2011 TSSTC 20
Référence : Total Oilfield Rentals Limited Partnership, 2011 TSSTC 20
Date : 16-08-2011
Dossier : 2010-48
Rendue à : Ottawa
Entre :
Total Oilfield Rentals Limited Partnership Inc., appelante
Affaire : Appel à l’encontre de quatre instructions émises par deux agents de santé et sécurité, conformément au paragraphe 146(1) du Code canadien du travail.
Décision : Appel accueilli
Décision rendue par : M. Jean-Pierre Aubre, agent d’appel
Langue de la décision : Anglais
Pour l’appelante : M. Grant N. Stapon, c.r., avocat, Bennett Jones LLP
MOTIFS DE DÉCISION
[1] La décision qui suit concerne un appel interjeté en vertu du paragraphe 146(1) du Code canadien du travail (le Code), à l’encontre d’instructions émises par Mmes Dawn MacLeod et Lisa Pan, des agentes de santé et sécurité (Ag.SST). Deux instructions sont datées du 30 novembre 2010, et deux autres, du 21 décembre 2010. Cependant, avant de juger si l’appel est approprié, trois questions préliminaires doivent être examinées et tranchées.
[2] En ce qui a trait à la première question préliminaire, il convient de souligner d’emblée que trois de ces quatre instructions ont été émises à l’employeur sous la dénomination Total Oilfield Rentals Inc. ou sous celle de Total Energy Services Inc.; sociétés toutes deux situées à la même adresse. La lettre envoyée par l’avocat de l’appelante à l’Ag.SST Macleod, en date du 16 décembre 2010, visait à corriger cette appellation semble-t-il erronée de l’employeur en avisant [traduction] « que toutes les personnes concernées étaient à l’emploi de Total Oilfield, et que le lieu de travail concerné relevait de l’autorité de celle-ci. » Il y était ensuite fait mention que [traduction] « Total Oilfield est une société en commandite de l’Alberta, qui s’appelait auparavant DC Energy Services Limited Partnership et dont le nom a été changé le 17 mars 2010 », et que [traduction] « Total Oilfield Rentals Inc. est une compagnie constituée en personne morale de l’Alberta, et est l’associée commanditée de Total Oilfield. » Dans une lettre envoyée à l’avocat de l’appelante en date du 12 janvier 2011, l’Ag.SST Pan a abordé cette question d’identification ou d’appellation incorrecte de l’employeur, ainsi que la demande de l’avocat voulant que deux des instructions soient réémises afin de désigner correctement l’employeur. Dans cette lettre, l’Ag.SST Pan, bien qu’elle ne contestait nullement la question soulevée par l’avocat, a souligné que les agents de santé et de sécurité ne détiennent pas, en vertu du Code, le pouvoir de modifier leurs propres instructions, ni celui de les annuler afin de satisfaire à la correction demandée par l’avocat de l’appelante, et que, par conséquent, l’affaire devrait être confiée au « TSSTC » à des fins de règlement, soit à un agent d’appel. Bien que je sois d’accord avec l’Ag.SST Pan quant au pouvoir détenu par un Ag.SST, je ne suis pas convaincu qu’il s’appliquerait à une simple correction qui semble s’apparenter à une simple erreur administrative qui a soi-disant été reconnue par les parties concernées, et où la teneur de l’instruction n’est pas, à toutes fins pratiques, affectée, et où l’identité réelle de la partie ou des parties à qui les instructions sont destinées est mise en doute lorsque le rapport d’enquête de l’Ag.SST est pris en compte. Quoi qu’il en soit, il est vrai que, en vertu de la loi, je détiens clairement le pouvoir de modifier toute instruction à laquelle s’applique le Code. Toutefois, puisque la compétence en l’espèce constituera la question centrale, je m’abstiens, à ce stade précoce, de rendre quelque décision qui soit en ce qui a trait à la compétence qui s’applique. Cependant, l’intitulé de ladite décision indiquera l’appelante comme étant Total Oilfield Rentals Limited Partnership Inc. (Total Oilfield) dans le but de désigner adéquatement la ou les parties qui seront touchées par ma décision.
[3] La seconde question préliminaire concerne une instruction précise, soit la quatrième instruction émise en l’espèce, à laquelle je fais renvoi. Cette quatrième instruction a été émise par l’agente de santé et sécurité Lisa Pan, le 21 décembre 2010, à un dénommé Daniel Murray, un employé de Total Oilfield Rentals Limited Partnership Inc., et partie à l’accident qui a éventuellement donné lieu aux instructions frappées d’appel en l’espèce. Il ressort de cette instruction que l’infraction au Code qui a donné lieu à l’instruction s’adresse uniquement au conducteur Murray pour ne pas avoir suivi les procédures prévues afin d’assurer la santé et la sécurité de l’aide‑camionneur. En réponse à l’instruction, M. Murray a déclaré qu’il [traduction] « ne conduira pas un véhicule guidé par un aide‑camionneur sans que ne soit passé en revue ce protocole et qu’un aide‑camionneur lui fournisse en tout temps des signaux manuels. » Cette réponse, en soi, peut être considérée comme respectant l’instruction. L’avis d’appel signé et déposé le 27 décembre 2010 par l’avocat Stapon, au nom de l’appelante Total Oilfield Rentals Limited Partnership Inc., précise le cabinet d’avocats dont il fait partie comme étant [traduction] « des avocats représentant Total Oilfield Rentals Limited Partnership »; il y est aussi indiqué qu’il dépose ce document [traduction] « en tant qu’appel visant diverses instructions émises par vos agentes Mmes Dawn Macleod et Lisa Pan et en qualité de plainte concernant la procédure employée par vos agentes », désignant ainsi erronément les deux Ag.SST, qui sont des agentes de santé et sécurité du ministère fédéral Ressources humaines et Développement des compétences Canada comme étant des agentes du tribunal, ce qu’elles ne sont pas. Un fait qui est encore plus important toutefois est le suivant : bien qu’il y soit précisé qu’il s’agit d’un appel visant diverses instructions émises par les deux Ag.SST, premièrement, il n’y est pas précisé que Total Oilfield interjette appel de l’instruction émise à M. Murray ou, deuxièmement, que l’employé Daniel Murray interjette appel de l’instruction qui lui a été émise; l’avis ne comporte aussi aucune indication selon laquelle l’avocat Stapon représente M. Murray ou a reçu le mandat de le représenter. Par ailleurs, ainsi qu’il est énoncé plus haut, la réponse fournie par M. Murray à l’égard de l’instruction semblerait conforme et il est donc difficile de déceler si M. Murray désirait remettre en question l’instruction qui lui a été émise. Bien qu’il soit vrai que le paragraphe 146(1) du Code autorise un employeur, employé ou syndiqué à interjeter appel d’une instruction, donc une instruction qui ne s’adresse peut-être pas à la partie désirant en appeler, la loi énonce une condition préalable voulant que la partie désireuse d’interjeter appel se sente lésée par l’instruction, ce qui est un peu plus difficile à établir au moment d’en appeler d’une instruction qui ne s’adresse pas directement à la personne qui interjette appel. En l’espèce, en plus de ce que j’ai énoncé plus haut et de l’absence d’une intention nettement manifestée par M. Murray d’interjeter appel de l’instruction, il importe de souligner que le libellé de l’instruction ne semble nullement être susceptible d’affecter Total Oilfield de sorte à juger que l’employeur pourrait possiblement être lésé. Je reconnais la courte observation faite par l’avocat Stapon à l’égard de cette instruction particulière où il est théoriquement suggéré que [traduction] « Total Oilfield a manqué à son obligation et qu’elle est enjointe et tenue de le faire. » Bien qu’il soit vrai qu’une autre instruction, s’adressant cette fois-ci directement à Total Oilfield, puisse traiter du code des signaux et de sa mise en œuvre (ou de l’absence de mise en œuvre) par l’employeur, je n’ai rien trouvé, ni dans le libellé de l’instruction adressée à M. Murray ni dans la justification formulée par l’Ag.SST qui porterait quelqu’un à conclure, selon sa teneur, que l’employeur aurait pu manquer ou aurait manqué à cette obligation particulière et être ainsi lésé par cette conclusion ou la teneur de l’instruction. À ce titre, je n’ai donc d’autre choix que de conclure qu’il n’y a pas eu appel interjeté à l’égard de l’instruction émise à l’employé Murray par la partie à qui l’instruction a été émise et s’adressait à savoir, M. Murray, et je ne vois aucune raison de conclure qu’un appel a été interjeté à l’encontre de cette instruction particulière étant donné l’absence de tout autre indication par l’employeur ou allégation sérieuse de préjudice. En conséquence, la décision d’appel qui suit concernera seulement les instructions émises à Total Oilfield Rentals Limited Partnership Inc., qui ont été dûment portées en appel par une partie autorisée, conformément à l’article 146 du Code.
[4] La troisième et dernière question préliminaire qu’il faut d’emblée aborder dans le cadre de la présente décision a trait à l’avis d’appel déposé par l’appelante; outre le fait qu’il y soit précisé que l’appel est interjeté à l’encontre des quatre instructions émises par les deux Ag.SST nommées ci-dessus, celui-ci contient quatre [traduction] « instructions liées à des PCV ». Pour mieux comprendre cette question, il faut savoir que l’acronyme PCV renvoi à « promesse de conformité volontaire », soit une forme d’instrument de conformité mis à la disposition des agents de santé et de sécurité qui vise à permettre d’assurer une conformité volontaire à l’égard de certaines lacunes de la part de l’employeur à appliquer et respecter certaines obligations prévues au Code grâce à des mesures volontaires convenues, encourageant ainsi une approche collaborative à respecter la loi contrairement à une approche plus musclée et exécutoire par l'entremise d’instructions. Donc, à ce titre, lorsqu’un employeur accepte de se conformer volontairement au Code, un Ag.SST n’est pas tenu de donner une instruction. Toutefois, comme le titre l’indique, la décision de l’employeur de se conformer doit être volontaire; elle ne doit donc pas être obtenue par la force ou présentée comme étant obligatoire ou s’apparentant à ce genre. D’après l’expression utilisée par l’avocat ([traduction] « instructions liées à des PCV »), celle-ci a peut-être été perçue comme s’apparentant à des instructions, de sorte qu’elles font l’objet d’un appel comme les autres instructions émises par les deux Ag.SST. En l’espèce, le fait demeure toutefois qu’il n’est fait nulle mention ni question dans le Code des promesses de conformité volontaire; ces dernières sont uniquement destinées à servir d’instrument administratif ou d’approche administrative en vue de permettre de demander et d’obtenir une conformité volontaire à l’égard de la loi. Lorsqu’un agent de santé et sécurité sollicite et obtient une PCV à l’égard d’une conformité quelconque exigée, et je souligne ici qu’une telle PCV peut être demandée ou suggérée, et non imposée, il s’agit d’une décision prise par l’Ag.SST de ne pas donner d’instruction. Étant donné qu’aucune PCV ne peut être imposée, une partie qui pourrait faire l’objet d’une telle mesure n’est nullement obligée de l’accepter. En vertu du Code, plus précisément des articles 146 et 129, seules les instructions émises par les agents de santé et sécurité et les décisions rendues par ceux-ci relativement à l’absence de danger peuvent faire l’objet d’un appel. Par conséquent, les promesses de conformité volontaire ne sont pas susceptibles d’appel. La Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale ont abordé très clairement cette question. Dans la décision Pamela Sachs et al c. Air Canada et al, 2006 CF 673, la Cour fédérale a clairement indiqué qu’il n’y a pas d’appel dans le cas d’une promesse de conformité volontaire. Voici ce que la Cour a déclaré :
Le problème auquel est confronté l’agent d’appel et qui est posé à la Cour a trait à la compétence de l’agent en question et, plus particulièrement, à la question de savoir si, saisi d’un appel, cet agent peut examiner un cas dans lequel l’agent de santé et de sécurité n’a pas pris de décision ou donné d’instructions, mais a accepté une promesse de conformité volontaire à la place d’une décision ou d’une instruction. [...] En l’espèce, le Code définit avec précision certaines voies de recours tout en prévoyant aussi d’autres moyens de faire reconnaître ses droits. On ne saurait interpoler un droit d’appel implicite dans le Code. […] Les dispositions de la partie II du Code relatives aux appels ne se prêtent pas à plusieurs interprétations raisonnables. Elles sont claires. Il n’est pas nécessaire de recourir à la Charte pour dégager l’interprétation appropriée.
Par la suite, dans l’arrêt Pamela Sachs et al et Air Canada, 2007 CAF 279, la Cour d’appel fédérale a examiné la décision rendue ci-dessus par le juge Hughes; voici ce qu’elle a conclu :
Nous sommes tous d’accord sur la justesse de l’interprétation du paragraphe 146(1) retenue par le juge Hughes et par M. Malanka. Le paragraphe 146(1) du Code canadien du travail confère à l’employeur, à l’employé ou au syndicat le droit d’interjeter appel de toute instruction émise par l’agent de santé et de sécurité en conformité avec l’article 145, mais il ne confère à personne le droit d’interjeter appel d’une décision de ne pas donner d’instructions. […] À notre avis, l’argument des appelants selon lequel le paragraphe 146(1) du Code canadien du travail contreviendrait à l’article 7 de la Charte n’est pas fondé. Il est bien établi que le droit d’appel n’est pas garanti par la Constitution, même dans les affaires ayant des conséquences importantes sur la vie, la liberté et la sécurité de la personne […]. L’article 7 de la Charte n’oblige pas le législateur à accorder un droit d’appel à l’encontre d’une décision d’un agent de santé et de sécurité. Néanmoins, le législateur a prévu le droit d’interjeter appel d’une instruction émise par un agent de santé et de sécurité en conformité avec l’article 145. Rien ne nous permet de conclure que, par l’effet de l’article 7 de la Charte, l’existence de ce droit limité d’appel signifie qu’il doit également y avoir un droit d’appel à l’encontre de la décision d’un agent de santé et de sécurité de ne pas donner une telle instruction.
Ainsi, il est clairement établi que ma compétence à titre d’agent d’appel ne s’étend pas à l’examen des PCV; vu ce qui précède, les quatre PCV pour lesquelles l’appelante interjette appel ne seront donc pas prises en compte ou examinées dans le cadre de la décision qui suit.
Contexte
[5] Ayant abordé assez longuement les présentes questions préliminaires, un bref compte‑rendu des faits contextuels et des circonstances du présent appel s’impose. Les circonstances à l’origine des instructions faisant l’objet de l’appel sont assez simples puisqu’elles ont trait à un incident qui a mené à une intervention des deux Ag.SST. Ces instructions, à l’encontre desquelles un appel est interjeté, ont été émises à la suite d’une enquête menée au sujet d’un accident de travail mortel survenu le 26 novembre 2010, sur les lieux de travail de l’appelante, dans une cour d’entreposage située à Grande Prairie (Alberta) où l’appelante entrepose, à des fins d’utilisation, son matériel de location. Deux employés de l’appelante, travaillant en équipe, ont été impliqués dans l’accident. L’équipe était formée de M. Daryl Janssen, un employé de longue date du champ pétrolifère qui travaillait comme [traduction] « aide‑camionneur » au moment de l’incident. M. Janssen comptait au moins deux années d’expérience comme « aide‑camionneur » (aide‑conducteur de camion à plateforme), ayant été embauché par DC Energy Services Limited Partnership le 15 octobre 2008, puis comme un employé de Total Oilfield dans le cadre du même emploi le 14 janvier 2010, alors que DC Energy Services a été fusionné à Total Oilfield. Le second membre de l’équipe était M. Daniel Thomas Murray, un conducteur de camion gros porteur comptant 14 années d’expérience dans le métier, qui avait été embauché par l’appelante comme conducteur de camion le 22 novembre 2010 et qui, avant de commencer à conduire des camions pour le compte de Total Oilfield, avait suivi une séance de formation et d’orientation de trois jours donnée par l’employeur Total Oilfield. M. Murray a donc conduit un camion pour le compte de Total Oilfield Rentals Limited Partnership pour la première fois le 26 novembre 2010; c’est aussi cette journée-là qu’est survenu l’accident mortel.
[6] Les détails de l’activité à laquelle l’équipe des deux employés participait au moment de l’accident sont exposés dans le rapport d’enquête préparé par l’Ag.SST Pan s’intitulant [traduction] Justification des instructions. Cette activité consistait à décharger des plateformes portables apportées par camion-remorque à partir d’un lieu de travail à proximité de Wokom (Alberta), dans la cour d’entreposage du matériel de location de l’employeur située à Grande Prairie. Ces plateformes portables servent de support pour du matériel utilisé dans la construction et dans les activités liées à l’exploitation des ressources, notamment les plateformes de forage, les camps, les réservoirs, les plateformes d’hélicoptère. Une plateforme portable est également munie d’une structure facilitant le passage sur un sol instable, par-dessus les pipelines, entre autres. Aux fins de transport, les plateformes portables sont montées sur des palettes sur le camion servant au transport afin de faciliter le chargement et le déchargement. Initialement, les deux employés ont décidé d’essayer de procéder au déchargement en tentant simplement de [traduction] « larguer le chargement » en faisant avancer et reculer le camion de façon répétée. Cette façon de faire s’est avérée infructueuse étant donné que les plateformes étaient gelées et ne pouvaient être retirées de la remorque. Les deux employés ont donc décidé de procéder autrement, soit de faire appel au poids des plateformes déjà sur le sol en reliant une pile de plateformes sur le sol à une pile se trouvant sur le camion, à l’aide d’une chaîne, et d’avancer le camion‑remorque jusqu’à ce que les plateformes soient extirpées de la remorque. Une extrémité de la chaîne servant au déchargement était déjà raccordée ou attachée, du côté passager, aux plateformes se trouvant déjà sur le sol. La tâche de l’aide‑camionneur Janssen consistait à accrocher l’autre extrémité de la chaîne sur le côté passager arrière des plateformes se trouvant sur la remorque. Avant de faire cela, il lui aurait fallu, à l’aide de signaux adéquats, guider le conducteur Murray afin qu’il recule le véhicule jusqu’à ce que la chaîne soit assez longue pour être attachée aux plateformes sur la remorque. M. Murray aurait reçu ces signaux en regardant dans le rétroviseur situé sur le côté passager du camion. D’après l’Ag.SST Pan, il a été confirmé que le conducteur était en mesure de voir l’aide‑camionneur Janssen dans le miroir. C’est à ce moment-là que l’accident mortel s’est produit.
[7] Pendant qu’il reculait le véhicule, M. Murray a aperçu M. Janssen qui se tenait debout dans le coin arrière du camion-remorque, côté passager, bien que ce dernier n’ait fait aucun signal manuel au conducteur. M. Murray attendait que l’aide‑camionneur lui fasse signe d’arrêter pour immobiliser le véhicule. M. Janssen a soudainement disparu du champ de vision du conducteur Murray qui, ayant confirmé qu’il ne pouvait plus apercevoir l’autre membre de l’équipe, a freiné pour immobiliser le camion-remorque. À ce moment-là, le préposé à l’entretien Allan Kirkpatrick se trouvait tout près dans la cour et a été témoin de l’opération menée par MM. Janssen et Murray. Bien qu’il n’ait pas prêté une attention particulière au travail effectué, il a vu M. Janssen se tenant du côté conducteur du camion. Peu après avoir accompli la tâche qui l’avait amené dans cette partie de la cour et être revenu à son propre véhicule, M. Kirkpatrick a entendu l’aide‑camionneur Janssen crier, et se trouvant à l’extérieur de son propre camion, il pouvait voir, à une vingtaine de pieds de l’endroit où il se trouvait, que M. Janssen avait été coincé entre les plateformes. Une fois que M. Murray a avancé le camion à la suite d’instructions émises par M. Kirkpatrick, l’aide‑camionneur Janssen a été aperçu couché sur le sol entre l’arrière de la remorque et les plateformes portables se trouvant sur le sol. M. Janssen est plus tard décédé des suites de ses blessures.
[8] L’enquête au sujet de cet incident s’est amorcée le 27 novembre 2010, alors que les deux Ag.SST (Pan et MacLeod) se sont rendues sur les lieux de l’accident. Il semble, selon le rapport d’enquête, qu’à leur arrivée, les deux Ag.SST ont découvert qu’une enquête au sujet de l’accident avait été amorcée la veille par des représentants de l’Alberta Occupational Health and Safety, et que deux Ag.SST provinciaux (Tait et Lennon) se sont présentés sur les lieux et ont interrogé deux témoins. Il est indiqué, dans les notes personnelles prises par ces deux représentants provinciaux, qu’ils ont été informés à ce moment-là par le gestionnaire des opérations de Total Oilfield que l’employeur avait déjà composé par le passé avec des représentants fédéraux de la santé et de la sécurité au travail, que les autorités fédérales avaient été informées de l’accident et que les Ag.SST fédéraux rencontreraient les représentants de Total Oilfield le lendemain. Fait assez surprenant, cela semble avoir suffi aux agents provinciaux pour conclure que cet employeur relevait de la compétence fédérale et à part le fait de remettre des photos et les déclarations recueillies lors des entrevues, ils semblent ne pas avoir été impliqués autrement dans cette affaire; les représentants fédéraux n’ont pas non plus soulevé quelque question qui soit à cet égard, sauf si ce n’est une question posée par l’Ag.SST MacLeod à M. Murray, le conducteur du camion impliqué dans l’accident, à savoir s’il reconnaissait [traduction] « relever de la compétence fédérale ». L’enquête menée par les Ag.SST fédéraux (Pan et MacLeod) a amené ces deux agentes à conclure que l’employeur était responsable d’un certain nombre d’infractions au Code; trois instructions ont donc été émises à Total Oilfield. Deux de ces instructions ont trait à des infractions multiples. Bien que la raison pour laquelle il n’est pas nécessaire d’examiner en détail la justification sous-tendant chacune desdites instructions deviendra évidente plus loin dans le cadre de cette décision, il est utile de connaître au moins la nature de ces instructions et ce qui les a déclenchées de manière générale.
- Le 30 novembre 2010, l’Ag.SST MacLeod, ayant conclu que l’employeur contrevenait à l’alinéa 125(1)z.03) du Code ainsi qu’au paragraphe 19.3(1) du Règlement canadien sur la santé et la sécurité au travail (RCSST), a donné à l’employeur l’instruction [traduction] « d’élaborer une méthode de recensement et d’évaluation des risques devant servir à recenser et évaluer les risques liés au déchargement et au chargement de plateformes portables ». Selon le rapport d’enquête, l’enquête avait révélé que l’employeur ne disposait pas de méthode de recensement et d’évaluation des risques devant servir pour recenser et évaluer les risques possibles en milieu de travail. En fait, cela a été admis par l’appelante. Qui plus est, selon l’Ag.SST, l’employeur avait omis de fournir de l’information voulant que le comité ou le représentant en matière de santé et de sécurité en milieu de travail ait été consulté eu égard à la prévention des risques recensés.
- Le 30 novembre 2010, l’Ag.SST MacLeod, ayant conclu que l’employeur contrevenait aux alinéas 125(1)z.03) et 125(1)q) ainsi qu’à l’article 19.4 et aux paragraphes 19.5(1) et 19.6(2) du RCSST, a donné trois instructions traitant précisément de l’activité de chargement et de déchargement de plateformes portables. Pour résumer brièvement, les instructions exigeaient tout d’abord que l’employeur recense et évalue les risques liés au chargement et au déchargement des plateformes portables, en tenant compte des divers éléments énumérés à l’article 19.4 du RCSST. Fait assez surprenant, bien que l’instruction semble reposer sur l’alinéa 125(1)z.03) du Code, elle ne requiert pas que ce soit fait dans le cadre de l’élaboration et de la mise en œuvre, en consultation avec le comité d’orientation ou le comité de santé et de sécurité en milieu de travail, d’un programme de prévention des risques, comme l’exige cette disposition du Code. La seconde instruction requiert que l’employeur adopte des mesures de prévention pour s’attaquer aux risques liés au chargement et au déchargement des plateformes portables. Selon le paragraphe 19.5(1) du RCSST, cette instruction, bien qu’elle ne le précise pas de façon explicite, semble établir la priorité à suivre respecter cette instruction. Encore une fois, l’instruction ne fait nulle mention de l’exigence énoncée dans le Code voulant que ce soit fait en consultation avec le comité d’orientation ou le comité de santé et de sécurité en milieu de travail. La troisième instruction, fondée sur l’obligation de l’employeur de fournir à chaque employé l’information, l’instruction, la formation et l’encadrement nécessaires pour assurer leur santé et sécurité au travail, requiert que l’employeur fasse part à ses employés des risques recensés et des mesures de contrôle mises en œuvre afin d’éviter que ceux-ci ne soient exposés aux dangers lors du chargement et du déchargement de plateformes portables, et qu’il le fasse avant que les employés accomplissent ce travail. Ainsi qu’il est précisé dans le rapport d’enquête, ces instructions ont été émises parce que les directives, politiques et procédures de l’employeur ne disaient rien au sujet des procédures sécuritaires de travail pour le chargement et le déchargement des plateformes portables, et aucune analyse portant sur la sécurité des tâches n’avait été réalisée concernant le chargement et le déchargement des plateformes portables. Aux dires de l’Ag.SST, une telle analyse de la sécurité pour ce type d’activité était exigée pour deux raisons : la première étant qu’un employé avait perdu la vie pendant qu’il accomplissait une telle tâche, et la deuxième, du fait que la location et la livraison de plateformes portables constituent l’un des principaux services offerts par la compagnie. L’Ag.SST savait que l’employeur avait élaboré une analyse de la sécurité des tâches concernant le chargement d’unités montées sur palettes. Cependant, de l’avis de l’agente MacLeod, l’employeur ne pouvait utiliser cette analyse en remplacement d’une analyse ayant trait au chargement et au déchargement de plateformes portables pour la simple raison que les [traduction] « palettes » ne sont pas des plateformes portables et que l’analyse de la sécurité des tâches liées au chargement d’unités montées sur palettes n’inclut pas toutes les étapes de base impliquées dans le chargement et le déchargement de plateformes portables bien qu’il puisse exister des similitudes dans le processus de chargement et de déchargement des palettes et des plateformes portables; par conséquent, les procédures sécuritaires de travail concernant le chargement d’unités montées sur palettes ne peuvent servir à remplacer celles s’appliquant au chargement et au déchargement des plateformes portables. Aux dires de l’Ag.SST, [traduction] « il importe de ne pas élaborer des étapes trop générales puisque des étapes manquantes peuvent entraîner l’oubli des risques qui y sont rattachés ». En guise de justification supplémentaire, l’Ag.SST a établi qu’il n’y avait aucune information indiquant que le comité ou le représentant en matière de santé et de sécurité en milieu de travail avait été consulté dans le cadre de l’élaboration de ces procédures.
- Le 21 décembre 2010, l’Ag.SST Pan a donné une instruction en deux parties, ayant conclu que l’employeur contrevenait à l’alinéa 125(1)q) du Code et aux paragraphes 14.26(1) et (2) du RCSST. Selon l’Ag.SST, l’employeur ne s’était pas assuré que soit mis en œuvre le code unique de signaux qu’il avait établi et que les signaleurs devaient utiliser pour le déplacement d’équipement motorisé servant à la manutention de matériel. En second lieu, l’Ag.SST a conclu que l’employeur avait omis de s’assurer qu’un signaleur devait seulement utiliser les signaux manuels décrits dans le code unique de signaux. Elle a conclu que parmi les six signaux manuels décrits dans le code de signaux, aucun n’avait été utilisé ou respecté par le conducteur Murray et l’aide‑camionneur Janssen pour reculer le véhicule impliqué dans l’accident, même s’il ressort des dossiers de formation qu’ils avaient tous deux reçu une formation portant sur l’utilisation de signaux manuels. Selon le raisonnement de l’Ag.SST Pan, le Code exige que l’employeur veille à ce que chaque employé reçoive l’information, l’instruction, la formation et l’encadrement nécessaires pour assurer sa santé et sa sécurité au travail, ce qui veut dire que l’employeur est non seulement responsable de fournir des instructions et de la formation aux employés relativement à des procédures sécuritaires de travail, mais qu’il est aussi tenu de les superviser afin de s’assurer que des procédures de travail sécuritaires soient respectées.
[9] Le résultat d’une recherche effectuée le 8 décembre 2010, dans le système d’enregistrement des sociétés de l’Alberta, confirme que le nom commercial actuel de l’employeur est Total Oilfield Rentals Limited Partnership, auparavant désigné DC Energy Services Limited Partnership, à la suite d’un changement de nom survenu le 17 mars 2010; l’Alberta est indiquée comme étant la compétence d’origine sur le document. Cela étant dit, un autre document faisant partie du rapport d’enquête intitulé [traduction] Mise à jour concernant le site de l’employeur, qui semble provenir du Programme du travail de RHDCC, renferme les renseignements pertinents suivants sous la rubrique se rapportant aux renseignements commerciaux concernant l’entreprise, permettant ainsi de mieux comprendre en quoi consiste l’entreprise :
- Caractère de l’entreprise: La location et le transport de matériel de forage, de parachèvement et de mise en service, dans l’industrie du pétrole et du gaz naturel.
- Zones d’activité (installations, entrepôt) : Total Oilfield Rentals L.P. mène ses opérations à partir de 19 filiales situées en Colombie-Britannique, en Alberta et en Saskatchewan.
- Types de matériel: Total Oilfield Rentals L.P. loue une gamme de matériel utilisé dans le secteur pétrolier incluant, sans toutefois s’y limiter, des réservoirs, du matériel de surface servant au forage, du matériel de surface lié au parachèvement, des chargeurs, des plateformes portables, du matériel servant à la production d’énergie et d’électricité et du matériel servant à la manutention des déchets. Total Oilfield Rentals L.P. possède également un parc de camions, comprenant des camions-grue, des camions à plateforme, des camions de type texas bed, des camions à treuil, des camions-citernes, des camions de service et des remorques.
- Produits dangereux: Total Oilfield Rentals L.P. œuvre dans le domaine du transport, sur place, de fluides des champs pétrolifères, notamment l’eau, la boue inverse résultant du forage et les fluides de fracturation. L’entreposage de fluides sur place se limite habituellement aux fluides requis aux fins de l’entretien courant du parc de camions, aux huiles, aux lubrifiants, etc.
- Autres renseignements pertinents: L’incident du 26 novembre 2010 s’est produit dans une cour d’entreposage secondaire, située de l’autre côté de la rue, face au bureau principal et à l’entrepôt principal de Total Oilfield Rentals L.P. à Grande Prairie.
Question(s) à trancher
[10] Les questions sur lesquelles il faut trancher en l’espèce ont trait, en premier lieu, à l’application actuelle du Code à l’entreprise figurant au coeur de la présente affaire, et en deuxième lieu, au bien-fondé des diverses infractions relevées par les deux Ag.SST et qui sont à la base des instructions faisant l’objet d’un examen dans la présente décision. En bref, je dois donc tout d’abord décider si Total Oilfield Rentals Limited Partnership constitue une entreprise fédérale, une condition préalable à l’application du Code à l’entreprise. Selon ma décision rendue à l’égard de cette première question, il faudra établir si par sa teneur, l’une ou l’ensemble des infractions relevées par les deux Ag.SST pourraient servir de fondement aux instructions faisant l’objet d’un examen.
Observations des parties
[11] Il n’y a pas de partie intimée dans la présente affaire. Par conséquent, le soussigné se penchera uniquement sur les observations de l’appelante. Selon l’appelante, il faut trancher la présente affaire sur la base des observations écrites qu’elle a présentées en introduisant son appel ainsi que sur la base des remarques écrites qu’elle a communiquées à l’Ag.SST, avec copie conforme au greffier du Tribunal, après le dépôt de l’appel.
Observations de l’appelante
[12] L’avocat de l’appelante a exposé de manière très vigoureuse la position de l’appelante au moment du dépôt de l’appel. En résumé, il fait valoir que les instructions communiquées à son client sont dépourvues de fondement, car il n’y a pas eu de véritable contravention au Code, même si des divergences d’avis ont pu faire surface concernant la question de savoir si les diverses dispositions en cause ont été appliquées rigoureusement, par opposition au respect de l’esprit de la loi (à défaut de toujours appliquer la lettre même de la loi). L’avocat de l’appelante a clairement indiqué que, à son avis, les deux Ag.SST ont fait preuve d’un zèle excessif et d’une incompréhension totale des activités professionnelles de son client et de l’environnement dans lequel il fonctionne, si bien que l’avocat de l’appelante s’est plaint ouvertement du processus utilisé par les deux agentes.
[13] L’avocat de l’appelante décrit l’entreprise comme suit. Total Oilfield est une entreprise de location de matériel pour les champs pétrolifères à Grande Prairie (Alberta). Dans le cours normal de ses activités, Total Oilfield fournit de nombreux types d’équipements techniques utilisés dans le secteur du forage, souvent dans des endroits éloignés. Dans le cadre de ses activités, Total Oilfield fait usage de sa propre flotte de véhicules pour livrer le matériel aux endroits précisés par ses clients. Pour ce qui est de la santé et de la sécurité au travail, l’avocat de l’appelante a signalé que, avant la fusion de Total Oilfield et de DC Energy, les deux entreprises avaient élaboré des politiques de santé et de sécurité qui, bien que similaires, comportaient des [traduction] « nuances » et certaines différences en rapport avec des tâches similaires. Ayant constaté cette situation et souhaitant adopter des pratiques exemplaires (et ce, avant l’accident de M. Janssen), Total Oilfield a retenu les services d’un consultant pour l’aider à regrouper et à réviser les manuels des procédures et de la sécurité de façon à incorporer les pratiques exemplaires de deux entreprises. L’avocat de l’appelante signale que tout au long de ce processus de fusionnement, Total Oilfield avait un comité de la santé et de la sécurité, bien que jusqu’à la fin de 2010 (le 10 décembre), les membres de ce comité n’étaient pas élus tel que prévu à l’article 135 du Code.
[14] En ce qui a trait à l’accident, l’avocat de l’appelante signale que pour la majorité des activités de transport, Total Oilfield exige que ses camionneurs soient accompagnés d’un aide‑camionneur qui facilite le chargement et le déchargement de la remorque. Ainsi, il signale que, selon la description de poste d’un aide‑camionneur, ce dernier doit être en communication avec le camionneur en tout temps, soit au moyen du contact visuel, de la communication verbale ou de signaux manuels, et les aides-camionneurs reçoivent une formation sur les signaux manuels standard. Les chauffeurs de Total Oilfield reçoivent la même formation, tout comme les chauffeurs de camion gros porteurs à l’échelle du secteur des transports. Dans la présente affaire, l’aide‑camionneur Janssen avait reçu la formation liée à son poste et avait suivi une formation d’appoint sur les signaux manuels récemment, soit en mai 2010. Pour ce qui est du camionneur Murray, malgré sa vaste expérience professionnelle à titre de chauffeur de camions gros porteurs, Total Oilfield a exigé qu’il suive une formation approfondie d’initiation et de sécurité avant son entrée en fonction. Pour ce qui est du déroulement de l’accident, de l’avis de l’avocat de l’appelante, sa cause est simple; il affirme que, inexplicablement, pour un motif inconnu et au mépris de son expérience et de sa formation, M. Janssen a apparemment décidé de se rendre derrière la remorque au moment où le camion reculait sans en aviser le chauffeur, et contrairement aux protocoles établis pour la communication entre le chauffeur et l’aide‑camionneur, protocoles qui sont clairement établis par Total Oilfield et utilisés tous les jours au point de devenir une seconde nature pour ses employés. De plus, le chargement et le déchargement du matériel à l’aide de palettes sont une activité quotidienne courante pour le personnel de Total Oilfield et il y a des procédures exhaustives pour la mener à bien.
[15] D’un point de vue général, la position principale de l’appelante concernant les instructions des Ag.SST est la suivante : aucune des mesures requises par ces instructions n’est liée à la façon dont l’accident est survenu en fait et aucune de ces mesures n’aurait contribué à prévenir cet accident, qui fut le résultat d’une erreur commise par l’employé malgré une formation importante de la part de Total Oilfield et de l’industrie. Au sujet de la première instruction, qui exige l’élaboration d’une méthode d’identification et d’évaluation des dangers se rapportant au déchargement des plateformes portables, M. Stapon affirme que Total Oilfield ne conteste pas que la mise en place d’un tel document soit nécessaire en vertu du Code sur une base générique, mais conteste la nécessité d’élaborer un tel document dans le présent cas. L’appelante soutient qu’il n’y a pas de besoin évident d’élaborer une procédure particulière visant spécifiquement le chargement et le déchargement des plateformes portables. Selon l’avocat de l’appelante, tous les chauffeurs et aides-camionneurs de Total Oilfield reçoivent une formation sur les procédures de chargement et de déchargement, mais la nature atypique des activités de Total fait en sorte qu’il faut souvent avoir recours à des plans adaptés à des sites et à des conditions spécifiques. Total Oilfield assure à ses employés une formation sur la sécurité qui s’applique de manière générale aux opérations de chargement et de déchargement, et cette formation sur la sécurité est valable pour les plateformes portables et tout le reste du matériel de location. De plus, l’employeur a mis en place une procédure d’évaluation des risques, dans le cadre de laquelle chaque fonction accomplie régulièrement par son personnel est évaluée aux fins de la formation et de l’évaluation générale des risques. Ainsi, l’employeur identifie les risques, prend des mesures d’atténuation et assure une formation connexe au moyen de mises à jour régulières. Par conséquent, l’avocat de l’appelante estime qu’une exigence aussi spécifique, dépourvue de fondement, est une réaction impulsive, inappropriée et irréfléchie de la part des Ag.SST.
[16] Selon l’avocat de l’appelante, la deuxième instruction, ou plutôt la série de trois instructions émises le 30 novembre 2010, est elle aussi presque sans lien avec l’accident, qui est attribuable à un relâchement momentané entre le chauffeur et l’aide‑camionneur. Selon lui, Total Oilfield loue de nombreux types de matériel au secteur pétrolier et les plateformes portables ne sont qu’un type parmi d’autres. Ainsi, tout le matériel loué aux clients du secteur pétrolier doit être transporté des parcs d’entreposage à l’endroit où il sera utilisé, si bien que ce matériel doit être chargé et déchargé. Le chargement et le déchargement du matériel à l’aide de palettes, tant dans les parcs d’entreposage que sur les lieux où ce matériel est utilisé, font partie des tâches quotidiennes des chauffeurs et des aides‑camionneurs. De l’avis de l’avocat de l’appelante, les Ag.SST auraient dû savoir que Total Oilfield avait déjà établi des protocoles pour le chargement et le déchargement sécuritaires de tout son matériel de location. De plus, après plusieurs années d’exploitation, l’employeur n’a relevé aucun danger [traduction] « particulier » associé au chargement et au déchargement des plateformes portables qui ne serait pas associé au processus général de chargement et de déchargement du matériel. Par conséquent, ayant déjà mis en place des protocoles de formation appropriés, Total Oilfield conteste la suggestion qu’il y ait eu une contravention du Code. Encore une fois, reprenant les mots de l’avocat de l’appelante, Total Oilfield conteste le processus « aléatoire » par lequel une agente apparemment « inexpérimentée » impose une évaluation du danger pour cette pièce d’équipement spécifique bien qu’il n’y ait aucune preuve démontrant qu’un processus aussi spécifique soit nécessaire.
[17] L’avocat de l’appelante conteste également la troisième série d’instructions, émises le 21 décembre 2010, qui vise la mise en place d’un seul code de signaux (un signaleur ne pourrait utiliser que les six signaux établis). Selon l’avocat de l’appelante, Total Oilfield diffusera de nouveau une note de service à ses chauffeurs et aides-camionneurs concernant ce protocole élémentaire sur les communications. Toutefois, à son avis, il est inutile et présomptueux de suggérer que Total Oilfield ait manqué à ses obligations et de lui ordonner de les respecter, car Total Oilfield estime qu’elle se conforme déjà aux instructions. Il est établi que, premièrement, les deux employés impliqués dans l’accident avaient beaucoup d’expérience et que l’employeur avait tout de même vérifié qu’ils étaient au courant de la procédure à suivre. Les chauffeurs et aides-camionneurs travaillent en équipe, sans supervision; la direction et la communication entre les deux sont des facettes essentielles de leur travail et deviennent rapidement pour eux une seconde nature. En s’assurant comme elle l’a fait que le chauffeur et l’aide‑camionneur soient pleinement conscients de leurs responsabilités respectives, Total Oilfield a en fait accompli ce qu’elle est tenue de faire en vertu du Code. Par conséquent, l’avocat de l’appelante soutient que Total Oilfield n’aurait pu prévenir aucun des incidents qui ont mené à l’accident. M. Murray et M. Janssen avaient tous les deux reçu une formation tout à fait adéquate et il n’y a rien que Total Oilfield ait négligé de faire au chapitre de la formation ou de la conformité aux normes de la sécurité pour [traduction] « veiller » à ce que cet accident ne survienne pas.
[18] L’avocat de l’appelante a terminé ses observations en faisant la déclaration ci‑dessous, qui fait renvoi à la prémisse que M. Stapon a exposée au début et que je reprendrai dans la première partie de mon analyse et de ma conclusion. Voici la déclaration :
[traduction]
En raison de la façon dont cet incident a été examiné – le moment choisi, la vigueur manifestée et le processus utilisé – et des pratiques de notre client que votre groupe a évaluées, le soussigné [M. Stapon, l’avocat de l’appelante] a suggéré à Total Oilfield qu’il lui serait beaucoup plus avantageux d’être régie par les organismes réglementaires provinciaux qui sont beaucoup plus disposés à collaborer avec les entreprises qui sont de bonne foi, au lieu d’enfiler instruction sur instruction, ordonnance exécutoire sur ordonnance exécutoire – particulièrement lorsqu’aucune des instructions émises n’aurait prévenu l’incident ayant mené à l’intervention de l’organisme réglementaire.
[19] Dans son avis d’appel initial, l’avocat de l’appelante a soulevé la question de l’application du Code à Total Oilfield, demandant qu’une décision soit rendue sur cette question de compétence (à savoir si les activités de Total Oilfield relevaient du Code) à titre de condition préalable à la prise de toute directive exécutoire ou de toute mesure se rapportant à la présente affaire. M. Stapon a formulé l’objection de l’appelante de la manière suivante :
[traduction]
En raison de la manière dont l’enquête a été menée et des instructions émises au terme de l’enquête (et sur les conseils du soussigné), Total Oilfield se doit de soulever une question de compétence et de contester l’application du Code canadien du travail aux circonstances de la présente affaire, ainsi que de faire valoir que l’incident relevait plutôt de la compétence provinciale aux termes de la Alberta Occupational Health and Safety Act.
Auparavant, Total Oilfield avait tout simplement présumé que ses activités relevaient du processus législatif fédéral; toutefois, la manière dont le présent dossier a été administré, par contraste avec ce à quoi une entreprise s’attend normalement en Alberta, a poussé Total Oilfield à contester ce processus.
Au chapitre de la compétence, Total Oilfield est une entreprise de location de matériel pour les champs pétrolifères. Tous ses revenus découlent de la location de matériel à ses clients. Le volet des transports de Total Oilfield est rattaché accessoirement à son activité centrale, à savoir la location de matériel, et ne constitue qu’une fraction de ses actifs. Même si Total Oilfield détient des certificats d’exploitation interprovinciale pour certains de ses camions gros porteurs pour faciliter l’expédition occasionnelle de matériel d’un parc d’entreposage dans une province aux installations d’un client dans une autre province, la vaste majorité des activités de Total Oilfield se déroule à l’intérieur de la même province. Vu les circonstances, Total Oilfield soutient que ses activités relèvent des autorités provinciales, dont les agents – et ce n’est pas une coïncidence – ont beaucoup plus d’expérience relativement aux services offerts au secteur pétrolier que les enquêteurs affectés à la présente affaire aux termes du Code canadien du travail.
[20] La question de la compétence ayant été soulevée, l’agent d’appel soussigné a demandé à plusieurs reprises à l’avocat de l’appelante de lui présenter des observations additionnelles ou plus complètes à l’appui de cette position. Ces demandes sont demeurées sans réponse, car – fait assez surprenant – M. Stapon a fait un certain nombre de déclarations inattendues. En réponse à une première demande d’observations, l’avocat de l’appelante a signalé qu’il fallait poursuivre le travail d’analyse des activités de Total Oilfield en vue de contester la compétence fédérale, un travail que Total n’avait pas encore eu la chance d’amorcer relativement à cette question et à d’autres. Par conséquent, ils retiraient leur contestation pour le moment et se réservaient le droit de présenter à nouveau cette contestation, au besoin. La deuxième demande d’observations – celle-ci faisait renvoi à l’article 2 du Code et à son application aux entreprises fédérales, et signalait qu’un agent d’appel est tenu de vérifier s’il a compétence pour instruire une affaire, que cette vérification découle d’une requête ou d’une contestation ou qu’elle soit réalisée d’office avant l’examen du fond de l’affaire – a encore une fois entraîné une réponse étonnante. L’avocat de l’appelante a signalé que Total Oilfield se penchait sur sa position globale, à savoir si elle souhaitait relever du régime fédéral ou provincial, ou les deux, et que [traduction] « une restructuration de l’organisation était également possible en vue d’assurer le résultat souhaité »; il était prévu qu’une telle analyse prendrait du temps. De plus, l’avocat de l’appelante a soutenu que, étant donné que les Ag.SST avaient donné leurs instructions, le gouvernement fédéral avait présumé avoir compétence et par conséquent cette compétence avait été assumée par le ministère auquel appartenaient les Ag.SST. Par conséquent, il était d’avis que, à titre d’agent d’appel, je ne pouvais pas examiner d’abord la question de la compétence applicable avant de me pencher sur le bien-fondé de l’appel parce qu’il n’y avait plus de contestation de la compétence de la part de son client, et Total était [traduction] « prête à accepter tout risque d’estoppel » pouvant découler de sa position, étant donné que soit la compétence statutaire existait, soit elle n’existait pas, et pourtant ne pouvait pas être conférée. Le soussigné a envoyé une dernière demande d’observations, soulignant : que ma compétence découle de la loi; que le Code établit clairement à quelles parties ce Code s’applique; que mon pouvoir d’examiner les instructions m’oblige également à vérifier si les agents avaient la compétence de donner ces instructions; et que ma compétence, du fait qu’elle découle de la loi, ne peut être le fruit du consentement des parties. Encore une fois, l’avocat de l’appelante a répondu que cette dernière n’avançait pas de contestation de la compétence et ne prévoyait pas présenter de preuve se rapportant à la question de la compétence. Il a indiqué que sa cliente souscrivait à mon [traduction] « avis que la compétence dans une affaire comme la présente ne peut être conférée par consentement », une position plutôt inattendue étant donné que selon toute apparence il s’agissait de l’argument que l’appelante souhaitait avancer.
Analyse
[21] La compétence ou fonction d’appel sur laquelle repose le présent contrôle des instructions communiquées à l’appelante est établi par un texte législatif, soit le Code canadien du travail, partie II, qui prévoit un droit d’appel visant les instructions et décisions d’un agent de santé et de sécurité sur l’existence ou non d’un danger. En vertu de cette compétence d’appel, il est possible d’examiner les circonstances et les motifs liés aux instructions et aux décisions de l’agent de santé et de sécurité, et de modifier, annuler ou confirmer ces instructions et décisions, ainsi que de donner les instructions appropriées le cas échéant. À mon avis, il est bien établi en droit que l’examen des circonstances et des motifs liés aux instructions et aux décisions englobe toujours une décision sur la question de savoir si la personne qui a rendu les décisions ou instructions avait la compétence pour le faire.
[22] L’exercice de la fonction ou compétence d’appel signalée ci-dessus est conféré exclusivement à un agent d’appel, qui détient cette compétence du fait de sa nomination par le ministre du Travail ou par un autre ministre exerçant les fonctions et pouvoirs du ministre du Travail. Aux termes de la loi, un appel est interjeté à un agent d’appel, et non à une structure administrative mise en place pour faciliter l’exercice de cette compétence précise. Ainsi, il découle de la loi qu’un agent d’appel qui accomplit son mandat de contrôle peut et doit vérifier si la personne qui a rendu les instructions ou décisions avait la compétence requise pour les rendre. De plus, à la lumière du pouvoir conféré par la loi de modifier ou d’annuler une décision ou une instruction de premier échelon, on peut certainement conclure que l’agent d’appel n’est ni lié par les décisions ou instructions formulées par les agents de santé et de sécurité au premier échelon, ni lié par les textes ministériels faisant autorité desquels découlent les instructions et ordonnances qui sous‑tendent peut-être les instructions et décisions faisant l’objet d’un appel.
[23] Étant donné que la compétence qu’a un agent d’appel d’examiner les instructions et décisions des agents de santé et de sécurité découle du texte législatif qui confère aux agents d’appel leurs pouvoirs, il va de soi que l’exécution de la fonction ou du rôle doit nécessairement se faire à l’intérieur du cadre de l’applicabilité dudit texte législatif, à savoir à l’intérieur de sa compétence. Autrement dit, agir ou prétendre agir à l’extérieur de la compétence définie par le texte législatif équivaudrait à agir sans autorité. Cela étant dit, la compétence établie en vertu du Code est définie à l’article 123 de ce texte législatif et s’applique à l’emploi:
a) dans le cadre d’une entreprise fédérale, à l’exception d’une entreprise de nature locale ou privée au Yukon, dans les Territoires du Nord-Ouest ou au Nunavut;
b) par une personne morale constituée en vue de l’exécution d’une mission pour le compte de l’État canadien;
c) par une entreprise canadienne, au sens de la Loi sur les télécommunications, qui est mandataire de Sa Majesté du chef d’une province.
La disposition prévoit également que le texte législatif s’applique à l’administration publique fédérale et aux personnes qui y sont employées, dans la mesure prévue à la partie 3 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique.
[24] Compte tenu de ce qui précède, à la lumière des faits, des circonstances et de la preuve de l’espèce, il est clair que la plupart des éléments signalés dans le paragraphe précédent ne s’appliquent pas à la situation de l’appelante. Le seul élément ayant rapport à l’appelante et aux instructions contestées dans le cadre du présent appel, pour ce qui est de savoir si l’Ag.SST avait compétence relativement à l’appelante et aux instructions émises à l’appelante, serait l’application de la partie II du Code à un « emploi dans le cadre d’une entreprise fédérale », ce qui soulève la question de savoir si l’appelante était au moment où les instructions ont été émises et si elle demeure au moment du déroulement de l’appel « une entreprise fédérale ». Toutefois, pour répondre à cette question, il faut examiner ce qui constitue « une entreprise fédérale », à titre de formulation essentielle pour la définition et la compréhension de la portée de la compétence fédérale en matière de santé et de sécurité au travail.
[25] La définition d’une « entreprise fédérale » à l’article 2 du Code comporte deux volets. D’abord, on précise que l’entreprise doit relever de la compétence législative du Parlement. Ensuite, la définition dresse une liste non exhaustive comportant « notamment » des groupes, types ou catégories d’entreprises qui, aux yeux du Parlement, relevaient manifestement de sa compétence. Ainsi, il est clair à la lumière de cette définition, et en particulier à la lumière du mot « notamment », que le Code, et plus particulièrement la partie II du Code, pouvait et devait s’appliquer à toute entreprise qui, même si elle n’était pas désignée dans la liste dressée à l’article 2 du texte législatif, pouvait être jugée comme étant dans les limites de la compétence législative du Parlement. J’utilise sciemment le mot « limites », car la compétence fédérale en ce qui concerne la santé et la sécurité au travail est manifestement restreinte étant donné que la liste dressée à l’article 2 ne peut décrire tous les types d’activité professionnelle pratiquée dans une société moderne. En fait, il y a dicton bien connu dans le domaine des relations de travail, ce qui inclut la santé et la sécurité au travail : « la compétence législative provinciale exclusive est la règle, la compétence fédérale exclusive est l’exception » (Four B Manufacturing c. Travailleurs unis du vêtement, [1980] 1 R.C.S. 1031, à la p. 1045).
[26] L’appelante avait initialement affirmé dans son avis d’appel qu’elle ne tombait pas sous le coup de la compétence fédérale du fait que ses activités n’étaient pas à l’intérieur du cadre de ce qui constitue la compétence fédérale. Une telle affirmation, si elle était admise, aurait pour conséquence que les Ag.SST qui ont mené l’enquête qui a abouti aux instructions visées par le présent appel n’avaient pas compétence dans ce dossier. En ce qui concerne le présent agent d’appel, cela signifierait également que si je devais confirmer cette affirmation ou position (et pour ce faire, il faudrait d’abord que j’examine les faits et circonstances se rapportant à la question de la compétence, avant de me pencher sur la teneur des instructions visées par l’appel), ma compétence en l’espèce se limiterait à annuler lesdites instructions. L’avocat de l’appelante a par la suite tâché de retirer cette contestation de la compétence et a insisté pour que j’examine le bien-fondé de l’affaire sur la base du dossier et des observations fournies par l’avocat de l’appelante à divers moments; autrement dit, il a demandé que je consente à la compétence sans examiner la question et, par conséquent, il s’est opposé à ma décision de me pencher sur la question de la compétence relativement à l’appelante. Je ne peux me plier à sa demande.
[27] La fonction dont je dois m’acquitter ne peut être exercée qu’à l’égard d’une entreprise fédérale et, par conséquent, un agent d’appel est toujours tenu de rendre une décision sur cette question avant de passer à l’examen du bien-fondé de l’affaire, car je dois respecter les limites de la compétence établie par le texte législatif. De plus, je n’ai pas besoin de l’accord ou du consentement d’une des parties avant de rendre une telle décision, si bien que je peux agir d’office. En outre, étant donné que l’avocat de l’appelante souhaiterait que le soussigné reconnaisse sa compétence sans examiner la question parce que l’appelante a retiré sa contestation et parce qu’elle envisage de restructurer ses activités en vue de décider si elle veut relever de la compétence fédérale ou provinciale ou des deux, je suis d’avis que la compétence ne peut être le fruit du consentement des parties, sauf dans certaines circonstances n’ayant aucun rapport avec la présente affaire, et que l’examen de la question de la compétence ne peut être remis à plus tard sous le prétexte qu’une partie prévoit se réorganiser ou se restructurer. En l’espèce, je dois examiner la compétence telle qu’elle existait au moment de l’accident et des instructions élaborées à la suite de cet accident. À l’appui de ma conclusion, je cite les extraits suivants de Macaulay et Sprague dans Hearings before administrative tribunals (Audiences devant les tribunaux administratifs), troisième édition, aux pages 5‑1 et suivantes :
[traduction]
Un des principaux thèmes du droit administratif est que les décideurs gouvernementaux n’ont pas le pouvoir d’intervenir dans la vie des citoyens à moins qu’on leur ait conféré ce pouvoir. Si le pouvoir d’intervenir de telle ou telle façon n’a pas été conféré au décideur (c’est‑à-dire la « compétence »), alors le décideur ne détient pas ce pouvoir.
La compétence peut découler de plusieurs sources :
1. un texte législatif (soit une loi ou un règlement) par le truchement duquel un parlement ou une assemblée législative confère la compétence au décideur;
[…]
4. une entente mutuelle par laquelle les parties consentent à conférer un pouvoir décisionnel à un organisme ou à une personne.
[…]
Dans les situations où la compétence d’un organisme découle d’un texte législatif, les parties ne peuvent pas élargir cette compétence au moyen d’une entente mutuelle à moins que le texte législatif ne prévoie la possibilité d’un tel élargissement. Dans les situations où le texte législatif crée un organisme et lui confère des pouvoirs, le consentement des parties ne permet pas de modifier la nature ou la compétence de cet organisme du seul fait que les parties ont convenu de le faire.
Si un organisme ne peut renvoyer à une habilitation valide provenant d’une de ses sources, alors il n’a pas compétence. Il n’est pas tenu d’indiquer expressément la source de sa compétence, mais si sa compétence est contestée, il doit être en mesure d’en signaler la source.
[…]
Compte tenu de tout ce qui précède, quel est le statut des décisions rendues par un décideur dépourvu de compétence? En termes simples, une décision prise sans compétence est invalide ou même frappée de nullité.
[28] À la lumière de ce qui précède, je suis d’avis que, étant donné les faits et circonstances présentés en preuve relativement à l’entreprise visée par les instructions contestées, je dois d’abord examiner la question de la compétence (constitutionnelle) applicable à l’entreprise, en gardant à l’esprit le peu d’information recueillie par les Ag.SST à ce sujet durant leur enquête et le peu d’information fournie par l’appelante en réponse aux demandes du soussigné.
[29] Ainsi qu’il est signalé précédemment, la décision concernant la compétence constitutionnelle a pour point de départ la liste des entreprises relevant de la compétence fédérale aux termes de l’article 2 du Code. Cette liste s’inspire essentiellement de la répartition des compétences établie aux articles 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867. Il est important de noter que ce n’est pas la teneur des secteurs visés à la partie II du Code (la santé et la sécurité au travail), ni d’ailleurs la teneur des secteurs visés aux parties I et III, mais c’est plutôt le fait que ces secteurs se rattachent à une entreprise fédérale, soit une entreprise qui relève de la compétence législative du Parlement, autrement dit une entreprise dont les activités tombent sous le coup d’un champ de compétence exclusivement fédérale, qui constitue le facteur déterminant. Autrement, il n’y a pas de compétence fédérale. Par conséquent, il s’agit de trancher si Total Oilfield est une entreprise fédérale.
[30] Afin de répondre à cette question, il faut garder à l’esprit qu’au Canada la réglementation des relations de travail s’effectue principalement en vertu des droits civils et de propriété de la province (paragraphe 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867), un fait confirmé par Toronto Electric Commissioners c. Snider, (1925) A.C. 396, et qu’immédiatement après cette décision, comme le signale Hogg dans Constitutional Law of Canada, 5e édition, p. 21-12, [traduction] « le Parlement fédéral a modifié sa législation du travail de manière à ce qu’elle s’applique uniquement à l’égard des travailleurs “employés aux ouvrages, entreprises ou affaires qui relèvent de l’autorité législative du Parlement du Canada” (Loi des enquêtes en matière de différends industriels, L.C. 1925, ch. 14). Cette loi, qui est somme toute le précurseur du Code, [traduction] « dressait ensuite une liste des secteurs qui relevaient de la compétence fédérale, tels que la navigation et le transport des marchandises ainsi que les transports et les communications interprovinciaux, “sans que soit limitée la portée générale de ce qui précède”. Exception faite de la période de la Seconde Guerre mondiale, la législation fédérale en matière de relations de travail a depuis une portée similaire, bien que la formulation ait fait l’objet de légères modifications et que la liste des secteurs fédéraux ait été élargie », comme l’atteste la liste dressée à l’article 2 du Code. La Cour suprême du Canada a clairement établi le critère ou la règle à suivre pour décider si une entreprise relève de la compétence fédérale. Dans l’arrêt Conseil canadien des relations du travail c. Yellowknife, [1977] 2 R.C.S. 729, à la p. 736, la Cour suprême a affirmé qu’il y a compétence fédérale seulement dans les situations où le travail exécuté par les employés fait partie intégrante d’une entreprise relevant de la compétence fédérale, et pour se prononcer sur cette question il faut garder à l’esprit que « la compétence en matière de travail relève du pouvoir législatif sur l’exploitation et non sur la personne de l’employeur ».
[31] Cela étant dit, en quoi consiste l’entreprise de Total Oilfield? Ainsi que je l’ai signalé à plusieurs reprises auparavant, les Ag.SST ont recueilli très peu d’information concernant les activités concrètes de Total Oilfield aux fins de la question de la compétence; de même, j’ai pu obtenir très peu d’information de la part de l’avocat de l’appelante. Toutefois, le peu que j’ai obtenu peut être répété ici. Premièrement, le rapport d’enquête fournit la description suivante de l’entreprise :
- Caractère de l’entreprise: La location et le transport de matériel de forage, de parachèvement et de mise en service, dans l’industrie du pétrole et du gaz naturel.
- Zones d’activité (installations, entrepôt) : Total Oilfield Rentals L.P. mène ses opérations à partir de 19 filiales situées en Colombie-Britannique, en Alberta et en Saskatchewan.
- Types de matériel: Total Oilfield Rentals L.P. loue une gamme de matériel utilisé dans le secteur pétrolier incluant, sans toutefois s’y limiter, des réservoirs, du matériel de surface servant au forage, du matériel de surface lié au parachèvement, des chargeurs, des plateformes portables, du matériel servant à la production d’énergie et d’électricité et du matériel servant à la manutention des déchets. Total Oilfield Rentals L.P. possède également un parc de camions, comprenant des camions-grue, des camions à plateforme, des camions de type texas bed, des camions à treuil, des camions-citerne, des camions de service et des remorques.
- Produits dangereux: Total Oilfield Rentals L.P. œuvre dans le domaine du transport, sur place, de fluides des champs pétrolifères, notamment l’eau, la boue inverse résultant du forage et les fluides de fracturation. L’entreposage de fluides sur place se limite habituellement aux fluides requis aux fins de l’entretien courant du parc de camions, aux huiles, aux lubrifiants, etc.
[32] La description fournie par l’appelante provient de son avocat, d’abord dans l’avis d’appel et ensuite dans ses réponses aux diverses instructions (avec une copie conforme à l’intention de l’agent d’appel). D’après la première description, [traduction] « au chapitre de la compétence, Total Oilfield est une entreprise de location de matériel pour les champs pétrolifères. Tous ses revenus découlent de la location de matériel à ses clients. Le volet des transports de Total Oilfield est rattaché accessoirement à son activité centrale, à savoir la location de matériel, et ne constitue qu’une fraction de ses actifs. Même si Total Oilfield détient des certificats d’exploitation interprovinciale pour certains de ses camions gros porteurs pour faciliter l’expédition occasionnelle de matériel d’un parc d’entreposage dans une province aux installations d’un client dans une autre province, la vaste majorité des activités de Total Oilfield se déroule à l’intérieur de la même province. » Dans sa réplique aux instructions en date du 27 décembre 2010, l’avocat de l’appelante a présenté une affirmation assez similaire : [traduction] « Total Oilfield œuvre dans le domaine de la location de matériel pour les champs pétrolifères; la clientèle utilise ce matériel sur les sites pétroliers. Le chargement et le déchargement du matériel sont une activité quotidienne courante pour les chauffeurs de camion et aides-camionneurs de Total Oilfield. Les clients de Total Oilfield utilisent habituellement le matériel dans des sites de forage éloignés, à d’autres endroits qui ne sont accessibles que par des routes temporaires aménagées dans la forêt, etc. Le chargement et le déchargement du matériel nécessitent souvent le recours à des plans adaptés aux sites. »
[33] Si on compare les descriptions ci-dessus à la liste des entreprises fédérales exposée à l’article 2 du Code, il est très clair que la location de matériel pour champs pétrolifères ne fait pas partie de la liste. La seule facette qui correspond à un élément désigné à l’article 2 est le transport du matériel de location d’une province à une autre. À cet égard, je suis conscient du critère de la prestation régulière et continue des services qu’il convient d’appliquer pour décider si une entreprise des transports est une entreprise interprovinciale. Toutefois, à la base, il faut avoir affaire à une entreprise des transports. En l’espèce, il est clair que Total Oilfield Rentals n’œuvre pas dans le secteur des transports. Personne n’a prétendu et rien ne permet de conclure que c’est le cas. Le volet des transports de l’entreprise semble servir uniquement à appuyer l’activité qui définit la nature ou la raison d’être de Total Oilfield, à savoir la location de matériel pour champs pétrolifères – un volet que l’avocat de l’appelante a qualifié de [traduction] « complémentaire », et personne n’a prétendu et rien ne permet de conclure que ce volet revêt une importance plus grande. Rien ne permet de prétendre que Total Oilfield peut être perçue comme étant une entreprise reliant la province à une autre ou à d’autres provinces, ou s’étendant au-delà des limites de la province, pour reprendre la formulation de l’alinéa 92(10)a) de la Loi constitutionnelle de 1867. De plus, faisant renvoi encore une fois à la liste exposée à l’article 2 du Code, rien ne me permet de conclure et personne n’a prétendu que Total Oilfield est une entreprise déclarée par le Parlement être à l’avantage général du Canada ou de plusieurs provinces. De même, rien ne me permet de conclure et personne n’a prétendu que Total Oilfield est une installation, un ouvrage, une entreprise ou un secteur d’activité ne ressortissant pas au pouvoir législatif exclusif des législatures provinciales. Ainsi, il faut conclure que la compétence applicable dans la présente affaire est celle qui s’applique aux droits civils et de propriété dans la province.
Décision
[34] Pour les motifs signalés ci-dessus, je conclus que Total Oilfield n’est pas une entreprise fédérale et que, par conséquent, la partie II du Code canadien du travail ne s’applique pas à Total Oilfield étant donné que cette entreprise ne relève pas de la compétence fédérale aux fins de la santé et de la sécurité au travail. Par conséquent, le présent appel est accueilli au motif que l’Ag.SST n’avait pas compétence. Par conséquent, les instructions émises sont nulles ab initio.
Jean-Pierre Aubre
Agent d’appel
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