et a été considéré comme un problème comportemental et de sécurité « élevé ». Des inquiétudes quant à des menaces à la sécurité à l’Établissement Mountain ont également été documentées au cours des semaines ayant précédé les refus de travailler, quant à une violence possible à l’endroit de délinquants sexuels commise par d’autres détenus, ce qui inciterait les victimes éventuelles à s’armer. Selon la preuve, six (6) armes ont été saisies en octobre, ce qui est un record pour l’Établissement Mountain, où la moyenne des dernières années est de neuf (9) armes saisies par année.
[24] Toutefois, les interrogatoires réalisés auprès des détenus et les renseignements recueillis au sein de la population carcérale n’ont révélé aucune menace ni aucune action précise qui aurait pu impliquer le coupe-fil manquant.
[25] La preuve a également démontré que des fouilles exceptionnelles autorisées par l’article 53 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20, ont eu lieu récemment dans les cas suivants : en mars 2014, le directeur, M. Shawn Huish, a ordonné une fouille exceptionnelle de l’établissement après avoir appris qu’une raclette à comptoir avait disparu de la cuisine. La fouille a été justifiée, notamment, par la conviction du directeur selon laquelle la raclette manquante pourrait être utilisée pour fabriquer une arme artisanale susceptible de constituer un danger pour la vie du personnel et des détenus ou de porter atteinte à la sécurité de l’établissement. En avril 2014, une fouille similaire avait été ordonnée après la découverte de deux armes improvisées. En septembre 2014, une fouille exceptionnelle a été ordonnée après la disparition d’une paire de ciseaux utilitaires. Ces ciseaux, qui se trouvent dans les trousses de premiers soins, ont les extrémités arrondies, mais pourraient servir à fabriquer des armes.
[26] Selon la preuve, par le passé, quand un outil à emploi restreint disparaissait, le risque que cela présentait était maîtrisé en effectuant une fouille exceptionnelle des unités résidentielles et des cellules des détenus.
[27] En dernière analyse et comme il est indiqué dans le rapport d’enquête du comité de santé et de sécurité, les employés ayant refusé de travailler ont estimé que la dernière étape pour écarter le danger créé par la possible présence d’un coupe-fil dans l’établissement était d’effectuer une fouille en vertu de l’article 53 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (ci-après appelée une « fouille en vertu de l’article 53 »). Les membres du comité représentant les employés ont indiqué que si l’objet reste introuvable après une « fouille en vertu de l’article 53 », cela indique que toutes les précautions possibles ont été prises et que la situation constitue une condition normale de l’emploi en vertu du Code.
[28] Le paragraphe 53(1) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition se lit comme suit :
53. (1) Le directeur peut, par écrit, autoriser la fouille par palpation ou à nu de tous les détenus de tout ou partie du pénitencier s’il est convaincu qu’il existe des motifs raisonnables de croire, d’une part, que la présence d’un objet interdit menace sérieusement la vie ou la sécurité de quiconque, ou celle du pénitencier, d’autre part, que la fouille est nécessaire afin de saisir l’objet et d’enrayer la menace.
[29] Il est également établi que la « fouille en vertu de l’article 53 » aurait pour effet d’amener les détenus à faire « disparaître » les objets de contrebande et les autres objets interdits, qui seront probablement évacués dans les toilettes.
[30] Dans son témoignage, M. Huish a expliqué pourquoi il n’a ordonné aucune fouille en vertu de l’article 53 dans les circonstances décrites ci-dessus. L’agent de renseignements de sécurité n’a recueilli aucun renseignement dénotant qu’il était envisagé d’infliger des blessures précises à un membre du personnel. Certains détenus ont été interrogés et aucun renseignement n’est ressorti de ces interrogatoires ou des consultations menées avec le comité des détenus. Rien ne prouvait que le coupe-fil était entre les mains d’un détenu, encore moins qu’un détenu avait l’intention d’utiliser le coupe-fil comme arme.
[31] M. Huish croyait que le coupe-fil était probablement simplement perdu ou égaré dans l’atelier, à un endroit inaccessible. Il a également indiqué dans son témoignage qu’il y avait habituellement un confinement (des fouilles en vertu de l’article 53) à l’Établissement Mountain lorsqu’un outil à emploi restreint disparaissait. Les détenus savaient qu’un confinement pouvait être ordonné dans ces cas et il est très possible que la « disparition » du coupe-fil ait été orchestrée dans l’espoir qu’un confinement soit ordonné, dans le but de retarder le paiement d’une dette à un autre détenu, par exemple.
[32] M. Huish a également indiqué dans son témoignage qu’une fouille et un confinement exceptionnels perturbent beaucoup l’établissement : ils imposent du travail supplémentaire pour tous les membres du personnel de l’établissement, les détenus sont privés de leurs activités normales et confinés dans leur cellule pendant une période pouvant aller jusqu’à 48 heures, ce qui les rend vindicatifs et agités. Ce fait n’est pas contesté par les intimés. Ces restrictions aux droits des détenus doivent satisfaire à des critères rigoureux énoncés à l’article 53, et il a estimé que les faits n’établissaient pas qu’« un objet [...] menace sérieusement la vie ou la sécurité », comme l’exige l’article 53.
[33] L’employeur a présenté en preuve un certain nombre d’ordres permanents et de directives opérationnelles régissant l’établissement, en appui à sa prétention selon laquelle des mesures appropriées et efficaces étaient en place pour atténuer le risque d’être agressé par un détenu se servant du coupe-fil comme arme offensive. Ces mesures seront amplement décrites plus loin dans les observations de l’employeur présentées dans les présents motifs.
[34] À ce jour, le coupe-fil n’a pas été retrouvé.
Les questions en litige
[35] Les questions en litige soulevées par le présent appel consistent à déterminer si les employés ont été exposés à un « danger » au sens du Code dans les circonstances qui régnaient au moment du refus et, dans l’affirmative, si ce danger constituait une condition normale de l’emploi pour les employés concernés.
Observations des parties
Observations de l'appelant
Caractère théorique
[36] Sur la question du caractère théorique de l’appel, l’employeur fait valoir que l’appel n’est pas théorique et qu’il devrait être jugé sur le fond.
[37] L’employeur conteste l’instruction que la déléguée ministérielle a émise et fait valoir que la conclusion de danger n’est pas visée par la définition du mot « danger » de la partie II du Code. Le fait qu’une « fouille en vertu de l’article 53 » a finalement été effectuée n’invalide pas ni n’annule cette contestation. Par conséquent, un litige actuel existe et un contexte contradictoire demeure. L’employeur cite les décisions Laroche c. Canada (Procureur général), 2011 CF 1454 (Laroche), Samson c. Service correctionnel du Canada, 2015 TSSTC 18 (Samson) et Aviation General Partner Inc., faisant affaire sous la dénomination sociale Jazz Aviation S.E.C. c. Mohamed Gus Jainudeen, 2013 TSSTC 32 (Aviation).
[38] De plus, comme la présente affaire concerne la nouvelle définition du mot « danger », l’employeur fait valoir qu’il serait utile que le Tribunal se prononce sur les faits en l’espèce. L’utilité d’une décision est un critère que les agents d’appel ont pris en compte en exerçant leur pouvoir discrétionnaire d’entendre un appel sur le fond (décision Aviation, au paragraphe 58).
Fonds
[39] L’appelant soutient qu’aucun des facteurs décrits dans le refus de travailler ne constitue un danger pour le personnel. De façon générale, la preuve n’étaye pas que le coupe-fil constitue lui-même un danger pour le personnel. Le jour où les refus de travailler ont été exprimés, en particulier, absolument rien ne prouvait que les intimés étaient exposés à un danger à cause du coupe-fil manquant. De plus, l’appelant fait valoir que tout danger causé par la disparition du coupe-fil constitue une condition normale de l’emploi et que l’Établissement Mountain avait en place des mesures de contrôle et de sécurité suffisantes pour atténuer les risques associés au coupe-fil manquant. La conclusion de danger devrait donc être annulée et l’appel, accueilli.
[40] L’appelant renvoie à la définition du mot « danger » adoptée le 31 octobre 2014 et à la décision d’appel rendue dans Service correctionnel du Canada c. Ketcheson, 2016 TSSTC 19, où la nouvelle définition a été examinée et où le critère à appliquer est résumé comme suit, au paragraphe 199 :
[199] Pour simplifier, les questions à poser pour déterminer s’il y a un « danger » sont les suivantes :
1) Quel est le risque allégué, la situation ou la tâche?
2) a) Ce risque, cette situation ou cette tâche pourrait-il vraisemblablement présenter une menace imminente pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée?
ou
b) Ce risque, cette situation ou cette tâche pourrait-il vraisemblablement présenter une menace sérieuse pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée?
3) La menace pour la vie ou pour la santé existera-t-elle avant que, selon le cas, la situation soit corrigée, la tâche modifiée ou le risque écarté?
[41] L’appelant est d’avis que les motifs que la déléguée ministérielle énonce pour émettre une instruction de danger ne sont pas étayés par la preuve et que l’expression [traduction] « s’il se retrouvait entre les mains d’un détenu » est hypothétique puisqu’il existe d’autres hypothèses possibles. En fait, Shawn Huish a indiqué dans son témoignage qu’il estimait que le coupe-fil ne se trouvait pas en possession d’un détenu ou dans l’intention de faire du mal. Le directeur et les autres témoins ont expliqué que les détenus cachent parfois des armes pour provoquer un confinement, dans le but d’éviter de payer une dette.
[42] Comme il est souligné dans Arva Flour Mills Limited, 2017 TSSTC 2, une menace sérieuse ne peut pas être une « menace hypothétique », comme en l’espèce.
[43] L’avis du directeur selon lequel le coupe-fil ne se trouvait pas en possession d’un détenu ou dans le but de faire du mal est soutenu par le fait que l’employeur a épuisé toutes les mesures disponibles pour retrouver le coupe-fil manquant, y compris fouiller la zone CORCAN au moins trois fois, interroger des membres du personnel et le superviseur de l’atelier, fouiller les deux détenus qui ont quitté tôt l’atelier de rembourrage, fouiller tous les détenus avant qu’ils ne quittent leur unité résidentielle pendant la routine modifiée et susciter la participation du comité de détenus. Rien n’indiquait une tentative coordonnée de s’en prendre à un membre du personnel.
[44] L’avocat de l’appelant souligne que le motif principal à l’appui de l’instruction de la déléguée ministérielle est l’absence d’un ordre de « fouille en vertu de l’article 53 » de la part du directeur. Mais, la fouille visée par cet article est à la discrétion du directeur. L’évaluation tient compte de facteurs atténuants comme l’humeur dans l’établissement et les renseignements selon lesquels un outil pourrait être utilisé pour agresser quelqu’un.
[45] L’appelant souligne également que des mesures de contrôle et de sécurité suffisantes sont en place pour atténuer les risques associés au coupe-fil manquant et pour réduire le danger. L’appelant renvoie plus particulièrement aux mesures suivantes :
- La sécurité dynamique : présence du personnel là où se trouvent les détenus et interaction avec les détenus, ce qui permet de détecter un comportement anormal ou l’humeur de la population carcérale;
- La sécurité statique : infrastructure matérielle de l’établissement, comme les clôtures, les caméras vidéo, les patrouilles et autres;
- Le plan de fouille de l’établissement, qui établit le cadre relatif au type et à la fréquence des fouilles;
- L’équipement de protection personnelle : bottes, ceinturon de service, gants résistant aux coupures, radio, clés, vaporisateur de poivre, lampe de poche et veste résistant à la force et aux armes blanches; l’équipement secondaire auquel les membres du personnel ont accès au besoin, comme les boucliers, les armes, les armes à feu et les autres armes intermédiaires;
- Les protocoles et procédures de contrôle des déplacements des détenus, qui décrivent la routine quotidienne que les détenus doivent suivre;
- Le comité des détenus, qui a aidé par le passé à retrouver des objets perdus ou volés, comme un outil caché intentionnellement;
- Les procédures de contrôle des outils, y compris leur classification;
- La sélection et l’évaluation des détenus travaillant à CORCAN, selon leur bon comportement passé;
- Les fouilles de routine et les fouilles ponctuelles des détenus et des cellules, au moins une fois par mois; pour CORCAN en particulier, des membres du personnel sont postés à la porte lorsque les détenus arrivent. Les détenus sont soumis à une fouille non intrusive au moyen de détecteurs de métal manuels et sont fouillés par palpation afin de limiter les objets entrants dans la zone ou en sortant;
- Le dénombrement de détenus et les patrouilles de sécurité visant à s’assurer que les détenus se trouvent là où ils sont censés être;
- Le cadre de prévention des incidents de sécurité énoncé dans les directives et les ordres permanents.
[46] Une fois que ces mesures sont en place, le danger qui subsisterait constituerait une condition normale d’emploi : P&O Ports inc. c. Syndicat international des débardeurs et des magasiniers (Section locale 500), 2008 CF 846, au paragraphe 46; Martin-Ivie c. Canada (Procureur général), 2013 CF 772, au paragraphe 46; Stone c. Service correctionnel du Canada, décision 02-019 (6 décembre 2002) (Stone).
[47] L’appelant soutient qu’il est bien établi dans la jurisprudence que la possibilité qu’un agent correctionnel soit confronté à de la violence de la part des détenus, à des armes ou à une agression de la part des détenus constitue des conditions normales de l’emploi au sens du Code. Ces conditions sont liées au caractère imprévisible du comportement humain et au contexte particulier du milieu carcéral; ces conditions sont clairement énoncées dans la description du poste d’agent correctionnel (Canada (Procureur général) c. Lavoie, [1998] A.C.F. no 1285 (CF), aux paragraphes 25 et 26; Stone, précité, aux paragraphes 46 et 49 à 51; Bouchard c. Service correctionnel du Canada, décision no 01-027 (12 décembre 2001), aux paragraphes 18 à 20 et 22; Schmahl c. Service correctionnel du Canada, 2016 TSSTC 6, au paragraphe 138.)
[48] L’appelant fait valoir que la preuve établit clairement en l’espèce que l’employeur a pris toutes les mesures raisonnables pour atténuer les risques posés dans les circonstances, qui sont inhérents à l’emploi. Une preuve abondante a été présentée concernant les diverses mesures prises par SCC et l’Établissement Mountain en particulier pour atténuer le risque d’agression des membres du personnel par des détenus et atténuer le risque posé par la disparition d’un coupe-fil; il s’agit des mesures de contrôle de certains outils et l’éventail d’autres mesures de sécurité décrites ci-dessus.
[49] L’appelant réitère que le refus de travailler en l’espèce était motivé par la possibilité que le coupe-fil se retrouve entre les mains d’un détenu, qui s’en servirait pour blesser un employé. Les deux questions sont hypothétiques, en particulier la question du détenu qui blesserait un employé. En milieu carcéral, la possibilité qu’un détenu dispose d’armes artisanales existera toujours, en dépit des efforts continus du personnel et de la direction. L’appelant souligne que ce n’est pas parce que le coupe-fil a été aiguisé professionnellement qu’il diffère des armes artisanales : tous ces objets, même un stylo, par exemple, peuvent causer des blessures quand une personne décide de les utiliser comme arme.
[50] Par conséquent, présumer que la possession d’un coupe-fil par un détenu constitue en soi un danger équivaudrait à dire qu’il existe un état de danger constant à l’intérieur de l’établissement et que les détenus devraient être confinés 24 heures sur 24.
[51] Pour qu’un danger ne soit pas considéré comme une condition normale de l’emploi et ne pas être hypothétique, il faudrait qu’il y ait des preuves d’un plan ou d’une intention de blesser un employé, ce qui n’était pas le cas, selon le témoignage du directeur, d’après les renseignements dont l’établissement disposait (voir Dan Bradford c. Service correctionnel du Canada, 2013 TSSTC 38, au paragraphe 71).
Observations des intimés
Caractère théorique
[52] En guise d’objection préliminaire à l’examen de l’appel sur le fond, les intimés ont d’abord soulevé la question du caractère théorique de l’appel.
[53] Les intimés font valoir que puisque l’employeur n’a pas demandé la suspension de la mise en œuvre de l’instruction et qu’il s’est conformé à celle-ci en procédant à une fouille exceptionnelle de l’établissement, l’appel est par conséquent théorique puisqu’il n’existe aucun litige actuel à trancher. Les intimés renvoient au jugement déterminant de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342 (Borowski), et à la décision d’appel rendue dans Service correctionnel du Canada c. Leeman, 2015 TSSTC 19.
[54] Les intimés soutiennent qu’il n’existe plus de différend concret et tangible à débattre à l’audience sur le fond. Comme la déléguée ministérielle n’a pas ordonné à l’employeur de fouiller les unités résidentielles, l’employeur avait le pouvoir discrétionnaire de se conformer à l’instruction comme il l’a fait. Une fouille a eu lieu et a été réalisée; il n’y a donc aucun moyen de l’annuler. Par conséquent, une décision de l’agent d’appel n’aurait aucun effet pratique.
[55] De plus, deux années se sont écoulées depuis le premier refus de travailler, ce qui augmente le caractère théorique de l’appel.
[56] La question de savoir si le coupe-fil représente un danger est donc à présent hypothétique. L’appel concerne l’instruction qui a été émise. Dans Maureen Harper c. L’Agence canadienne d’inspection des aliments, 2011 TSSTC 19, l’agent d’appel conclut ce qui suit : « quelque chose de plus qu’une spéculation à propos des circonstances factuelles qui n’existent pas encore » est nécessaire pour que l’agent d’appel exerce son pouvoir discrétionnaire d’entendre l’affaire sur le fond. Ce quelque chose manque manifestement en l’espèce.
Fonds
[57] Sur le fond de l’appel, la représentante des intimés a examiné la preuve et souligne un certain nombre de faits à l’appui d’une conclusion de danger en l’espèce. Les intimés soulignent la nature du coupe-fil manquant, un outil à emploi restreint très dangereux dans l’établissement. Il est fait de métal solide et ne peut être plié. Déployé, il devient une arme comportant deux extrémités très aiguisées et pointues. L’outil aurait dû porter une marque bleue, ce qui n’était pas le cas.
[58] Il n’existait aucun système d’étiquetage permettant de savoir précisément quel détenu avait utilisé quel outil ni aucune obligation de communiquer avec l’officier chargé du contrôle des déplacements des détenus pour l’informer que tous les outils étaient présents après la fin de chaque journée de travail. Un coupe-fil peut être facilement caché. La veste résistant aux armes blanches donnée aux agents correctionnels ne protège pas contre les armes tranchantes de fabrication commerciale. Elle ne protège pas contre un coup de couteau au visage, au cou, aux bras ou au bas de l’abdomen.
[59] Les détenus pourraient utiliser la porte située près des bâtiments du site pour accéder aux unités résidentielles sans être soumis à une fouille. Le superviseur de l’atelier de rembourrage ne pouvait pas voir les détenus en tout temps. Les détenus étaient autorisés à prendre leurs pauses à l’extérieur de l’atelier. De nombreux va-et-vient avaient lieu entre les ateliers, comme l’indique l’analyse de la menace et des risques de l’employeur. La zone est entourée d’une clôture à mailles losangées et les détenus avaient amplement l’occasion de passer l’outil et de l’amener aux unités résidentielles.
[60] La représentante des intimés souligne en outre que le comité de contrôle des outils ne s’était pas réuni depuis plusieurs années, malgré l’exigence de la politique de l’employeur selon laquelle le comité doit se réunir tous les trois mois, et que l’inspection mensuelle de toutes les zones où des outils sont utilisés et contrôlés n’était pas effectuée, comme c’était exigé. La procédure à suivre lorsqu’un outil n’est pas comptabilisé, c’est-à-dire remplir une déclaration d’outil manquant, n’a pas été respectée.
[61] Les intimés renvoient à la preuve selon laquelle de nombreuses armes artisanales avaient été saisies au cours des semaines ayant précédé le refus de travailler et que le nombre d’armes ainsi saisies était anormalement élevé. De plus, quelques semaines auparavant, un détenu a tenté de tuer un autre détenu et l’« humeur » de l’établissement était considérée comme « élevée » et tendue.
[62] Les témoins de l’employeur ont convenu que les mesures de sécurité dynamique ne pouvaient pas prévenir tous les incidents de sécurité. Les agressions peuvent survenir rapidement et sans avertissement dans un établissement carcéral à sécurité moyenne. Ils ont convenu également que l’exemple donné dans le guide des fouilles (Search Guide) de l’employeur concernant l’autorisation d’une fouille exceptionnelle en vertu de l’article 53 était identique à la situation ayant mené au refus de travailler. M. Plantenga, qui est actuellement directeur adjoint, Opérations à l’Établissement Mountain, a indiqué dans son témoignage qu’une fouille exceptionnelle avait été ordonnée après la disparition d’un coupe-fil survenue après octobre 2014. Le directeur Huish lui-même, qui était directeur à ce moment-là aussi, avait ordonné une fouille complète de l’établissement lorsqu’une raclette à comptoir et des ciseaux avaient disparu et que deux armes artisanales avaient été découvertes.
[63] La représentante des intimés renvoie au témoignage de tous les agents correctionnels ayant témoigné à l’audience, qui estiment que le coupe-fil a, selon toute vraisemblance, fait son chemin jusqu’aux unités résidentielles, compte tenu des incidents récents. Elle insiste aussi sur le fait que la quasi-totalité des agents correctionnels de service ce jour-là était du même avis, comme en témoigne leur participation au refus de travailler.
[64] À la lumière de tous les faits énoncés ci-dessus, les intimés font valoir que le coupe-fil constituait un danger pour les employés, comme en conviennent les deux parties à la suite de leur enquête, mais que le seul désaccord était de savoir si ce danger constituait une condition normale de l’emploi ou non.
[65] Il est établi que le comportement imprévisible des détenus correspond à la définition du mot « danger » (Verville c. Canada (Service correctionnel), 2004 CF 767 (Verville); Martin c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 156). La modification apportée à la définition du mot « danger » n’a pas modifié la situation dans une grande mesure, comme il est établi dans la décision que l’agent d’appel a rendue dans Service correctionnel du Canada c. Ketcheson, 2016 TSSTC 19. Les risques éventuels et futurs ne sont pas exclus de la nouvelle définition du mot « danger » pour autant que le risque pour la santé de l’employé soit sérieux. Contrairement à la situation qui existait dans Ketcheson, aucun élément de preuve n’établit que les intimés ont utilisé le refus de travailler pour faire avancer leur programme de relations de travail. Aucune importance ne devrait être accordée à la jurisprudence que l’appelant cite dans les affaires Bouchard, Lavoie et Stone puisque les décisions précèdent toutes Verville; Bradford se distingue clairement de l’espèce puisqu’il s’agissait d’établir si les agents correctionnels pouvaient mener une fouille en toute sécurité.
[66] Les intimés avaient de réelles préoccupations quant à leur sécurité et on ne peut ignorer l’opinion qu’ils se sont forgée après que les fouilles infructueuses de la zone aient eu lieu, selon laquelle le coupe-fil pouvait se trouver dans la population carcérale générale. Les opinions fondées sur l’expérience de témoins ordinaires et les déductions logiques ou raisonnables faites à partir des faits connus sont recevables devant un agent d’appel et une importance appropriée devrait être accordée à ces éléments en l’espèce (Verville; Armstrong c. Canada (Service correctionnel), 2010 TSSTC 6; Arva Flour Mills Limited, 2017 TSSTC 2).
[67] Il était vraisemblable que les intimés puissent être exposés à de la violence des détenus le jour du refus de travailler et à ce qu’ils soient blessés en raison de cette violence. La situation à l’Établissement Mountain était anormale en raison de l’augmentation de la violence contre les délinquants sexuels, le nombre d’armes trouvées, les renseignements obtenus indiquant que les délinquants sexuels cherchaient à s’armer et le plein recours à l’isolement pour gérer les problèmes de comportement compte tenu de l’inefficacité de la politique relative au contrôle des outils.
[68] Les intimés soutiennent en outre que le danger qui existait le 31 octobre 2014 ne constituait pas une condition normale de l’emploi. Un danger constitue une condition normale de l’emploi lorsqu’il subsiste après que l’employeur ait pris toutes les mesures nécessaires afin d’éliminer, d’atténuer ou de contrôler le risque (Canada c. Vandal, 2010 CF 87; Armstrong c. Canada (Service correctionnel), 2010 TSSTC 6); Agence Parcs Canada c. Douglas Martin et AFPC, 2007 TSSTC 15, où l’agent d’appel a accepté le principe de faible fréquence, risque élevé applicable à la prise de mesures préventives et d’atténuation du risque). L’agent d’appel doit aussi se préoccuper de l’efficacité des mesures d’atténuation que l’employeur aurait mises en place (Syndicat des agents correctionnels du Canada (UCCO-SACC-CSN) c. Canada (Procureur général), 2008 CF 542; Brian Zimmerman c. Canada (Service correctionnel), 2013 TSSTC 34, demande de contrôle judiciaire rejetée par Canada (Procureur général) c. Zimmerman, 2015 CF 208). La preuve a permis d’établir qu’il existait de nombreuses lacunes dans l’application de ces mesures. Certains aspects du témoignage des témoins de l’employeur sont en contradiction avec ces mesures.
[69] Enfin, concernant l’interaction entre la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition et le Code, les intimés citent la décision d’appel rendue dans Johnstone c. Service correctionnel du Canada, décision no 05-020, et font valoir qu’il faut interpréter les deux lois selon l’objet visé et appliquer celles-ci sans les opposer.
Analyse
Caractère théorique de l'appel
[70] J’aborderai d’abord la question du caractère théorique soulevée par les intimés. Comme il est indiqué ci-dessus, j’ai rejeté la demande des intimés en vue de faire rejeter l’appel en raison de son caractère théorique pour les motifs qui suivent. Mes motifs sont comme suit.
[71] La décision de rejeter un appel en raison de son caractère théorique est fondamentalement un pouvoir discrétionnaire que les agents d’appel exercent dans le cadre de leurs procédures. Les agents d’appel ont exercé ce pouvoir assez régulièrement au fil des ans et, ce faisant, ils ont appliqué les critères établis dans l’arrêt Borowski. Dans la décision Laroche, la Cour fédérale énonce ce critère de la manière suivante, au paragraphe 24 :
[24] Dans Borowski, la Cour suprême a déterminé qu’une Cour peut refuser de trancher un débat qui est théorique, hypothétique ou abstrait. La Cour suprême a défini ce qui constituait un débat théorique et énoncé les éléments qui devraient guider la Cour lorsqu’elle doit décider s’il est opportun qu’elle utilise sa discrétion judiciaire pour trancher un litige malgré son caractère théorique. La Cour a indiqué qu’un débat est théorique lorsque la décision du tribunal n’aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou qui peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Le litige doit exister lorsque les procédures sont entreprises, mais également au moment où la Cour doit rendre une décision. Pour déterminer si le débat est théorique, la Cour doit se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique. Le cas échéant, la Cour doit décider s’il est opportun qu’elle exerce sa discrétion judiciaire de trancher le différend malgré son caractère théorique […].
[soulignement ajouté]
[72] Je ne suis pas convaincu que l’appel ne soulève qu’un débat « qui est théorique, hypothétique ou abstrait ».
[73] Les agents d’appel ont principalement appliqué le principe du caractère théorique dans des affaires comportant les éléments suivants : l’appelant était l’employé dont le refus de travailler a amené le délégué ministériel a conclure à l’absence de danger et il s’est produit, après le dépôt de l’appel, des changements importants dans les circonstances ayant donné lieu à l’appel (Samson; Aviation General Partner Inc., faisant affaire sous la dénomination sociale Jazz Aviation S.E.C. c. Mohamed Gus Jainudeen, 2013 TSSTC 32; Manderville c. Service correctionnel Canada, 2015 TSSTC 3; Nelson Hunter c. Canada (Service correctionnel), 2013 TSSTC 12; Robert J. Wellon c. Agence des services frontaliers du Canada, 2011 TSSTC 28; Service correctionnel du Canada c. Mike Deslauriers, 2013 TSSTC 41; Tanya Thiel c. Service correctionnel Canada, 2012 TSSTC 39; Maureen Harper c. L’Agence canadienne d’inspection des aliments, 2011 TSSTC 19; Denis Leclair et Service correctionnel du Canada, décision no 01-024 de l’agent d’appel; Dominique Tremblay et Air Canada, décision no 09-004 de l’agent d’appel).
[74] Le raisonnement adopté dans ces affaires repose sur le fait que le droit de refuser de travailler énoncé au paragraphe 128(1) du Code est un droit individuel conféré à un employé lui permettant de suspendre ses services lorsque l’utilisation d’une machine, une situation existant dans un lieu où l’accomplissement d’une tâche constitue un danger pour lui-même ou pour un autre employé. L’exercice de ce droit dépend, par définition, des circonstances de chaque cas. L’objectif de ce droit est préventif et vise à redresser la situation et à éliminer le danger. Dans ces affaires, il n’est généralement pas contesté que le changement dans les circonstances survenu entre le moment du dépôt de l’appel et la date de l’audience avait éliminé le prétendu danger et ainsi rempli l’objectif du refus de travailler.
[75] Les conclusions de caractère théorique reposent également sur le fait que, sans égard à l’issue de l’appel dans les circonstances décrites ci-dessus, toute « mesure corrective » que l’agent d’appel peut ordonner en vertu du Code par voie d’instruction à l’endroit de l’employeur (alinéa 146.1(1)b) du Code) afin d’éliminer le danger, serait sans objet et purement théorique, s’il est démontré que le danger a déjà été éliminé. Dans de telles circonstances, il est logique de conclure qu’une question est théorique et que l’appel ne devrait pas se poursuivre, car ce serait un exercice futile.
[76] Lorsque l’appel vise une instruction qu’un délégué ministériel a émise, l’objet de l’appel n’est pas tout à fait le même : il s’agit alors d’établir si l’instruction est bien fondée ou non. Une instruction est une ordonnance que le ministre du Travail ou son délégué émet et qui entraîne des conséquences juridiques importantes. Cette ordonnance doit être exécutée immédiatement ou dans les délais fixés par le délégué ministériel. Le fait de ne pas se conformer à une instruction constitue une infraction et peut donner lieu à des poursuites.
[77] Compte tenu du cadre législatif, j’ai beaucoup de difficulté à conclure que l’appel est sans objet et qu’il soulève une question abstraite selon le critère énoncé dans la décision Laroche. Accueillir l’objection des intimés signifierait rejeter l’appel sans se pencher sur la validité de l’instruction, qui resterait « officielle » à titre d’ordonnance juridique valide liant l’employeur. De plus, la question en est une qui pourrait être soulevée à nouveau et l’employeur a effectivement intérêt à ce que l’instruction soit annulée de sorte que tous les partenaires du milieu de travail n’exercent pas leurs activités sur la base d’une instruction qui pourrait ne pas être bien fondée (décision Aviation). Je suis également conscient de la possibilité qu’un autre délégué ministériel puisse, en vertu du nouveau paragraphe 129(3.1) du Code, tenir compte de l’instruction pour fonder ses conclusions au moment de se pencher sur une question similaire à l’avenir. Toutes ces questions sont, à mon avis, concrètes.
[78] De plus, je suis préoccupé par le fait que l’appelant fait essentiellement valoir que le caractère théorique dans la présente affaire est une conséquence directe du respect par l’employeur de l’instruction, comme le Code l’exige, et non en raison de facteurs externes ou d’un changement dans les circonstances survenu entre l’appel et l’audience, comme c’est habituellement le cas dans les autres décisions précitées. Les intimés soulignent à juste titre que l’employeur n’a pas demandé la suspension de l’instruction. Toutefois, le pouvoir d’accorder la suspension prévue au paragraphe 146(2) du Code est exercé dans des circonstances exceptionnelles, lorsque le demandeur peut établir qu’il subira un préjudice réel et important s’il se conforme à l’instruction. Bien que l’article 53 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition n’était pas spécifiquement mentionné dans l’instruction comme étant la mesure corrective appropriée, j’estime que toutes les personnes concernées ont compris le litige comme suit : l’employeur devrait-il, en plus des autres mesures qui ont été prises après la disparition du coupe-fil, prendre cette mesure supplémentaire afin de régler la situation qui, selon la déléguée ministérielle Ryan, constituait un danger? Comme il ressort clairement de l’évaluation de la menace et des risques et des arguments des parties, la « fouille en vertu de l’article 53 » était considérée comme étant la seule mesure restante permettant de remédier au refus de travailler et de se conformer à l’instruction.
[79] Cela ne veut pas dire qu’il n’est jamais possible de conclure au caractère théorique lorsque l’appel vise une instruction. Les intimés citent la décision rendue dans Leeman, où l’argument du caractère théorique a été accepté dans le cadre d’un appel visant une instruction. Dans cette affaire, toutefois, il a été prouvé qu’il existait des changements ultérieurs, extérieurs aux circonstances de l’appel : l’employeur avait rétabli de manière permanente la pratique qui consistait à déployer un deuxième agent correctionnel au moment de permettre à un détenu de se prévaloir de ses privilèges téléphoniques; l’unité d’isolement fonctionnait comme une unité à sécurité maximale, ce qui exigeait la présence d’un deuxième agent pour cette tâche; enfin, il était peu probable que le problème à l’origine de l’instruction soit soulevé à l’avenir.
[80] J’ai beaucoup de mal à conclure au caractère théorique lorsque le prétendu caractère théorique de l’appel résulte uniquement du respect par l’employeur de l’instruction, comme il était légalement tenu de le faire. Dans ce contexte, on pourrait affirmer que tous les appels sont théoriques, sauf lorsqu’une suspension a été accordée, privant ainsi l’une des parties de son droit d’interjeter appel. À mon avis, une telle conclusion aurait un effet pervers et porterait atteinte au cadre législatif établi dans le Code.
[81] Par conséquent, je tranche l’appel sur le fond.
Bien-fondée de l'appel
[82] Les intimés ont exercé un refus de travailler en vertu du paragraphe 128(1) du Code, qui se lit comme suit :
128. (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, l’employé au travail peut refuser d’utiliser ou de faire fonctionner une machine ou une chose, de travailler dans un lieu ou d’accomplir une tâche s’il a des motifs raisonnables de croire que, selon le cas :
a) l’utilisation ou le fonctionnement de la machine ou de la chose constitue un danger pour lui-même ou un autre employé;
b) il est dangereux pour lui de travailler dans le lieu;
c) l’accomplissement de la tâche constitue un danger pour lui-même ou un autre employé.
[soulignement ajouté]
[83] Le « danger » est le concept clé dans l’exercice du droit de refuser de travailler de l’employé et dans l’exercice par le ministre de son pouvoir (par l’intermédiaire d’un délégué ministériel) d’émettre une instruction à l’endroit de l’employeur en vertu de l’alinéa 145(2)a) du Code. L’article 122 définit un « danger » de la manière suivante :
122. (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente partie.
« danger » Situation, tâche ou risque qui pourrait vraisemblablement présenter une menace imminente ou sérieuse pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée avant que, selon le cas, la situation soit corrigée, la tâche modifiée ou le risque écarté.
[soulignement ajouté]
[84] L’appelant a interjeté appel de l’instruction en vertu du paragraphe 146(1) :
146. (1) Tout employeur, employé ou syndicat qui se sent lésé par des instructions données par le ministre sous le régime de la présente partie peut, dans les trente jours qui suivent la date où les instructions sont données ou confirmées par écrit, interjeter appel de celles-ci par écrit à un agent d’appel.
[85] Le paragraphe 146.1(1) du Code décrit le pouvoir d’un agent d’appel lorsqu’un appel est formé à l’encontre d’une instruction relative à un danger. Un agent d’appel peut modifier, annuler ou confirmer l’instruction.
146.1 (1) Saisi d’un appel formé en vertu du paragraphe 129(7) ou de l’article 146, l’agent d’appel mène sans délai une enquête sommaire sur les circonstances ayant donné lieu à la décision ou aux instructions, selon le cas, et sur la justification de celles-ci. Il peut :
a) soit modifier, annuler ou confirmer la décision ou les instructions;
[…].
[86] La définition de danger citée ci-dessus a été présentée avec les modifications apportées au Code par la Loi nº 2 sur le plan d’action économique de 2013, L.C. 2013, ch. 40, et est entrée en vigueur le 31 octobre 2014. Les circonstances ayant donné lieu au refus de travailler et au présent appel régnaient cette journée-là et l’instruction a été émise quelques jours plus tard. Personne ne conteste que cette nouvelle définition de danger doit par conséquent être appliquée afin de déterminer si la situation décrite dans la preuve présentait un danger pour les employés ayant refusé de travailler.
[87] Dans la décision Ketcheson, citée par les deux parties, l’agent d’appel a mené un examen exhaustif des arguments qui lui ont été présentés à l’égard du sens de la nouvelle définition. Il concluait que la définition actuelle de danger est, par sa nature, différente, de celles qui l’ont précédée et précise ce qui suit, au paragraphe 186 :
[186] En résumé, l’évolution de la définition de « danger » sur le plan législatif porte à croire que, malgré une certaine similitude sur le plan terminologique, la définition de 2014 est, de par sa nature, différente de celles qui l’ont précédée, soit les deux qui nous intéressent. Il ne s’agit ni d’un retour à la version antérieure à 2014 de l’expression « danger imminent » ni d’une simplification de la définition qui était en vigueur de 2000 à 2014. Il y a deux types de « danger ». Ils comportent tous deux des risques élevés, mais pour des raisons différentes. La nouvelle définition ajoute un élément temporel afin d’évaluer la probabilité. Elle ajoute le concept de gravité du préjudice. Dans le contexte du reste du Code, un « danger » est une cause directe de préjudice plutôt qu’une cause profonde.
[88] L’agent d’appel affirme aussi au paragraphe 193 :
[193] La jurisprudence établie pendant la période comprise entre 2000 à 2014 comporte de nombreuses expressions de probabilité : « plus probable qu’improbable »; « probable »; « possibilité raisonnable »; « simple possibilité ». Le laps de temps pendant lequel la probabilité doit être évaluée était toutefois rarement mentionné : le jour du refus de travailler; l’avenir prévisible le jour du refus de travailler; une année à compter du refus de travailler? Est-ce qu’une chose est probable? Il peut être presque certain qu’une chose se produise au cours des cinq prochaines années, raisonnablement prévisible qu’elle se produise dans la prochaine année, mais qu’il n’y ait qu’une simple possibilité qu’elle se produise dans les cinq prochaines minutes. Il est inutile de parler de probabilité sans préciser un laps de temps. Contrairement à la définition de « danger » qui était en vigueur de 2000 à 2014, la définition de 2014, en établissant une distinction entre la « menace imminente » et la « menace sérieuse », ajoute un laps de temps pour la probabilité.
[89] Puis il poursuit afin de définir le mot « threat » (menace), comme suit, au paragraphe 198 :
[198] Dans le New Shorter Oxford English Dictionary (1993) le mot « threat » est défini comme suit [traduction] : « une personne ou une chose considérée comme étant susceptible de causer un préjudice ». On peut donc dire que, selon cette définition, la menace indique la probabilité d’un certain niveau de préjudice. Certains risques sont des menaces et d’autres ne le sont pas. Un risque très faible, soit en raison de sa faible probabilité ou de sa faible gravité, n’est pas une menace. La probabilité et la gravité doivent chacune atteindre un seuil minimal avant que le risque ne puisse être appelé une menace. Il est clair qu’un risque faible n’est pas un danger. Un risque élevé est un danger.
[soulignement ajouté]
[90] De même, l’agent d’appel dans Keith Hall & Sons a indiqué ce qui suit :
[40] Il convient également de noter que le concept d’attente raisonnable (c'est-à-dire, les mots « pourrait vraisemblablement ») demeure inclus dans la définition modifiée. Tandis que l’ancienne définition exigeait que l’on tienne compte des circonstances aux termes desquelles une situation, une tâche ou un risque est susceptible de causer des blessures à une personne ou de la rendre malade, la nouvelle définition exige plutôt que l’on examine si la situation, la tâche ou le risque pourrait vraisemblablement présenter une menace imminente ou sérieuse pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée. À mon avis, pour conclure qu’il y a présence d’un danger, il faut donc qu’il y ait plus qu’une menace hypothétique. Une menace n’est pas hypothétique si elle peut vraisemblablement causer un préjudice, ce qui signifie, dans le contexte de la partie II du Code, qu’elle peut causer des blessures à des employés ou les rendre malades.
[41] Pour qu’il y ait présence d’un danger, il faut donc qu’il y ait une possibilité raisonnable que la menace alléguée se matérialise, c’est-à-dire que la situation, la tâche ou le risque causeront bientôt des blessures à une personne ou la rendront malade (en l’espace de quelques minutes ou de quelques heures) dans le cas d’une menace imminente; ou qu’elle causera des blessures sévères à une personne ou la rendra gravement malade à un moment donné dans l’avenir (que ce soit dans les jours, les semaines ou les mois, voire peut-être les années, à venir) dans le cas d’une menace sérieuse. Il convient de mettre l’accent sur le fait que, dans le cas d’une menace sérieuse, il faut évaluer non seulement la probabilité que la menace puisse entraîner un préjudice, mais également la gravité des conséquences indésirables potentielles de la menace. Seules les menaces susceptibles de causer des blessures sévères à une personne ou de la rendre gravement malade peuvent constituer des menaces sérieuses à la vie et à la santé des employés.
[soulignement ajouté]
[91] Je suis entièrement d’accord avec l’analyse et les conclusions tirées par les agents d’appel dans ces causes. Les extraits cités ci-dessus résument bien les concepts juridiques qui s’appliquent à l’affaire qui nous intéresse. Ainsi, le critère juridique à appliquer aux faits pour déterminer si les intimés étaient en présence d’un danger (tel qu’il est actuellement défini dans le Code) le 31 octobre 2014, peut être défini comme suit :
(i) Quel est le risque, la situation ou la tâche allégué(e)?
(ii)a) Ce risque, cette situation ou cette tâche pourrait-il vraisemblablement présenter une menace imminente pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée?
ou
(ii)b) Ce risque, cette situation ou cette tâche pourrait-il vraisemblablement présenter une menace sérieuse pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée?
et
(iii) La menace pour la vie ou la santé existera-t-elle avant que, selon le cas, la situation soit corrigée, la tâche modifiée ou le risque écarté?
[92] La preuve décrite ci-dessus établit qu’une situation particulière, hors de la « routine normale », existait à l’Établissement Mountain le 31 octobre 2014 et dans les jours qui ont suivi. Un coupe-fil n’a pas été comptabilisé vers la fin de la journée de travail à l’atelier de rembourrage CORCAN situé dans l’enceinte de l’établissement. Plusieurs fouilles de l’atelier et des environs ont été effectuées. Les détenus qui travaillaient à l’atelier ce jour-là ont été interrogés et fouillés par palpation. Les cellules de certains détenus ont également été fouillées. Des renseignements ont été recueillis par des méthodes de sécurité dynamique et en consultation avec le comité des détenus. Malgré tout, l’outil manquant n’a pas été retrouvé.
[93] L’outil en question est un coupe-fil servant à couper les fils ou les cordes des chaises et des coussins fabriqués dans les ateliers de rembourrage. La description de l’outil plus haut dans les présents motifs et sa classification selon l’ordre permanent applicable montrent clairement que l’outil est particulièrement épeurant s’il se trouve entre les mains d’une personne ayant l’intention de s’en servir comme arme. Personne ne conteste que le coupe-fil pourrait causer des blessures graves et mortelles.
[94] La prochaine étape de l’analyse consiste à déterminer si cette situation pourrait vraisemblablement présenter une menace imminente pour les intimés. À mon avis, aucun élément de preuve ne permet de conclure que la situation constituait une menace imminente, c’est-à-dire qu’une agression d’un agent par un détenu au moyen du coupe-fil était sur le point de se produire, dans les prochaines minutes ou les prochaines heures. L’agent d’appel décrit adéquatement ce concept comme suit, au paragraphe 205 de la décision rendue dans Ketcheson :
[129] Le New Shorter Oxford English Dictionary (1993) définit le mot anglais « imminent » comme suit [traduction] : « se dit d’un événement, particulièrement un danger ou un désastre, sur le point de se produire ». Par conséquent, à mon avis, quand on parle d’une chose « imminente », on parle de deux choses : Que quelque chose peut bientôt se produire ou exister et qu’il y a une forte probabilité que cette chose se produise ou existe. On ne dirait pas qu’une chose est « imminente » si elle pouvait se produire sous peu, mais que la probabilité qu’elle se produise n’est qu’une simple possibilité. Il n’y a toutefois aucune connotation concernant la gravité du préjudice. Une menace imminente est quelque chose qui peut entraîner un préjudice grave ou mineur (mais pas sans importance). Un employé ne devrait pas avoir à travailler lorsqu’il y a une menace imminente pouvant faire en sorte qu’il décède ou se coupe un doigt. Dans le lieu de travail, un employé peut considérer qu’une chose est « imminente » si elle peut vraisemblablement se produire ou exister dans les minutes ou les heures qui suivent.
[…]
[205] Une menace imminente existe quand il est vraisemblable que le risque, la situation ou la tâche entraîne rapidement (dans les prochaines minutes ou les prochaines heures) des blessures ou une maladie. La gravité du préjudice peut aller de faible (sans être triviale) à grave. Le caractère vraisemblable comprend la prise en compte de ce qui suit : la probabilité que le risque, la situation ou la tâche existe ou ait lieu en présence de quelqu’un; la probabilité que le risque cause un événement ou une exposition; la probabilité que l’événement ou l’exposition cause un préjudice à une personne.
[95] Les intimés n’ont présenté aucun argument démontrant que la situation décrite ci-dessus constituait une menace imminente pour leur vie ou pour leur santé. Le litige porte principalement sur la question de savoir si la situation présentait vraisemblablement une menace sérieuse pour la vie ou pour la santé des intimés.
[96] La combinaison des concepts de « vraisemblance » et de « menace » dans la définition de « danger » énoncée dans la loi évoque la notion qu’il doit y avoir une possibilité raisonnable que le risque se matérialise et cause un préjudice à la vie ou à la santé des employés. L’agent d’appel, dans Ketcheson, a déclaré ce qui suit, au paragraphe 212 :
[130] Une « menace sérieuse » n’est pas nécessairement imminente. Le New Shorter Oxford English Dictionary définit le mot anglais « serious » comme suit [traduction] : « important, grave, ayant (potentiellement) des conséquences importantes, non souhaitées en particulier; qui soulève des préoccupations; d’un degré important ou d’une quantité considérable. » Dans le langage courant, un employé comprendrait que l’expression « menace sérieuse » a trait à la gravité du préjudice. Il n’y a pas de moment auquel le préjudice pourrait se matérialiser. Un décès, une blessure importante ou une maladie exigeant des soins médicaux pourrait vraisemblablement se produire. Un employé ne devrait pas avoir à travailler avec une concentration élevée de substances cancérigènes même si, avec une période de latence, l’exposition pourrait vraisemblablement causer le cancer dans plusieurs années.
[…]
[210] Une menace sérieuse fait qu’il est vraisemblable que le risque, la situation ou la tâche cause des blessures ou une maladie grave à un moment donné à l’avenir (dans les jours, les semaines, les mois ou, dans certains cas, les années à venir). Une chose qui est peu probable dans les prochaines minutes peut être très probable lorsqu’un laps de temps plus long est pris en compte. Le préjudice n’est pas mineur; il est grave. Le caractère vraisemblable comprend la prise en compte de ce qui suit : la probabilité qu’une personne soit en présence du risque, de la situation ou de la tâche; la probabilité que le risque cause un événement ou une exposition; et la probabilité que l’événement ou l’exposition cause un préjudice à une personne.
[212] Pour conclure que l’intimé était exposé à une menace sérieuse pour sa santé ou sa vie, la preuve doit démontrer qu’il était vraisemblable que l’intimé soit confronté, dans les jours, les semaines ou les mois à venir, à une situation qui lui aurait causé un préjudice sérieux parce qu’il n’a pas été en mesure de porter sur lui un vaporisateur de poivre et des menottes.
[soulignement ajouté]
[97] Dans Verville c. Canada (Service correctionnel), 2004 CF 767, la juge Gauthier a indiqué sa position sur la question qu’un danger soit susceptible de se matérialiser. J’estime que ses réflexions continuent d’être pertinentes pour l’application de la nouvelle définition de danger, et la question qu’elle soulève telle que je l’ai formulée ci-dessus :
[34] […] la blessure ou la maladie peut ne pas se produire dès que la tâche aura été entreprise, mais il faut plutôt qu’elle se produise avant que la situation ou la tâche ne soit modifiée. Donc, ici, l’absence de menottes sur la personne d’un agent correctionnel impliqué dans une empoignade avec un détenu doit être susceptible de causer des blessures avant que des menottes ne puissent être obtenues du poste de contrôle ou par l’intermédiaire d’un surveillant K-12, ou avant que tout autre moyen de contrainte ne soit fourni.
[35] Je ne crois pas non plus que la définition exige que toutes les fois que la situation ou la tâche est susceptible de causer des blessures, elle causera des blessures. La version anglaise « could reasonably be expected to cause » nous dit que la situation ou la tâche doit pouvoir causer des blessures à tout moment, mais pas nécessairement à chaque fois.
[36] Sur ce point, je ne crois pas non plus qu’il soit nécessaire d’établir précisément le moment auquel la situation ou la tâche éventuelle se produira ou aura lieu. Selon moi, les motifs exposés par la juge Tremblay-Lamer dans l’affaire Martin, susmentionnée, en particulier le paragraphe 57 de ses motifs, n’exigent pas la preuve d’un délai précis à l’intérieur duquel la situation, la tâche ou le risque se produira. Si l’on considère son jugement tout entier, elle semble plutôt reconnaître que la définition exige seulement que l’on constate dans quelles circonstances la situation, la tâche ou le risque est susceptible de causer des blessures, et qu’il soit établi que telles circonstances se produiront dans l’avenir, non comme simple possibilité, mais comme possibilité raisonnable.
[soulignement ajouté]
[98] La Cour poursuit ainsi ses explications :
[41] […] Si un risque ou une situation est capable de surgir ou de se produire, il devrait être englobé dans la définition. Comme je l’ai dit plus haut, il n’est pas nécessaire que l’on soit en mesure de savoir exactement quand cela se produira. Il ressort clairement de la preuve que, en l’espèce, des agressions imprévues peuvent effectivement se produire.
[42] Dans le rapport d’évaluation du risque daté du 8 novembre 2001 et concernant la remise automatique de dispositifs de contrainte, le risque éventuel d’altercation entre les agents correctionnels travaillant dans les unités résidentielles et les détenus est paraît-il élevé (page 20), et les agressions sont peu fréquentes, mais elles sont graves (page 21) [6]. Comme je l’ai indiqué, le directeur Urmson a confirmé que de telles agressions étaient prévisibles et que c’était la raison pour laquelle des menottes étaient disponibles dans le poste de contrôle.
[43] Donc, si des agressions du genre sont susceptibles de causer des blessures, elles entreront dans la définition de « danger ». Cependant, si ce danger constitue une condition normale de son emploi, l’employé n’aura pas le droit de l’invoquer pour refuser de travailler (alinéa 128(2)b)). Mais, c’est tout à fait autre chose que de dire que l’imprévisibilité du comportement des détenus est étrangère à la notion de danger exposée dans le Code.
[soulignement ajouté]
[99] Je suis convaincu que, dans les circonstances décrites dans la preuve, les intimés ont établi qu’ils étaient confrontés à une situation pouvant vraisemblablement présenter une menace sérieuse pour leur santé ou pour leur vie, pour les motifs exposés ci-dessous.
[100] Premièrement, la nature de l’outil manquant, qui peut être utilisé comme une arme dangereuse sans transformation, est plutôt convaincante. Les lames du coupe-fil sont tranchantes et pointues aux extrémités. Lorsqu’il est plié, l’outil est petit (10,80 cm - 4,25 po) et peut être facilement caché ou dissimulé. L’employeur a minimisé l’importance de l’utilisation du coupe-fil comme une arme, alléguant que de nombreux objets, notamment un stylo, peuvent être utilisés comme des armes et infliger de graves blessures à une personne. J’oserais présumer que la quasi-totalité des agents correctionnels présents ce jour-là n’aurait probablement pas exercé un refus de travailler si l’objet manquant avait été un stylo.
[101] Deuxièmement, le lieu physique où l’atelier est situé et les conditions de travail des détenus. Le superviseur de l’atelier de rembourrage ne pouvait pas voir les détenus en tout temps. Les détenus étaient autorisés à prendre leurs pauses à l’extérieur de l’atelier. Les détenus pouvaient utiliser la porte située près des bâtiments du site pour accéder aux unités résidentielles sans être soumis à une fouille. La zone est entourée d’une clôture à mailles losangées et les détenus avaient amplement l’occasion de passer l’outil par les grilles et de l’introduire dans les unités résidentielles. Je ne suis pas convaincu que les protocoles et les contrôles des déplacements des détenus mentionnés par l’employeur éliminent la possibilité que le coupe-fil se soit frayé un chemin dans la population carcérale générale. L’atelier de rembourrage ne fait l’objet d’aucune surveillance vidéo. Le personnel de sécurité et le personnel du bureau ne supervisent qu’occasionnellement la zone située derrière l’atelier de rembourrage CORCAN à côté de la chapelle. Il existe beaucoup d’endroits pour cacher ou dissimuler des objets dans cette zone.
[102] Troisièmement, le cadre institutionnel dans lequel la situation s’est produite m’a aussi aidé à tirer ma conclusion. Il a été démontré qu’un détenu a tenté de tuer un autre détenu à l’aide d’un couteau à beurre aiguisé, à la vue des agents, environ deux semaines avant les refus de travailler. Ce genre d’incident est considéré comme étant anormal pour un établissement à sécurité moyenne et a été considéré comme un problème comportemental et de sécurité « élevé ». Des inquiétudes quant à des menaces à la sécurité à l’Établissement Mountain ont également été documentées au cours des semaines ayant précédé les refus de travailler, quant à de possible violence à l’endroit de délinquants sexuels commise par d’autres détenus, ce qui inciterait les victimes éventuelles à s’armer. Six (6) armes ont été saisies en octobre, ce qui est un record pour l’établissement, où la moyenne des dernières années est d’environ neuf (9) armes saisies par année.
[103] À la lumière de ces faits, je suis confronté à deux hypothèses possibles : la thèse des intimés, acceptée par la déléguée ministérielle, selon laquelle il est fort probable que le coupe-fil se soit frayé un chemin jusqu’à la population carcérale générale et qu’il puisse être utilisé contre un agent, une situation qui pourrait vraisemblablement présenter une menace sérieuse pour la vie. Selon la thèse de l’employeur, la probabilité que le coupe-fil se trouve entre les mains d’un détenu ou dans une zone accessible aux détenus était faible, étant donné les fouilles et celles par palpation de détenus effectuées au moyen d’un détecteur de métal, les interrogatoires des détenus à l’atelier CORCAN, l’absence de renseignements indiquant des signes avant-coureurs et l’utilisation possible du coupe-fil à d’autres fins (par exemple, pour de l’artisanat) plutôt que comme une arme. Le coupe-fil aurait aussi pu avoir été égaré dans l’atelier, être accidentellement déposé aux ordures, être tombé dans une boîte ouverte ou avoir été égaré dans l’une des nombreuses zones de l’atelier où il serait difficile à trouver.
[104] À mon avis, on peut spéculer sur ce qui est arrivé au coupe-fil et la réponse ne sera jamais connue. Avec le temps qui passe et le fait que le coupe-fil n’ait jamais été trouvé ni utilisé par un détenu, on pourrait prétendre que l’évaluation de l’employeur était la bonne. Inversement, on pourrait aussi affirmer que la fouille exceptionnelle de l’établissement menée conformément à l’instruction a amené le détenu qui avait le coupe-fil en sa possession à jeter celui-ci dans les toilettes, comme de nombreux témoins l’ont évoqué. Nous nous trouvons donc face à de la spéculation des deux côtés.
[105] Par conséquent, nous devons nous rabattre sur les principes de base et l’objectif fondamental du Code, qui est de prévenir les accidents et les blessures en milieu de travail. Je suis incapable d’écarter la possibilité avancée par les intimés selon laquelle le coupe-fil s’est peut-être frayé un chemin jusque dans la population carcérale générale ou a été caché intentionnellement pour être utilisé ultérieurement. Je suis en désaccord avec l’affirmation de l’appelant voulant que le risque soit purement hypothétique et spéculatif parce qu’il repose sur l’hypothèse, qui n’est étayée par aucun élément de preuve accessoire, qu’un détenu a intentionnellement volé le coupe-fil et caché celui-ci afin de s’en servir ultérieurement, dans l’intention de l’utiliser comme arme. La probabilité que le coupe-fil se trouve dans la population carcérale générale est une proposition tout aussi valable, compte tenu du contexte particulier établi dans la preuve. Cela étant, le risque d’agression armée spontanée n’est pas irréaliste.
[106] Le fait qu’aucun renseignement selon lequel les membres du personnel seraient à risque n’ait été obtenu au moyen de pratiques de sécurité dynamiques n’est pas déterminant. Des agressions contre des agents correctionnels se sont produites spontanément et sans avertissement, comme il est établi dans le témoignage de MM. Plentanga, Wilson et Steward. Le témoignage de Mme Charmaine Weiss, agente correctionnelle employée à l’Établissement Kent, un établissement à sécurité maximale, qui a été victime d’une agression brutale et spontanée par un détenu, et la photo montrant la plaie à son visage, sont particulièrement frappants. Le détenu a utilisé une arme artisanale fabriquée à partir de la lame d’un rasoir jetable. Les blessures physiques et psychologiques résultant d’une telle agression peuvent être profondes. À mon avis, il existe une possibilité raisonnable qu’une telle situation se produise dans le contexte du travail des agents correctionnels et compte tenu des circonstances établies dans la preuve. Je la considérerais comme une menace latente plutôt que comme une conjecture ou une spéculation.
[107] Comme la Cour l’explique dans les décisions Martin et Verville, lorsqu’il s’agit d’établir si une situation pourrait vraisemblablement présenter une menace sérieuse, il faut nécessairement s’intéresser à des événements qui pourraient ne se matérialiser qu’à l’avenir. En ce sens, pour qu’une menace sérieuse existe, on doit conclure que ces événements éventuels pourraient vraisemblablement se produire, il doit s’agir d’une possibilité raisonnable.
[108] Par conséquent, si l’on considère comme raisonnable la possibilité que le coupe-fil ait été délibérément introduit dans la population carcérale générale, la crainte qu’un détenu l’utilise comme une arme, en légitime défense ou pour agresser, n’est pas une déduction déraisonnable à faire dans le contexte plus large décrit ci-dessus. Le coupe-fil avait disparu et il aurait pu se frayer un chemin jusque dans la population carcérale générale, ce qui évoque la possibilité qu’un agent correctionnel puisse être grièvement blessé ou tué si le coupe-fil avait été utilisé de manière offensive. Les intimés étaient donc confrontés, au moment du refus de travailler, à une situation qui pourrait vraisemblablement présenter une menace sérieuse pour la santé ou pour la vie.
[109] J’ai accordé beaucoup de poids au témoignage des agents correctionnels à l’audience, à l’exception peut-être de celui de M. Latulippe, qui, à mon avis, avait tendance à exagérer certains faits et qui tenait plus de l’argumentation que des faits. Dans l’ensemble, je suis convaincu que les agents correctionnels étaient véritablement inquiets pour leur sécurité. Ils étaient inquiets parce qu’ils croyaient fermement, étant donné leur perception du contexte institutionnel ayant mené à leur refus de travailler et leur expérience de travail en milieu carcéral, que le coupe-fil s’était probablement frayé un chemin jusque dans la population carcérale générale. Le fait que la quasi-totalité des agents correctionnels en poste était de cet avis n’est pas anodin. Un pénitencier est un monde à part. Dans ce contexte, la Cour fédérale a reconnu dans la décision Verville l’importance de l’opinion de certains témoins ayant plus d’expérience que l’agent d’appel concernant la question en litige :
[51] […] Une supposition raisonnable en la matière pourrait reposer sur des avis d’expert, voire sur les avis de témoins ordinaires ayant l’expérience requise, lorsque tels témoins sont en meilleure position que le juge des faits pour se former l’opinion […].
[110] Par conséquent, cette possibilité étant réelle, il s’ensuit qu’elle pourrait présenter une menace sérieuse pour la santé ou la vie des intimés avant que la situation ne puisse être corrigée. Il n’est pas nécessaire de s’étendre sur ce point, puisque l’utilisation possible du coupe-fil comme arme pourrait infliger des blessures graves et mortelles. Bien que les agents correctionnels soient munis d’une veste de protection contre les armes blanches, la veste ne protège pas toutes les parties du corps; elle n’empêcherait pas que des lacérations mortelles soient faites à la tête, au cou ou à d’autres parties du corps non protégées. L’agression d’un agent correctionnel peut survenir sans avertissement, en quelques secondes et sans avoir reçu de renseignements ou d’indicateurs qu’une telle agression était envisagée. De toute évidence, la menace peut donc se matérialiser avant que la situation ne soit corrigée, ce qui est conforme au troisième élément du critère énoncé dans Ketcheson.
[111] L’employeur mentionne un certain nombre des mesures d’atténuation qu’il a mises en place, qui visent à atténuer le risque que pose un outil arrivant jusque dans la population carcérale générale et le risque d’agression d’agents correctionnels. Il n’est pas nécessaire de répéter ces mesures de sécurité de façon détaillée. À mon avis, bien que ces mesures soient très appropriées, elles se rapportent au cadre fondamental dans lequel chaque agent correctionnel accomplit ses tâches, dans l’ordre normal des choses et dans le cadre des activités quotidiennes du pénitencier.
[112] Les intimés ont fait valoir que les mesures de contrôle des outils qui étaient en vigueur au moment du refus de travailler (comme le code de couleur, la déclaration d’outil manquant et autres) n’étaient pas respectées. Bien que cette affirmation soit étayée par la preuve, elle n’est pas pertinente à la question soulevée dans le cadre de l’appel. Je note que l’employeur a pris des mesures supplémentaires après le refus de travailler afin de s’assurer que les outils utilisés dans les ateliers sont adéquatement contrôlés. Ces mesures sont les suivantes : les détenus ne peuvent plus quitter la zone de travail jusqu’à ce que toutes les armoires à outils soient inspectées et verrouillées; au moment d’emprunter un outil, tous les détenus doivent signer un registre, qui est vérifié par le superviseur; les armoires à outil ne peuvent pas être laissées déverrouillées pendant la journée de travail; tous les outils doivent être comptabilisés dans une armoire ou en lieu sûr à la fin de la journée de travail. Ces mesures visent à empêcher que ne se reproduisent des situations comme en l’espèce, où quelqu’un constate, à la fin de la journée de travail, la disparition d’un outil.
[113] Toutefois, ce sont les mesures à prendre après la découverte de la disparition d’un coupe-fil et la possibilité réelle que le coupe-fil soit accessible à la population carcérale générale qui sont en cause en l’espèce.
[114] Il résulte de l’analyse qui précède que le jour du refus de travailler, il existait dans le lieu de travail des intimés une situation qui constituait un danger pour eux au sens du Code.
[115] Cela m’amène à la partie suivante de mon analyse aux fins du présent appel : la situation en question, et le danger qu’elle présente, est-elle une condition normale de l’emploi? En cas de réponse affirmative à cette question, les employés ne peuvent pas invoquer le droit de refuser de travailler en vertu de l’article 128 du Code et, par conséquent, le délégué ministériel ne pouvait pas émettre une instruction sur le fondement d’une conclusion de danger dans ces circonstances.
[116] Le paragraphe 128(2) se lit comme suit :
128. (2) L’employé ne peut invoquer le présent article pour refuser d’utiliser ou de faire fonctionner une machine ou une chose, de travailler dans un lieu ou d’accomplir une tâche lorsque, selon le cas :
a) son refus met directement en danger la vie, la santé ou la sécurité d’une autre personne;
b) le danger visé au paragraphe (1) constitue une condition normale de son emploi.
[soulignement ajouté]
[117] La question est donc de savoir si l’employeur a pris les mesures appropriées pour se prémunir contre le danger défini ci-dessus et ramener le risque à un niveau acceptable de sorte que la tâche et le risque résiduel qu’elle présente (le danger) puissent être considérés comme une condition normale de l’emploi, conformément à l’alinéa 128 (2)b) du Code.
[118] Dans la décision P&O Ports inc. c. Syndicat international des débardeurs et des magasiniers (Section Locale 500), 2008 CF 846, la Cour fédérale a cité avec approbation l’analyse suivante quant à la question de savoir si un danger constituait une condition normale de l’emploi qui avait été formulée dans la décision de l’agent d’appel faisant l’objet d’une révision dans ce dossier:
[152] Je crois qu’avant qu’un employeur puisse affirmer qu’un danger est une condition de travail normale, il doit reconnaître chaque risque, existant et éventuel, et il doit, conformément au Code, mettre en place des mesures de sécurité visant à éliminer le danger, la situation ou l’activité; s’il ne peut l’éliminer, il doit élaborer des mesures visant à réduire et à contrôler le risque, la situation ou l’activité dans une mesure raisonnable de sécurité, et finalement, si le risque existant ou éventuel est toujours présent, il doit s’assurer que ses employés sont munis de l’équipement, des vêtements, des appareils et du matériel de protection personnelle nécessaires pour les protéger contre le danger, la situation ou l’activité. Ces règles s’appliquent évidemment, dans la présente affaire, au risque de chute ainsi qu’au risque de trébucher ou de glisser sur les panneaux de cale.
[153] Une fois toutes ces mesures suivies et toutes les mesures de sécurité mises en place, le risque « résiduel » qui subsiste constitue ce qui est appelé une condition de travail normale. Toutefois, si des changements sont apportés à une condition de travail normale, une nouvelle analyse de ce changement doit avoir lieu en conjonction avec les conditions de travail normales.
[154] Aux fins de la présente instance, je conclus que les employeurs ont négligé, dans la mesure où la chose était raisonnablement possible, d’éliminer ou de contrôler le danger dans une mesure raisonnable de sécurité ou de s’assurer que les employés étaient personnellement protégés contre le danger de chute des panneaux de cale.
[soulignement ajouté]
[119] Je me réfère de nouveau à la décision Verville pour trouver des lignes directrices sur cette question. Aux paragraphes 52 à 57, la Cour indique ce qui suit :
[52] Passons maintenant à la conclusion énoncée dans l’alinéa ii) du paragraphe 40 ci-dessus, selon laquelle le risque était inhérent à l’emploi du demandeur. Le demandeur admet que sa description d’emploi fait état du risque d’une possible prise d’otages, de possibles blessures ou d’un possible danger, lorsqu’il a affaire à des détenus violents ou hostiles. Mais il affirme que la consigne qui lui a été donnée le 24 septembre était une modification de ses conditions normales d’emploi et constitue un accroissement du risque ou du danger susmentionné. Le demandeur se fonde sur la décision rendue par la Commission des relations de travail dans la fonction publique, à propos de l’affaire Fletcher c. Conseil du Trésor (Solliciteur général du Canada - Service correctionnel), [2000] C.R.T.F.P.C. n° 58; sur la décision Danberg et Conseil du Trésor (Solliciteur général du Canada), [1988] C.R.T.F.P.C. n° 327, et sur la décision Elnicki c. Loomis Armored Car Service Ltd, 96 di 149, CCRI, Décision n° 1105, dans laquelle le Conseil a reconnu, à propos du refus de travailler opposé par des agents correctionnels et des gardiens de sécurité, que, même si le risque de blessures ou de décès était une condition normale d’emploi de ces employés, un danger accru résultant par exemple d’une modification de la politique de l’employeur (telle la dotation minimale) n’était pas automatiquement exclu de l’exception de l’alinéa 128(2)b)[7].
[53] La décision contestée ne dit pas que l’agent d’appel a examiné cet argument. Sa conclusion semble reposer sur le simple fait qu’un risque d’agression est toujours présent dans un environnement tel que le pénitencier de Kent. Comme on l’a dit, il ne pouvait évaluer si le risque accru de blessure était une condition normale d’emploi, puisqu’il considérait ce risque comme rien d’autre qu’une hypothèse non vérifiée.
[54] […]
[55] Le sens ordinaire des mots de l’alinéa 128(2)b) milite en faveur des points de vue exprimés dans ces décisions de la Commission, parce que le mot « normal » s’entend de quelque chose de régulier, d’un état ou niveau des affaires qui est habituel, de quelque chose qui ne sort pas de l’ordinaire. Il serait donc logique d’exclure un niveau de risque qui n’est pas une caractéristique essentielle, mais qui dépend de la méthode employée pour exécuter une tâche ou exercer une activité […].
[soulignement ajouté et note de bas de page omise]
[120] Je conclus également que l’extrait suivant de la décision Martin-Ivie c. Canada (Procureur général), 2013 CF 772, au paragraphe 47, dans lequel la Cour traite du principe de « faible fréquence, risque élevé » est pertinent aux fins de la présente analyse :
[46] Quant aux agents d’appel, ils appliquent dans leurs décisions le principe en question non pas pour déterminer s’il existe un « danger », mais plutôt pour évaluer si le refus de travailler est autorisé au titre de l’alinéa 128(2)b) du Code; cette disposition interdit d’invoquer ce refus, même s’il existe un « danger », lorsque celui-ci constitue une condition normale de l’emploi du travailleur. Ces décisions, tout comme la décision Verville, ont établi qu’avant de pouvoir qualifier le danger de condition normale de l’emploi, l’employeur doit avoir pris toutes les mesures raisonnables pour l’atténuer. Dès lors, le caractère raisonnable de ces mesures dépendra en partie de la gravité du risque : plus il est important, plus l’employeur doit s’efforcer de l’atténuer (voir p. ex. Armstrong, aux paragraphes 62 et 63; Éric V, aux paragraphes 295 à 297, et 301). Le principe de « faible fréquence, risque élevé » s’applique donc à l’examen fondé sur l’alinéa 128(2)b) du Code, mais ne peut servir à déterminer s’il existe un danger. De plus, s’il doit s’appliquer, l’analyse exigée par le Code consiste forcément à se demander en premier lieu s’il existe un danger puis, le cas échéant, s’il constitue une condition normale de l’emploi de l’intéressé.
[soulignement ajouté]
[121] La question est donc de savoir si l’employeur a pris les mesures appropriées pour se prémunir contre le danger défini ci-dessus et ramener le risque à un niveau acceptable de sorte que la tâche et le risque résiduel qu’elle présente (le danger) puissent être considérés comme une condition normale de l’emploi, conformément à l’alinéa 128 (2)b) du Code.
[122] Cette analyse repose sur les articles 122.1 et 122.2 du Code, qui établissent l’objet du Code et la hiérarchie des mesures préventives qu’un employeur est tenu de mettre en œuvre :
122.1 La présente partie a pour objet de prévenir les accidents et les maladies liés à l’occupation d’un emploi régi par ses dispositions.
122.2 La prévention devrait consister avant tout dans l’élimination des risques, puis dans leur réduction, et enfin dans la fourniture de matériel, d’équipement, de dispositifs ou de vêtements de protection, en vue d’assurer la santé et la sécurité des employés.
[123] Comme je l’ai fait remarquer précédemment, les mesures d’atténuation que l’employeur a prises portent plus généralement sur le fonctionnement du pénitencier et sur des choses plus génériques, comme la sécurité statique et dynamique et le contrôle des déplacements des détenus, etc. Par exemple, le système de classification des outils et les exigences de supervision correspondantes ainsi que les fouilles par palpation au détecteur de métal des détenus travaillant à l’atelier sont conçus pour atténuer le risque que des outils sortent de l’atelier. Il y a des clôtures et des caméras vidéo surveillant le périmètre et les zones intérieures de l’établissement, mais il existe des zones, comme celle dont il est question dans le présent appel, où il n’y a aucune surveillance vidéo et où un détenu pourrait accéder aux unités résidentielles ou passer un coupe-fil par la clôture sans être vu. Bien que les mesures de sécurité dynamiques se soient montrées efficaces, elles ne parviennent pas toujours à avertir efficacement de l’imminence d’une agression.
[124] Il reste que, malgré ces mesures, le coupe-fil n’a pu être comptabilisé le 30 octobre 2014 et qu’il n’avait pas été retrouvé le jour du refus de travailler. Par conséquent, je ne suis pas convaincu que les diverses politiques, procédures, et ordres permanents portant sur la sécurité dynamique et statique, le contrôle des déplacements des détenus et l’équipement de protection atténuent le risque de présence possible du coupe-fil dans l’établissement, entre les mains d’un détenu.
[125] L’appelant soutient que si c’était le cas, la présence éventuelle du coupe-fil ne différerait pas de la présence possible d’armes artisanales que les détenus fabriquent fréquemment et qui sont régulièrement trouvées lors de fouilles, et qu’il s’agit d’une condition normale de l’emploi des agents correctionnels et d’un risque inhérent à l’emploi. Je ne suis pas d’accord. Le risque en l’espèce est décrit comme la possibilité qu’un coupe-fil spécifique se trouve dans l’établissement, dans le contexte que j’ai décrit ci-dessus et malgré toutes les mesures de précaution mises en œuvre par l’employeur. En termes simples, un coupe-fil a disparu de l’atelier. À mon avis, il s’agit d’un facteur distinctif déterminant de la possibilité, en général, que des armes artisanales soient en circulation dans l’établissement. Je conviens que ce dernier aspect peut être décrit comme un risque générique inhérent au travail d’un agent correctionnel et qu’il est géré par l’adoption des diverses mesures d’atténuation élaborées par l’employeur. Les intimés ne contestent pas l’affirmation selon laquelle le risque engendré par la présence du coupe-fil à l’usage des détenus dans l’atelier lui-même constitue une condition normale de l’emploi. Toutefois, la disparition du coupe-fil constitue à mon sens un risque très particulier qui doit être géré en prenant une mesure d’atténuation précise correspondante.
[126] J’accepte l’affirmation de l’appelant selon laquelle il n’a pas fait qu’une fouille superficielle de l’atelier pour ensuite ordonner la reprise des activités normales. C’est tout à l’honneur de l’appelant que l’établissement ait fait l’objet d’une routine modifiée, comme il est décrit précédemment. Plusieurs fouilles ont été effectuées, des détenus ont été interrogés et des renseignements ont été recueillis auprès de diverses sources. En ce sens, l’employeur a pris des mesures d’atténuation pour remédier à la situation et atténuer le risque. Toutefois, en dernière analyse, l’employeur avait une dernière mesure à prendre : la fouille exceptionnelle prévue à l’article 53 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition.
[127] À cet égard, il s’agit d’un important facteur distinctif par rapport à la situation qui régnait dans la décision Stone, que l’employeur cite pour étayer son point de vue. Il a été jugé que les mesures d’atténuation, similaires à celles que l’employeur a adoptées en l’espèce, atténuaient le risque qui existait selon l’employé. Le prétendu risque dans cette affaire était causé par la dotation en personnel insuffisante des ateliers, qui correspondait davantage à une « inquiétude générale » et à des problèmes de longue date, que les mesures de sécurité ordinaires visaient à contrôler. Dans la décision Stone, la situation qui constituait prétendument un danger avait davantage trait aux « causes profondes » du risque, un concept que l’agent d’appel aborde en ces termes dans la décision Ketcheson :
[145] [...] Les risques ne sont pas des causes éloignées et profondes dans le système de gestion, comme les politiques et les programmes. Il est très utile de chercher les causes profondes des risques dans les politiques ou programmes manquants ou inadéquats. La correction des causes profondes peut entraîner l’élimination des risques ou réduire leur présence ou leur effet. Le budget, l’allocation des ressources et la dotation en personnel, entre autres, sont d’autres exemples de causes profondes. Les causes profondes des accidents et des expositions sont importantes, mais, en général, il est préférable de recourir aux autres mécanismes prévus dans le Code pour les gérer. Dans le sens ordinaire du mot « risque », l’employé s’imaginera des causes directes de préjudice et non des causes profondes, qui sont plus abstraites.
[soulignement ajouté]
[128] En outre, il semblerait que dans cette affaire, un confinement aux cellules avait eu lieu peu avant le refus de travailler, ce que les intimés demandaient en l’espèce. L’extrait suivant met cette distinction en relief, au paragraphe 46 :
[46] Le risque de se voir agresser avec une arme, n’importe quel type d’arme, qu’elle ait ou non été fabriquée à partir de matériel obtenu dans un des ateliers, fait partie intégrante du travail d’un agent de correction. En revanche, ce risque est atténué par les nombreux contrôles, politiques de sécurité et procédures mis en place par le Service correctionnel du Canada. Le Plan de fouille de l’établissement de Springhill
constitue un bon exemple de ce genre de procédure, un moyen efficace qui, soit dit en passant, a été activé et a donné lieu à un confinement aux cellules juste avant que M. Stone refuse de travailler. L’interaction continue avec les détenus, c.-à-d. la sécurité dynamique, constitue un autre exemple du type de mesures de sécurité dont les employés se servent pour cerner les situations potentiellement menaçantes. La sécurité préventive est un autre aspect du système de sécurité en place dans un établissement à sécurité moyenne. Il va [de] soi que le système de sécurité global dans ce genre de prison doit nécessairement inclure une certaine proportion de sécurité statique. La majeure partie du débat, en l’espèce, consiste à déterminer si l’absence de personnel au poste de contrôle n° 20 augmente, en fin de compte, le risque d’agression sur les agents de correction au point de constituer un danger au sens du Code.
[soulignement ajouté]
[129] Il est vrai que la description du poste d’agent correctionnel met en évidence les risques et les dangers inhérents au poste. Toutefois, à mon avis, l’analyse doit aller plus loin : la question est alors de savoir si l’appelant a, dans l’esprit de l’article 122.2 du Code, pris toutes les mesures appropriées pour minimiser ou atténuer cette menace particulière pour la santé ou la vie des employés, en acceptant le fait que le risque ne peut pas être complètement éliminé, à moins, bien sûr, dans l’affaire qui nous occupe, de retrouver le coupe-fil.
[130] Le directeur Huish a choisi de ne pas ordonner une telle fouille, au moins jusqu’à ce que l’instruction soit émise le 6 novembre 2014, pour les motifs qui sont énoncés ci-dessus et qui reposent sur l’hypothèse qui, selon lui, était la plus probable. Je n’ai aucun doute que le directeur Huish a pris la situation au sérieux et qu’il a pris la décision qu’il a jugé la meilleure dans l’intérêt de l’établissement et de la sécurité des employés. Une fouille et un confinement aux cellules exceptionnels perturbent beaucoup l’établissement : ils imposent du travail supplémentaire pour tous les membres du personnel de l’établissement; les détenus sont privés de leurs activités normales et confinés dans leur cellule pendant la durée de la fouille, qui peut prendre plusieurs jours, ce qui les rend vindicatifs et agités. Les intimés le reconnaissent, ce qui, selon moi, démontre qu’ils s’estimaient véritablement exposés à un danger « anormal ». Ce genre de fouille entraîne clairement des conséquences déplaisantes et éventuellement négatives pour les intimés également.
[131] Bien que l’instruction ne mentionne pas précisément la fouille en vertu de l’article 53, la déduction logique découlant des discussions qui ont eu lieu pendant les enquêtes et la preuve documentaire présentée à l’audience indiquent qu’une fouille complète de l’établissement était l’étape finale après laquelle tout risque subsistant constituerait une condition normale de l’emploi en vertu du Code. L’employeur aurait alors épuisé toutes les mesures disponibles pour atténuer ou contrôler le danger.
[132] À mon avis, une fouille en vertu de l’article 53 aurait été une mesure d’atténuation raisonnable à prendre dans les circonstances en l’espèce. Il n’est pas contesté que des fouilles en vertu de l’article 53 ont été ordonnées par le passé pour répondre à des situations similaires. En mars 2014, le directeur Huish a ordonné une fouille exceptionnelle de l’établissement en apprenant qu’une raclette à comptoir avait disparu de la cuisine. La fouille était justifiée par la conviction du directeur selon laquelle l’outil manquant pourrait être utilisé pour fabriquer une arme artisanale susceptible de présenter un danger pour la vie du personnel et des détenus ou de porter atteinte à la sécurité de l’établissement. En avril 2014, une fouille similaire avait été ordonnée après la découverte de deux armes improvisées. En septembre 2014, une fouille exceptionnelle a été ordonnée après la disparition d’une paire de ciseaux utilitaires. Ces ciseaux, qui se trouvent dans les trousses de premiers soins, ont les extrémités arrondies, mais pourraient servir à fabriquer des armes.
[133] Il va sans dire que le coupe-fil présente un risque au moins aussi grand que celui de ces objets.
[134] Selon la preuve, par le passé, quand un outil à emploi restreint disparaissait, le risque que cela présentait était contrôlé en effectuant une fouille exceptionnelle des unités résidentielles et des cellules des détenus. Dans les circonstances, je suis convaincu que l’employeur avait la possibilité d’ordonner une fouille exceptionnelle et à mon avis, une telle mesure supplémentaire était justifiée compte tenu des exigences du Code. Ma conclusion est étayée par ma lecture du Guide des fouilles (Search Guide) que l’employeur a présenté en preuve, qui comporte un exemple de « motif raisonnable » remplissant le critère énoncé à l’article 53 (à la page 3). Cet exemple révélateur se lit comme suit :
[Traduction] Un couteau Xacto a disparu. Un rapport a été rédigé décrivant la manière dont un décompte de couteaux Xacto a été effectué le matin et le soir, indiquant quels détenus se trouvaient dans l’atelier pendant cette période et expliquant les mesures qui ont été prises pour fouiller l’atelier afin de retrouver le couteau manquant. L’autorisation du directeur de l’établissement est demandée en énonçant en détail les motifs permettant de croire raisonnablement à l’existence d’un danger et demandant une fouille par palpation et à nu en vertu de l’article 53 ainsi qu’une fouille en vertu du règlement 53 des cellules des détenus qui se trouvaient à l’atelier ce jour-là. Si rien n’est trouvé sur ces détenus, cela constitue un renseignement supplémentaire offrant un motif raisonnable de fouiller le reste de l’établissement.
[soulignement ajouté]
[135] Au cours des enquêtes menées sur les refus de travailler, des discussions ont eu lieu à propos de la primauté de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition par rapport au Code, en se demandant quelle loi « a préséance sur l’autre ». En d’autres termes, il a été avancé qu’un délégué ministériel n’avait pas le pouvoir d’ordonner une fouille en vertu de l’article 53 puisque c’est le directeur de l’établissement qui exerce ce pouvoir discrétionnaire exclusif en vertu de cet article. L’appelant n’a pas vigoureusement soutenu ce point, du moins pas en ces termes, bien qu’il ait mentionné dans son argumentation le fait que le directeur Huish avait accordé une attention adéquate à la situation et l’avait gérée correctement, ce qui devrait être le point final.
[136] Ces deux lois ont chacune leur objet et, à mon avis, elles peuvent coexister et être appliquées simultanément. Je ne vois aucun conflit entre l’article 53 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition et l’obligation énoncée aux articles 122.1, 122.2 et 124 du Code de prendre des mesures préventives et d’atténuation appropriées pour protéger les employés contre les risques en milieu de travail. L’article 53 est une disposition habilitante. Les personnes qui travaillent dans le secteur public et qui s’acquittent de leurs responsabilités au nom de la Couronne le font sur la base de textes législatifs de toutes sortes. Ces pouvoirs peuvent être génériques, comme les pouvoirs de gestion générale que confère la Loi sur la gestion des finances publiques, ou adaptés plus précisément à la nature de leurs responsabilités.
[137] L’article 145 autorise le ministre à émettre des instructions afin de s’assurer que les objectifs du Code sont réalisés et que les dispositions de celui-ci sont respectées. Comme l’agent d’appel le souligne dans la décision Johnstone, le Code s’applique « malgré les autres lois fédérales et leurs règlements » (article 123 du Code et article 240 de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral). À mon avis, l’obligation pour l’employeur de prendre toutes les mesures nécessaires afin d’éliminer ou d’atténuer un risque présent dans son milieu de travail n’entre pas en conflit avec le pouvoir de prendre une mesure, lorsque cette mesure est appropriée, en vertu de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition.
[138] En conclusion et pour les motifs énoncés ci-dessus, je conclus que la déléguée ministérielle a eu raison de conclure que les intimés étaient exposés à un danger au sens du Code, et que ce danger ne constituait pas une condition normale de l’emploi. Par conséquent, l’instruction qu’elle a émise le 6 novembre 2014 est bien fondée et est par les présentes confirmée.
Décision
[139] Pour les motifs susmentionnés, l’instruction est confirmée.
Pierre Hamel
Agent d’appel
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