Résistance aux antimicrobiens : Balado Canadiens en santé - Épisode 3
Transcription
Anita Michalkiewicz (animatrice) : Bonjour et bienvenue à Canadiens en santé, un endroit où nous vous offrons des conversations nuancées avec des experts de la santé. Notre but est de vous offrir des informations et des ressources pertinentes pour vous et vos proches. Mon nom est Anita Michalkiewicz et je serai votre animatrice. Qui n'a pas un jour eu recours aux antibiotiques ? C’est difficile d'imaginer un monde sans ces médicaments. Les antibiotiques, souvent, sauvent des vies et sont des piliers de la médecine moderne. Mais un phénomène alarmant attire l'attention des spécialistes de la santé, et c'est la résistance antimicrobienne ou la RAM. Simplement dit la RAM se produit lorsqu'un microbe, tel une bactérie, ne répond plus au traitement et devient très dangereux, voire mortel pour un patient. Mais avant d'aborder le sujet, voici un court rappel. Le balado Canadiens en santé vous est présenté par Santé Canada et l'Agence de la santé publique du Canada. Notre objectif est de partager avec vous des informations pertinentes sur la santé. Cela dit, nos discussions ne vont pas nécessairement toujours refléter les positions et les politiques officielles du Gouvernement du Canada. Pour nous aider à comprendre le phénomène de la résistance antimicrobienne, nous nous sommes entretenus avec Anna-Louise Crago, épidémiologiste principale à l'Agence de la santé publique du Canada.
Alors, bonjour, Anna-Louise Crago. Vous travaillez pour l'Agence de la santé publique du Canada, vous êtes épidémiologiste. Merci beaucoup de nous joindre aujourd'hui pour notre balado sur la résistance antimicrobienne. Donc comme qu’on voit, c'est un mot, même un terme que des fois nous fait trébucher parce que c'est un… c’est un thème, c'est un sujet qui est assez complexe. Mais aujourd'hui, on va essayer de le décortiquer, de le simplifier un peu pour les gens, pour en parler un peu plus simplement. Donc, pour revenir à votre titre, vous êtes épidémiologiste, donc vous étudier les maladies, vous étudier les virus, les épidémies. Est-ce que j'ai bien compris ce que vous faites à l'Agence ?
Anna-Louise Crago (épidémiologiste principale, Agence de la santé publique du Canada) : C’est en plein ça, c’est la santé publique.
Anita: Parfait, excellent. Et aujourd'hui, on s'attarde à la résistance aux antimicrobiens. Donc il y a différentes façons d'aborder la chose, il y a différents, en fait, mots pour décrire ce problème. En premier, parlons des mots. Donc il y a les… des fois on entend communément parler des super bactéries, les super bugs, on parle de la résistance aux antibiotiques, aux antimicrobiens. La résistance est finalement, tout simplement dit, c'est quand qu’un… une bactérie devient résistante aux antibiotiques. Mais les antimicrobiens, c'est quoi au juste, en général ?
Anna-Louise : Ça fait, en général, les antimicrobiens, ce sont des médicaments qu'on utilise pour prévenir ou traiter des infections chez les humains, chez les animaux ou chez les pl-… et même les plantes. Il y a différentes sortes d'antimicrobiens. Comme vous avez dit, on a les antibiotiques pour les bactéries, des antiviraux pour les virus, les antiparasitiques pour les parasites, ainsi de suite. Ce sont des médicaments, si je reprends un peu la situation de Theresa Tam dans son rapport sur la résistance antimicrobienne, ce sont des médicaments précieux qu'on utilise souvent pour traiter les infections assez sévères et importantes. Donc ce sont des ressources qu'on doit protéger, qu’on doit conserver. Aujourd'hui, on va surtout parler de la résistance aux antibiotiques, ce qu'on appelle aussi l'antibiorésistance, mais vous allez m'entendre aussi utiliser le terme plus large de résistance aux antimicrobiens, ou de RAM, qui est le terme qui rassemble un peu toutes ces résistances possibles. Et effectivement, on parle aussi souvent de super bactéries ou de résistance aux médicaments, résistance aux drogues pour se référer pas mal à la même situation.
Anita: Mais revenons vraiment au phénomène de la résistance aux antimicrobiens. La résistance, qu'est-ce que c'est ? Comment ça se développe exactement ?
Anna-Louise: Donc en bref, la résistance aux antimicrobiens se passe quand un microbe développe une façon de se protéger contre le médicament qu'on utilise pour le tuer ou pour arrêter sa croissance. Ce que ça fait… la résistance fait en sorte que les infections deviennent beaucoup plus difficiles à traiter, plus compliquées, plus chères à traiter. Ça peut être plus pénible pour la personne qui a l'infection et des fois même c'est impossible d'aller traiter ces infections-là. On peut avoir des bactéries qui sont résistantes à une classe de drogues ou à plusieurs classes de drogues. Et plus on a de résistances, on parle à ce moment-là de multirésistance, plus ça devient difficile à traiter la bactérie en question, en général, moins en (inaudible) en général. Mais si on regarde… bon, première… dans un premier temps, il faut savoir que la résistance aux antimicrobiens est un phénomène qui peut être naturel, mais les enjeux auxquels on fait face avec l'accélération de la RAM de nos jours, cette situation-là est vraiment le produit des activités humaines, les activités humaines qui font en sorte qu'on expose des microbes à des antimicrobiens, ou qu'on partage, qu'on transmet des microbes qui ont ce mécanisme de défense contre les antibiotiques. Donc, pour reprendre Taylor Swift en français, « c'est nous… »
Anita: C’est nous ! (rire)
Anna-Louise: … « Nous sommes le problème, c'est nous! » (rire)
Anita: Donc nous sommes le problème. Mais c'est un… c'est un phénomène, comme vous avez dit, qui est naturel, qui est présent naturellement dans… je veux dire les microbes, les bactéries, ils peuvent développer une certaine résistance. Mais ce que je crois comprendre, c'est que cette résistance-là naturelle est beaucoup plus lente, a un développement plus lent et… mais avec l'accélération de… est-ce que c'est parce qu'on prend trop d'antibiotiques ? Est-ce que… qu’est-ce qui se passe exactement ?
Anna-Louise: Bien, pour commencer, il faut le dire, les antibiotiques sauvent des vies. Il y a des moments où c'est très important qu'on les prenne, que les enfants les prennent, ça c'est clair. Ce qu'il faut faire à ce moment-là, c'est d'essayer de réduire le plus possible la consommation non nécessaire d'antibiotiques, ou ce qu'on appelle inappropriée, c’est-à-dire la mauvaise classe d'antibiotiques, peut-être la mauvaise dose, la mauvaise durée, et cetera. Il faut comprendre aussi, si on regarde de plus près ce qui se passe avec une bactérie et un antibiotique, juste pour commencer, pour expliquer les mécanismes au début, ensuite ça fera plus de sens quand on regarde les causes un peu de cette émergence rapide. Donc nous, en partant, on a des milliers de bactéries. On les a sur notre peau, on les a dans nos narines, dans notre bouche, dans nos intestins.
Anita: Des bonnes et des mauvaises.
Anna-Louise: Des bonnes et des mauvaises. Ça fait des bactéries qui peuvent devenir nuisibles si elles deviennent une infection, et d'autres qui sont ce qu'on appelle des bactéries commensales, qui sont des bactéries aidantes. Et ces bactéries se reproduisent, et en se reproduisent parfois elles changent un peu, ce qu'on appelle des mutations. Et ces changements parfois peuvent rien faire, parfois ça peut leur donner un avantage par contre. Par exemple, un mécanisme pour combattre les antibiotiques. Donc tu peux avoir des bactéries qui vont développer des espèces de pompes qui vont pomper les antibiotiques en dehors de leurs cellules. D'autres antibiotiques qui vont… d'autres bactéries qui vont développer des enzymes qui vont faire comme des petits ciseaux qui vont couper les antibiotiques qui essaient de pénétrer leurs cellules.
Anita: Donc, les bactéries se défendent contre l'antibiotique.
Anna-Louise: Oui.
Anita: C'est une guerre.
Anna-Louise: Et en plus, les bactéries peuvent… certaines bactéries, et certaines bonnes et certaines mauvaises, entre guillemets, peuvent partager ces mécanismes entre elles. Et en plus, si tu as une de ces bactéries qui devient résistante et tu la transmet à quelqu'un d'autre et c'est une bactérie nuisible, l'autre personne est à risque d'avoir une infection résistante aux antimicrobiens. Et c'est la raison pour laquelle, même si nous, on n'a pas consommé d'antibiotiques, on peut quand même être à risque d'une infection RAM. Cela dit, dans certains cas, quand on expose quelqu'un aux antibiotiques, on peut accélérer tous ces processus-là. Donc, pour revenir au départ, c'est la raison pour laquelle il ne faut pas prendre des antibiotiques non nécessaires et qu'il faut s'assurer que c'est la bonne dose, la bonne durée, la bonne classe d'antibiotiques.
Anita: Et quand on dit ne pas prendre d'antibiotiques non nécessaires, qu'est-ce que vous voulez dire exactement, est-ce que c'est… ? Parce que d'habitude, quand par exemple, moi je me présente au cabinet du médecin avec ma fille ou pour moi, il y a un problème, on prescrit des médicaments, bien je vais pas contester nécessairement ce qui est dit. Donc pas nécessaire dans le sens que on n'avait pas besoin d'en avoir ou c'était une mauvaise prescription, ou … ?
Anna-Louise: Bien, il y a une étude qui a été faite en 2020, qui a montré que presque le quart des prescriptions au Canada dans le milieu de soins primaires, donc les médecins en communauté-là, en clinique publique ou privée, presque le quart étaient des prescriptions pour des conditions pour lesquelles on ne prescrirait que très rarement ou pas du tout des antibiotiques. Et dans le cas des enfants, c'était encore plus élevé, c'était un quart des antibiotiques qui étaient prescrites pour des conditions pour lesquels on ne devrait jamais en prescrire, comme des rhumes, des infections virales, et cetera. Et dans cette étude-là, on faisait état aussi de beaucoup de prescriptions inappropriées, donc non nécessaires, parce que peut-être c'est une infection qui allait se limiter d'elle-même.
Anita: Oui.
Anna-Louise: Peut-être parce qu'il y avait un autre traitement plus approprié, et donc on voyait beaucoup de prescriptions inappropriées pour les otites, les sinusites, entre autres. Donc ça, c'est un des enjeux qu'on voit dans le contexte médical qui fait en sorte que ça s'accélère. Un autre enjeu qu'on voit, c'est dans les hôpitaux et aussi les milieux de soins de longue durée. On sait que ce sont des milieux qui sont vraiment à très haut risque pour la RAM.
Anita: Pour la RAM, OK.
Anna-Louise: Oui. Et dans ces milieux-là, pour regarder aussi le positif et ce qu'on essaye de faire, c'est la prévention et le contrôle des infections qui jouent un rôle majeur, et il y a quand même beaucoup de succès à ce niveau. On voit, entre autres, que certaines infections, je pense au SARM, les bactériémies SARM, donc le staph aureus résistant à la méthicilline – (rire) Voilà! on va parler latin… en latin aujourd'hui – ils sont vraiment, le taux dans les hôpitaux a vraiment descendu depuis plusieurs années.
Anita: Ça, c’est quelle maladie ? Ça cause quelle maladie ?
Anna-Louise: C'est une bactériémie, mais donc ça peut être une infection quand même assez sévère. Mais on voit que (inaudible)…
Anita: (inaudible) personnes âgées.
Anna-Louise: Et ça peut s'acquérir dans la communauté et dans les milieux de soins, mais ce qu'on voit, c'est que c’est le taux d'acquisition de ces infections-là en milieu hospitalier diminue. Et ça, c'est vraiment à cause des grands efforts de faire de la prévention et le contrôle des infections. Je sais qu'à l'Agence de santé publique, il y a des recherches qui se font pour étudier quels sont les leviers possibles pour regarder la sur-prescription d'antibiotiques dans les milieux de soins de longue durée aussi, par exemple.
Anita: Mais parlons sur un côté individuel. Pour les populations canadiennes, quel est l'impact vraiment de RAM, de la résistance antimicrobienne sur les gens, concrètement-là, au Canada ?
Anna-Louise: D'après nos estimations, 15 personnes meurent à chaque jour directement à cause de la RAM au Canada.
Anita: On n'entend pas parler de ça souvent, hein ?
Anna-Louise: Oui. Non, c'est vrai. Et une des raisons, c'est peut-être parce que la RAM affecte beaucoup d'infections différentes. Donc peut être qu'on se reconnaît pas nécessairement quand on parle de RAM, mais on peut penser peut être à mon oncle, ma tante qui a une infection que c'était impossible de la traiter à la fin ou… C'est ça la RAM, ça regroupe beaucoup d'infections où les traitements… Et quand on parle de résistance aux… d'antibiorésistance où les traitements antibiotiques ne marchent plus. Au niveau mondial, c'est une des causes les plus majeures de la mortalité au niveau mondial. On parle, on estime à à peu près cinq millions le nombre de personnes qui meurent de la RAM, des morts associées à la RAM à chaque année. Et dans ces cinq millions-là, il y a 1,3 millions où les morts sont directement attribuables, c'est-à-dire que si le médicament fonctionnait, ces personnes-là seraient encore en vie. À un niveau très pragmatique, beaucoup des antibiotiques qu'on utilisaient avant pour traiter certaines infections ne fonctionnent tout simplement plus. On estime qu'à peu près 26 % des infections ne répondent plus au traitements de première ligne. Des traitements de première ligne, c'est les médicaments qu'on utilise généralement pour traiter cette infection-là, ou qui fonctionnent généralement le mieux. Et on estime que en 2050, on va être rendu à 50 %-… non, pardon, 40 % des infections au Canada qui ne reprendront plus aux traitements de première ligne.
Anita: Donc, on parle de quel type d'infection ? Par exemple, pour un enfant ou un adulte, qui ne répondent plus nécessairement aux antibiotiques ?
Anna-Louise: Ça peut… c'est, quand on parle des infections bactériennes, ça peut être des infections de staph, de streptocoques, ça peut être des infections de staph, ça peut être des infections de gonorrhée, ça peut être toute une gamme d'infections bactériennes, de tuberculose aussi. Donc c'est vraiment nous, l'Agence de santé publique, il y a… on a un certain nombre qu'on appelle nos pathogènes prioritaires, qu'on regarde parce que l'enjeu de la résistance est un enjeu majeur pour ces pathogènes-là. Mais déjà il y a une bonne dizaine, pour vous donner une idée. C'est déjà très large comme éventail. Mais je pense le message peut être le plus important à comprendre pour tout le monde, c'est que la RAM, ce n'est pas un problème qui arrive aux autres…
Anita: C’est ça.
Anna-Louise: … Qui arrive ailleurs.
Anita: Que le monde est (inaudible)…
Anna-Louise: … Qui arrivera dans le futur un jour. C'est sûr qu'il y a des groupes qui sont beaucoup, disproportionnellement affectés, qui ont un fardeau plus lourd. Et on pense aux personnes qui ont des longues hospitalisations, en milieu de soins de longue durée, les personnes aînées, on pense aux bébés, aux très jeunes enfants. Pour certaines infections, on pense à certaines communautés, on pense à des personnes qui voyagent, qui ont passé beaucoup de temps en dehors du pays, des gens dans les communautés dans le Nord, certaines communautés premières nations, inuites et métisses sont disproportionnellement affectées. On pense aussi à la communauté gaie, aux personnes qui s'injectent des drogues, et même aussi aux personnes qui ont récemment consommé des antibiotiques qui peuvent aussi être plus à risque d'infection. Mais même si ces gens-là ont un fardeau plus lourd, c'est ça, on est tous affectés, et des bactéries résistantes aux antibiotiques, on en trouve dans toutes les provinces et tous les territoires maintenant.
Anita: L'arrivée des antibiotiques a changé le monde de la médecine, a sauvé, je veux dire, des vies partout au monde. Donc, pouvez-vous nous parler un peu du développement des antibiotiques-là, de l'histoire des antibiotiques ?
Anna-Louise: Oui. Et la première chose que je veux dire pour juste revenir en arrière un peu, c'est que oui, on est tous à risque, on est tous affectés, mais on a aussi tous une part à jouer, puis on peut aussi tous faire partie de la solution.
Anita: Et on va en parler un petit peu plus tard, des solutions.
Anna-Louise: Ça fait pour pas…
Anita: Il faut pas faire peur !
Anna-Louise: Il faut pas qu’on soit trop découragé, non plus!
Anita: Lâchez pas, les auditeurs.
Anna-Louise: Non-non. C’est ça, on lâche pas! Mais l’import-… si on regarde, si on veut avoir une idée de ce que serait un monde sans antibiotiques, on a juste aussi à regarder un peu en arrière. Parce que la production de masse des antibiotiques est arrivée au début des années 1940. Et avant ça, une infection causée par de l'eau qui était pas tout à fait propre, un aliment contaminé, un accouchement, une petite chirurgie d'épaule ou de genou, ou même une égratignure ou une plaie, ça c'était une infection qui pouvait potentiellement te tuer. Et en fait, c'était des infections qui tuaient des millions et des millions de personnes à chaque année. Donc, des infections comme la pneumonie et la tuberculose étaient extrêmement épeurantes parce qu'elles pouvaient décimer des adultes en pleine santé. Et ça, on… c'est capturé un peu dans certaines œuvres littéraires, culturelles. Je pense au film Moulin Rouge, entre autres.
Anita: Oui.
Anna-Louise: Mais en plus, tu avais… il y avait des milliers et des milliers d'enfants qui meuraient à chaque année d'infections, qui étaient… qui sont maintenant complètement traitables. Et donc si on pense en 19-… on pense en 1920 au Canada, un enfant sur cinq ne vivait pas jusqu'à son cinquième anniversaire. C'était ça un monde sans antibiotiques et sans la médecine moderne. Et normalement, quand on raconte l'histoire de la découverte des antibiotiques, ça commence comme ça. Il y a Andrew Fleming, un scientifique. Il part en vacances, il y a un heureux accident dans son laboratoire pendant qu'il est parti. Il revient, et comme beaucoup d'entre nous, quand on revient des vacances, il trouve de la moisissure. Et dans son cas, c'est sûr, il faisait croître une bactérie staph, et donc il voit que la moisissure est en train d'entraver la croissance de l'antibiotique. Et il se dit, oh, ça, ça pourrait peut-être être un médicament antibiotique, je le nomme pénicilline. Et normalement, l'histoire finit là, mais en fait l'histoire est plus large, est plus complexe, est beaucoup plus intéressante, et élimine un peu ce qu'on regarde aujourd'hui, c’est-à-dire que il a cherché des collègues pour essayer de raffiner ce médicament et en faire… raffiner cette moisissure-là et en faire un médicament, et personne n’était intéressée. C'est resté sur les tablettes pendant bien des années. Et entre temps, il y a un scientifique allemand du nom de Gerhard Domagk, que si je me souviens bien, qui en 1935 invente la classe des antibiotiques qu'on appelle les sulfas. Et c'est incroyable, une des premières patientes qu'il traite, c'est sa propre fille de six ans qui avait une infection très sévère due à une… au streptocoque dû à une seringue souillée. Il la traite et c'est un succès, et les drogues sulfas commencent à être utilisées pour traiter les méningites, les pneumonies, les gonorrhées.
Anita: C’est une révolution.
Anna-Louise: Ça commence, c'est les premiers pas d'une révolution. Mais déjà dans les premières années, les sulfas ne commencent plus à fonctionner comme elles…
Anita: Est-ce qu’ils (inaudible)…
Anna-Louise: … Fonctionnaient avant, pour certaines infections.
Anita: Et j’imagine qu’ils remarquent ça tout de suite, là, que…
Anna-Louise: Tout de suite on remarque qu'il y a… il doit y avoir une résistance ou quelque chose qui se passe parce que pour certaines infections, ça ne fonctionne plus très bien, déjà dans les premières années. Entre temps, il y a des scientifiques qui reprennent l'idée de la pénicilline, qui essaient de raffiner ça, mais ils ne sont pas capables de la produire de façon industrielle pour les masses, donc ils font recours au département d'agriculture aux États-Unis. Et là, une femme qui est employée comme simple assistante de laboratoire, qui s'appelle Mary Hunt, elle a l'idée d'aller au supermarché et de chercher des melons moisies. Elle les étudie et elle trouve que ils ont six fois la concentration de la pénicilline que ce que Andrew Fleming avait trouvé. Et donc, en cherchant pourquoi, les raisons pourquoi, ils trouvent ce qu'ils peuvent faire pour justement produire une pénicilline plus concentré et produire ça en masse. Et là, tout d’un coup au début des années 40, on a cet effet incroyable de la production industrielle d'antibiotiques, de pénicilline. Cependant, encore une fois, déjà dans les premières années, on commence à remarquer - et la pénicilline remplace les sulfas pour beaucoup d'infections – déjà la résistance commence. Et rendue dans les années 1900-… au début des années 1960, 80 % des infections de staph dans les hôpitaux européens ne peuvent plus être traitées, ne répondent plus à la pénicilline. Heureusement, on a la méthicilline qui embarque, alors…
Anita: Un nouvel antibiotique ?
Anna-Louise: Oui. Donc l'histoire des antibiotiques, c'est… en fait l'histoire, c'est pas une fin facile et simple et heureuse. C'est une histoire d'une course.
Anita: Oui.
Anna-Louise: Une course contre le temps, une course contre la résistance. C'est une nouvelle découverte, l'antibiotique, une nouvelle découverte, la résistance, une nouvelle découverte… Mais ce qui arrive, on a vu comme l'apogée de ces découvertes pendant plusieurs décennies, et l'enjeu qu'on a maintenant, c'est que la RAM s'accélère mais on est rendu à très, très, très peu de découvertes. Les découvertes se ralentissent et il y en a très peu maintenant. Alors c'est l’enjeux, c’est la situation dans laquelle on se trouve et on est très dépendant sur les antibiotiques, on ne les utilise pas juste pour les infections. Pour la chimiothérapie, c'est important. Pour l'accouchement, dans certains cas pour les avortements. Pour les chirurgies de genou, d’épaules, pour toutes sortes d'utilisations. On est… c'est comme vous avez dit, c'est la base de la médecine moderne.
Anita: Donc les antibiotiques sont importants pour les humains, mais on n'a pas encore abordé la question des animaux, donc l'élevage des animaux pour la nourriture. Donc comment est-ce que l'utilisation des antibiotiques en agriculture peut avoir un impact sur les humains ?
Anna-Louise: Mais les antimicrobiens sont non seulement fondamentaux pour la santé humaine, mais aussi pour la santé animale, et par extension pour la sécurité alimentaire. C'est sûr, aussi, qu'il y a des pratiques agricoles qui peuvent favoriser la RAM chez les animaux et qui peut ensuite être transmis aux humains par la voie alimentaire. Donc les humains peuvent transmettre la RAM aux animaux et les animaux peuvent transmettre la RAM aux humains, mais en plus, certains des médicaments qui sont utilisés en santé humaine sont aussi utilisés en santé vétérinaire ou santé animale, et ça, ça peut causer des risques particuliers. On parle d'une catégorie des médicaments qui s'appelle les AIM, les antimicrobiens importants sur le plan médical. Et au Canada, en 2020, 82 % du volumes des AIM qui ont été vendus au Canada, c'était pour l'utilisation agricole, pour les animaux qui… les animaux dans les contextes agricoles et pour les chevaux. Bon, c'est sûr que il y a plus d'animaux au Canada que de personnes, leur poids est généralement plus élevé que celle d'une personne, alors quand on standardise un peu (inaudible) et tout…
Anita: C’est normal que ça…
Anna-Louise: … Ça fait 1.5 fois plus que une personne humaine. Cela dit, nous, ce qui est… ce qui est acheté pour la consommation animale s’élève à trois fois la moyenne de ce qui est acheté en Europe. Donc c'est sûr que pour combattre la RAM, ça prend pas juste le secteur de la santé, ça prend pas juste une implication communautaire et générale, c'est sûr que le secteur agricole est un partenaire très, très important dans le combat contre la RAM.
Anita: Parce que on… la RAM, comme vous dites, peut être un fléau humain, mais ça peut être aussi un fléau chez les animaux, mais c'est un… c'est un problème qui peut se transmettre de l'un à l'autre, et cetera, et ça s'amplifie et ça s'accélère. Donc la connexion entre les animaux, la nature, l'être humain semble évidente. On peut pas s'en détacher, on ne peut pas… on ne peut pas l'ignorer. Il y a le concept de Une Santé – ou One Health – qui est important dans le combat de la RAM. Donc c'est de reconnaître finalement que on est tous interreliés, n'est-ce pas ?
Anna-Louise: C'est que… exactement, c’est de reconnaître que la RAM émerge et se transmet entre humains, entre animaux, entre productions agricoles en général, et ceux dans l'environnement qu'on partage ensemble. Donc les humains peuvent transmettre la RAM entre humains, et on pense surtout au milieu hospitalier mais ça se passe aussi dans la communauté, si on pense à des infections résistantes comme la gonorrhée qui sont transmissibles sexuellement, ça se fait par contact sexuel dans la communauté. D'autres par des aliments contaminés, par exemple, entre autres, dans la communauté. Mais aussi nous, on peut transmettre la RAM, on peut faire propager la RAM dans l'environnement, par exemple en jetant nos vieilles pilules antibiotiques aux déchets, par la toilette, ça va vers l'environnement, ça peut favoriser l'émergence de la RAM dans l'environnement. Nous, on peut transmettre la RAM aux animaux, les animaux peuvent nous transmettre la RAM. Les animaux, aussi, peuvent transmettre la RAM dans la… faire propager la RAM dans l'environnement par certaines pratiques agricoles. Et ensuite on sait que la RAM aussi on peut la trouver dans l'environnement. On pense par exemple aux eaux qui sont malsaines dans lesquels on se baigne ou quand on boit des eaux qui sont malsaines. Le côté environnemental, c'est sûr qu'il y a un lien et un risque, et c'est un lien que la science est encore en train d'essayer de quantifier et de définir et de mieux comprendre. C'est peut-être la partie qui est la moins bien connue, mais c'est-certainement une partie de l'équation qui nous lie tous au-delà des frontières.
Anita: Oui.
Anna-Louise: Ça, c'est clair.
Anita: Pour les gens qui nous écoutent, qu'est-ce qu'on peut faire sur un niveau individuel pour finalement aider à stopper l'émergence de la résistance aux antimicrobiens ?
Anna-Louise: Bien, une des premières choses que je dirais, c'est que c'est très important d'avoir une discussion avec son… le personnel médical, avec le personnel de santé avec qui vous êtes en lien pour mieux comprendre est-ce que il me faut un antibiotique pour telle maladie, oui ou non ? Pour quelle durée, pour quels doses, pour quelle classe d'antibiotiques ? Avant, l'Organisation mondiale de la santé avait comme un des messages clés, c'est un message que moi j'ai beaucoup entendu, il faut finir toutes ses doses de sa prescription, de son ordonnance d'antibiotiques. Ça, c'est un message que l'OMS n'utilise plus depuis 2017, le message c’est maintenant il faut suivre les conseils de son médecin. Et la raison est que, comme dans plein de milieux scientifiques et médicaux, les données probantes…
Anita: Ça évolue.
Anna-Louise: … Évoluent, les études évoluent, et par conséquence, les lignes directrices évoluent aussi. Alors, par exemple, il y a beaucoup de prescriptions pour laquelle, quand j'étais plus jeune, par exemple, c'était une prescription automatique et c'était une longue durée, de deux semaines. Mais les données probantes, émergentes montrent que, pour certaines – pas toutes – certaines infections courantes une durée moins longue de un à sept jours peut être aussi efficace, avoir moins d'effets nuisibles. Et qu'en fait, dans certains cas, pour certaines infections, les prescrire de très longue durée peuvent en fait favoriser l'émergence de la RAM. D'où l'importance de vraiment poser des questions. Est-ce que… c'est quoi la durée de cette prescription ? Quelles sont les lignes directrices pour cette infection et ces prescriptions ? Quelle est la dose que je dois prendre ? Est-ce que je peux arrêter si je me sens mieux ? Est-ce que je dois continuer ? Et vraiment suivre et adhérer à ces conseils-là, parce que pour chaque personne, chaque situation, chaque infection, c'est peut être différent. L'autre chose qu'on a maintenant, c’est ce qu'on appelle les prescriptions de poche, ou l'approche attentiste. C'est une approche où on attend et on voit. Parce que certaines infections bactériennes, même si elles sont véritablement bactériennes, peuvent se résoudre toutes seules sans trop de complications. Alors, il y a beaucoup de situations maintenant où tu peux aller voir ton médecin et ton médecin te dira écoute, pour pas que tu ailles à revenir – parce que souvent la pression des patients pour une prescription, c'est parce qu'ils ont pas le temps de revenir si ça s’empire – ils vont dire je te donne une prescription, mais là tu la remplis pas, tu la mets dans ta poche et tu attends et tu vois deux ou trois jours. Et puis là, il va y avoir une liste, bon, si tu vois tel symptôme apparaître ou telle chose s'empire, là tu prends la prescription. Si ça s'améliore et tu vois telle chose et telle chose, t'as pas besoin de la prendre.
Anita: Est-ce que c'est le patient qui demande d'avoir cette prescription qu'il peut garder en poche, ou c'est le médecin qui la propose, ou ça dépend ?
Anna-Louise: Souvent, c'est offert par le médecin.
Anita: OK.
Anna-Louise: Mais aussi, c'est toujours possible de demander à son médecin est-ce que c'est le type d'infection pour laquelle ce serait approprié d'avoir une prescription en poche ?
Anita: Donc on pose les questions, oui.
Anna-Louise: Oui, on pose la question. Et puis moi, je dirais l'autre chose pour tous les gens qui sont des personnels de santé qui nous écoutent, les gens ont très peur de la pression pour un antibiotique, pour une prescription, de la part des patients, ce que je comprends complètement. En même temps, nous, on a fait, à l'Agence de la santé publique, un sondage sur l'opinion publique et je… c'était très élevé, il me semble que c'était dans les alentours de 87 % des gens, ils disaient qu’ils basaient leurs décisions en matière de santé sur les conseils de leur personnel soignant ou leur personnel de santé. Et ça, c'était à travers tous les groupes socio-démographiques. Alors c'est important que le personnel de santé sache que les discussions qu'ils ont par rapport aux bénéfices et aux risques par rapport au RAM, leur recommandation a peut être beaucoup plus d'effet qu'ils ne le croient, et ça, c'est peut être aidant.
Anita: Les gens écoutent.
Anna-Louise: Les gens écoutent. Là, ensuite, il y a certaines petites choses qu'on peut faire aussi. On peut s'assurer, si on a des antibiotiques qu'il nous reste, de les ramener à la pharmacie plutôt que de les jeter. Il y a aussi la vaccination, qui est une stratégie de… dont on parle de plus en plus dans le combat contre la RAM. Il y a certaines infections comme la pneumonie de streptocoque où il y a un vaccin qui est disponible pour certaines… certains groupes de personnes, alors vous pouvez voir avec votre médecin si vous êtes éligibles. Ça, c'est une infection qui a… qui est une infection clé dont on surveille la résistance parce que il y en a, mais qui est prévenu par un vaccin.
Anita: Oui.
Anna-Louise: Alors ça, c'est une façon de se protéger contre ces infections résistantes. Aussi, il y a des recherches qui montrent que la vaccination contre des virus peut baisser la consommation d'antibiotiques dans une population parce qu'il y a tellement d'antibiotiques qui sont mal prescrites pour des infections virales.
Anita: Pour des virus, oui.
Anna-Louise: Donc, il y a une recherche très intéressante qui a été faite en Ontario. Quand ils ont commencé avec la vaccination universelle contre la grippe, la consommation d'antibiotiques a vraiment descendu dans la province, a baissé. Donc, se faire vacciner contre les infections virales c'est une façon de se protéger et de protéger son milieu, mais ça a un effet indirect potentiellement très intéressant sur la consommation d'antibiotiques, et par extension sur la RAM. Pour les gens qui prescrivent, le personnel de la santé, je pense que c'est toujours de s'informer parce que il y a de plus en plus de nouvelles pratiques. On voit les conseils experts qui évoluent, et comme ça se passe vite, c'est difficile de toujours être à l'affût quand on travaille très fort. Mais ça peut être intéressant, des stratégies comme la prescription de poche, ça peut des stratégies hyper intéressantes pour le personnel médical. Et la dernière chose que je dirais, c'est que pour les communautés qui sont disproportionnellement affectées, s'éduquer sur c'est quoi la RAM ça peut être une façon de s'engager dans le combat contre la RAM, mais aussi d'apprendre de communautés qui luttent contre des éclosions résistantes depuis des années. Il y en a certaines au Canada qui ont cette expertise, qui ont cette expérience, alors on peut bâtir sur les savoirs qu'on a déjà.
Anita: Parfait. Donc on essaie de faire la prévention, avant tout, hein. Pour les individus on essaie de prévenir, que ça soit en prévenant les éclosions de virus, et cetera. On essaie aussi peut-être de se tenir informé et de parler à notre médecin quand on va le voir pour dire est-ce que c'est le genre d'infection qui peut attendre un peu, est-ce que je peux avoir la prescription et attendre avant d'aller chercher les antibiotiques ? Donc il y a certaines choses qu'on peut tous faire d'un côté individuel, mais il y a aussi le côté-là du gouvernement. Qu'est-ce que le gouvernement fait pour aider avec le problème de la RAM ? On en a touché un petit peu là avec les… certains investissements qu'on a fait à l'international, mais il y a également d'autres choses que le gouvernement met en place pour essayer de combattre la résistance antimicrobienne.
Anna-Louise: Donc, cette année, le gouvernement canadien a produit le Plan d'action canadien sur la résistance aux antimicrobiens. Et c'est un… ça c'est un plan qui veut réunir tous les Canadiens autour de cet objectif commun, pour que tout le monde trouve sa place, trouve sa façon d'agir. C'est aussi une collaboration avec les provinces et les territoires. Il y a cinq piliers à ce plan d'action là. Il y a la recherche et le développement, ou l'innovation, donc, pour cette question de trouver soit des nouveaux antimicrobiens, soit les amener au marché, soit d'innover sur le plan d'alternatives. Il y a le côté de la surveill-… ce qu'on appelle la surveillance, mais qui est en fait le fait de détecter et d'essayer de mieux comprendre quand on voit l'émergence de nouvelles résistances chez certaines bactéries. Il y a le pilier qu'on appelle de l'intendance des antibiotiques, ailleurs on parle de la gestion des antibiotiques. Donc c'est tout le côté d'essayer de conserver des me-… de conserver les antibiotiques qu'on a. Il y a un pilier qui est le contrôle et la prévention des infections, surtout un milieu de santé, donc un pilier incontournable. Et en dernier lieu, il y a le leadership. Et c'est disponible sur le site web du gouvernement du Canada. C'est très accessible et c'est très intéressant comme document, alors j'invite tout le monde à se familiariser avec le document s'ils veulent en savoir plus. On a également l'organisme… l’Organisation mondiale de la santé qui a un plan d'action aussi sur la RAM au niveau mondial.
Anita: Oui. Donc j'imagine que le Canada collabore beaucoup avec… à l'international pour essayer de voir qu’est-ce qui peut se faire. Parce que oui, on a tous un rôle à jouer, mais entendre parler de ce problème, il me semble que c'est très gros. Ça fait peur, mais on voit qu'il y a des solutions et qu'il y a du travail qui est fait. Et je pense, l'importance de notre conversation aussi, c'est d'en parler plus, de parler de ce problème, de ne pas avoir peur, finalement, de faire face à quelque chose qui nous… qui a un impact sur chacun de nous. Mais aussi que une fois qu'on est informé, bien on peut faire quelque chose, on peut… on peut s'informer encore plus, on peut prendre des meilleures décisions. Mais l'importance, dans le fond, c'est de s'informer et de savoir qu'est-ce qui se passe exactement avec ça, et d'essayer de garder une certaine santé globale. Donc, c’est… j'aimerais vous remercier pour votre temps aujourd'hui, Anna-Louise Crago, de venir nous parler, de partager votre expertise, de nous donner des conseils pertinents et aussi pour votre travail. Parce que c'est avec des gens comme vous qu'on voit qu'il y a une lumière au bout du tunnel dans des problèmes qui semblent un petit peu des fois pas mal stressants pour… pour le commun des mortels.
Anna-Louise: Bien, merci beaucoup de m'avoir écouté.
Anita: Merci. Vous avez aimé cet épisode de Canadiens en santé ? Si vous avez visionné le contenu sur YouTube, n'hésitez pas à vous abonner à notre chaîne afin de recevoir les alertes sur les épisodes à venir et partager avec nous vos impressions et vos commentaires. Nous aimerions entendre vos idées et continuer cette conversation sur les sujets abordés. Nos épisodes sont également disponibles sur les plateformes habituelles où vous trouvez vos balados. Abonnez-vous et laissez-nous une mention « J'aime » pour ne rien manquer de la série Canadiens en santé.
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