Revue de littérature à propos du marché de l’art au Canada et les conditions socio-économiques du marché des arts visuels

Rapport final

Pour Patrimoine canadien, département Marche créatif et innovation

Avril 2018

Préface

À la demande de l'équipe de Patrimoine canadien, département du Marché créatif et de l'innovation (CMIB), une revue de la littérature disponible à propos du marché de l'art visuel au Canada fut rédigée. Cet examen des recherches récentes se concentre sur les études publiées dans les dix (10) dernières années à propos de l'impact économique du marché de l'art visuel, de même que sur les conditions socio-économiques des travailleurs culturels desquels font partie les artistes en art visuels. La liste des ouvrages recensés se trouve en annexe.

Le mandat qui fut donné visait à répondre aux axes suivants :

  1. L'organisation du monde de l'art et l'apport économique du marché canadien des arts visuels;
  2. Description de la chaîne de distribution des produits des arts visuels et son évolution, s'il y a lieu;
  3. Conditions socio-économiques des travailleurs culturels desquels font partie les artistes en art visuel, incluant une segmentation de l'information disponible à propos de l'accessibilité à ce marché du travail pour des communautés ethnoculturelles telles les minorités visibles, les Autochtones, les femmes, etc.;
  4. Identifier tout autre enjeu pertinent dans la littérature à propos du marché canadien des arts visuels.

J'espère humblement que ce rapport pourra fournir des informations utiles aux personnes qui ne sont pas familières avec le monde de l'art ou permettre à l'équipe de CMIB de poursuivre ses efforts de développement en ayant une compréhension globale des dynamiques particulières du marché des arts visuels.

Christine Blais
Candidate au doctorat, Histoire et marché de l'art

Sur cette page

Liste d'abréviations et acronymes

ADAC
Association canadienne des marchands d'art
En anglais, Art Dealers Association of Canada
AGAC
Association des galeries d'art contemporain
AXA Art
Il s'agit d'une branche de la compagnie d'assurance AXA qui se concentre sur les arts.
BREXIT
Processus par lequel les britanniques vont faire leur sortie de l'Union Européenne.
CAA
Conseil anglais des Arts
CAC
Conseil canadien des arts
CALQ
Conseil des arts et des lettres du Québec
CAM
Conseil des arts de Montréal
CAQ
Conseil des arts du Québec
CMIB
Corporate Marketplace Innovation Branch
CRSH
Conseil de recherches en sciences humaines
CSC
Compte Satellite de la Culture du Canada
IAB
Iqualuit Auction Bids
MCC
Ministère de la Culture et des Communications du Québec
NADA
New Art Dealers Alliance
OCCQ
Observatoire de la culture et des communications du Québec
RAAV
Regroupement des artistes en arts visuels
SCIAN
Système de classification des industries de l'Amérique du Nord
TCI
TCI Management Consultants Limited
TEFAF
The European Fine Art Fair

Liste des figures

Faits saillants

Difficultés dans la collecte d'information en regard du marché des arts visuels

Le marché de l'art est un secteur où beaucoup de recherches demeurent à faire. Par sa nature opaque, il est particulièrement difficile d'obtenir des chiffres exacts de l'apport économique des arts visuels à l'économie canadienne et la majorité des enquêtes ont des méthodologies différentes ou incomplètes. Par ailleurs, certaines recherches à propos du marché des arts visuels durent être arrêtées, par un manque de coopération des acteurs du marché (Routhier 2006) ou compte tenu d'un manque de données brutes, notamment dû aux révisions dans l'« Enquête sur les dépenses des ménages » de Statistiques Canada et la réduction de données pertinentes à la culture (Hill Strategies Research 2016).

Le marché demeure opaque

L'opacité rend l'obtention de données sur le marché des arts visuels très difficile. Par le caractère anonyme des transactions, les données obtenues par les chercheurs sont souvent partielles et donc, une part importante d'extrapolation est considérée afin d'être en mesure d'énoncer un résultat. L'obtention d'une valeur du marché pour les arts visuels est particulièrement difficile.

Accroissement des ventes privées

Le « TEFAF Art Market Report 2017 » démontra un changement dans la chaîne de distribution des produits des arts visuels sur la scène internationale : un déplacement des transactions passant des maisons de vente aux enchères (ventes publiques) vers les galeries et autres acteurs de la chaîne agissant sur la sphère privée (Pownall 2016). Cela est dû à une demande croissante des collectionneurs à la recherche d'une certaine opacité, soucieux du contexte socio-économique mondial plutôt incertain (Brexit, politique américaine, etc.) et surtout, à la recherche d'un plus grand anonymat. Les maisons de ventes aux enchères offrent par ailleurs de plus en plus le service de vente privé (Pownall 2016, McAndrew 2017).

Difficultés entrepreneuriales des galeries et marchands

Les revenus bruts des galeries sont grandement disparates et, en outre, une majorité de marchands et galeries privées font un profit marginal de 10 % ou moins (négatif) principalement dû à des charges d'exploitation importantes afin d'assurer le travail de médiation (espace physique, foires, salaires). Comme l'avait souligné Routhier (2006), une diversification des revenus est souvent nécessaire et un nombre important de ces entrepreneurs doivent tenir d'autres activités commerciales telles l'évaluation, l'encadrement, la publication, etc.

L'apport du numérique dans les ventes directes par les artistes inuits

Bien que les distributeurs en gros et les marchands demeurent d'importantes plateformes pour les ventes d'art inuit tant à travers du Canada qu'à l'international, le lien entre l'artiste et l'acquéreur a grandement évolué dans les dernières années grâce aux plateformes numériques. Cela contribue surtout à accroître le revenu tiré de la vente d'œuvres et de métiers d'art. Il s'agit aussi d'un facteur essentiel à la qualité de vie de ces artistes compte tenu du coût de subsistance extrêmement élevé dans ces régions (Big River Analytics 2017).

Accroissement des nouveaux collectionneurs d'art mais possible réduction de leur investissement

L'enquête quinquennale sur les pratiques culturelles, commandée par le ministère de la Culture et des Communications du Québec (MCC), révèle que 7,4 % des québécois avaient acquis une œuvre d'art pendant l'année 2004. Ce nombre passa à 11,6 % en 2009 (Audet et al. 2009), puis à 26 % en 2014 (MCC 2016). Au Canada, cependant, bien que ces données soient à prendre avec réserve compte tenu du cadre méthodologique, « L'enquête sur les dépenses des ménages canadiens entre 2012 et 2016 » démontre une décroissance des achats des canadiens pour l'acquisition d'œuvres d'art (incluant antiquités et articles décoratifs) : 100 $ en 2012, 82 $ en 2013, 87 $ en 2014, 75 $ en 2015 et 78 $ en 2016.

Parité de la diversité culturelle et équité des genres

L'étude de Maranda (2017) a permis de découvrir que le secteur culturel a encore bien du chemin à faire en regard à la parité culturelle et de l'équité salariale entre les hommes et les femmes. Les femmes travaillant dans les institutions culturelles gagnent en moyenne 20 % de moins que les hommes alors qu'elles sont plus nombreuses et sont, selon le chercheur, moins souvent en position de décision ou d'autorité. Cette parité n'est pas non plus atteinte dans le milieu des distributeurs de l'art visuel où, alors qu'une majorité d'artistes vivants sont des femmes (plus de 60 %), seule une faible proportion est représentée par des galeries (Delgado 2018, AGyu 2014). Si la population canadienne est de plus en plus multiculturelle, ce n'est pas encore le cas dans les institutions culturelles tant au niveau des travailleurs, des commissaires indépendants ou des artistes (Maranda 2017).

Mieux comprendre les pratiques des artistes autochtones et de la diversité

Les artistes autochtones et issus de la diversité font bien souvent face aux mêmes problématiques telle la difficulté d'accéder au statut professionnel, le manque de visibilité, la complexité d'être reconnu équitablement (Uzel 2017 : 9, 51), ou encore ils ressentent un sentiment de découragement (Uzel 2017 : 57-58). En contrepartie, ils se différencient sous certains aspects primordiaux tels la mixité des médiums ou des techniques, l'héritage culturel et la notion de contemporanéité (trop souvent opposée au « traditionnel »). En effet, ces pratiques multimédias dans lesquelles les techniques traditionnelles sont souvent incluses ne cadrent pas toujours tant dans les catégories hermétiques du milieu que celles des « subventionneurs ». Une meilleure représentativité des pairs est, en conséquence, suggérée au sein des comités de sélection et jurés afin de pouvoir avoir une compréhension plus juste des démarches (Uzel 2017).

Accroissement de la présence de l'art autochtone dans les réseaux de distribution traditionnels

Maranda (2009) dénote une augmentation considérable de la représentation des artistes en galerie (de 16 % à 47 % en 2012) et du niveau d'éducation atteint par ce segment – ce qui peut être le corolaire du revenu moyen croissant et peut être, selon les chercheurs, démonstratif d'une tendance.

Conditions socioéconomiques des travailleurs culturels peuvent être aussi précaires que celles des artistes

Il s'agit d'un fait connu que les artistes ont un faible revenu et ce phénomène demeure, bien qu'il se soit globalement amélioré. Cependant, à la lumière de la littérature, il est possible de constater que certains indicateurs s'appliquent également aux travailleurs culturels (Azoulay et Paradis 2018, Maranda 2017, Hill 2014, AGAC 2016). Notamment, bien que majoritairement détenteurs de diplômes post-secondaires, la rémunération des travailleurs du marché des arts visuels demeure sous la moyenne de la population active canadienne; plusieurs n'ont pas d'emploi régulier; ils occupent plus souvent des emplois temporaires (ils sont presque trois fois plus nombreux qu'en 1990 à occuper plus d'un emploi selon Azoulay et Paradis 2018 : 10).

Méthodologie

Le travail de recension s'est effectué sur une période de neuf (9) semaines, du 26 février au 27 avril 2018, et a permis de faire un recensement de la littérature récente, c'est-à-dire publiée dans la dernière décennie (sauf exception) dans les médias spécialisés ou grand public. La recherche s'articule autour de trois sources principales de documentation, soit les articles très actuels (journaux, magazines spécialisés), les ouvrages théoriques et les rapports de recherches et enquêtes (par exemple : Statistiques Canada, Observatoire de la Culture et des Communications du Québec (OCCQ), Hill Strategies). Les ouvrages utilisés en référence sont indiqués dans le corps du texte selon la méthode (auteur date) et sont disponibles dans la bibliographie regroupant les ouvrages consultés se trouvant en annexe.

Comme le marché de l'art au Canada et son impact économique constituent des sujets peu discutés dans la littérature académique, la majorité des ouvrages consultés furent des articles de périodiques ou encore des rapports d'organismes culturels ou gouvernementaux. Quelques ouvrages académiques seront inclus au présent rapport afin d'évoquer certaines théories fondatrices et importantes qui permettront la contextualisation des données et une meilleure compréhension de la dynamique du marché et du monde de l'art (économie symbolique, champs et mondes de l'art, etc.).

Certains ouvrages ont été recommandés à Patrimoine canadien, à l'automne 2017, en marge de plus vastes consultations avec les professionnels du milieu culturel canadien, tel que « Waging Culture : A report on the socioeconomic status of Canadian visual artists » par Michel Maranda (2009) et « Les artistes en arts visuels – Portrait statistique des conditions de pratique au Québec, 2010 » publié par l'Observatoire de la Culture et des Communications du Québec (Routhier 2013b). Ces ouvrages figurent à la bibliographie, précédés de l'indication (R) (« recommandation »).

Sur l'ensemble de la revue de la littérature à propos du marché des arts visuels canadiens, nous avons tenté de recenser des sources pancanadiennes et/ou permettant une analyse représentative de l'ensemble du pays et/ou des situations spécifiques à chaque province, le cas échéant. Cependant, il est à noter que les communautés de chercheurs situées au Québec semblent avoir été particulièrement productives et proactives dans la cueillette et l'analyse de données. En effet, l'Observatoire de la Culture et des Communications de l'Institut de la statistique du Québec (OCCQ) a produit nombre d'enquêtes qui constituent des sources précieuses d'informations, notamment en regard à l'acquisition d'œuvres d'art par des institutions, entreprises et municipalités de la province (Routhier 2015, 2013a, 2011, 2006), de même que par rapport aux conditions socioéconomiques des travailleurs culturels, incluant les artistes (Routhier 2013b, 2013c). Par ailleurs, avec les récentes consultations publiques pour la révision de la politique culturelle du Québec (2016), plusieurs organismes ont rendu public des mémoires, ce qui constitue une autre source documentaire d'intérêt.

Compte tenu de la rareté de l'information par des sources canadiennes, certaines études internationales donneront une indication du poids économique du marché de l'art au Canada (par exemple : McAndrews 2017, 2018, Pownall 2017, Deloitte 2016). D'autres comparables internationaux en regard notamment à la chaîne de distribution des produits culturels (McIntyre 2004, Dalhoff 2017, Belting 2013), des enjeux auxquels font face les entrepreneurs culturels (Resch 2016, McAndrews 2018) ou, encore, des textes académiques concernant des théories fondatrices du monde de l'art (Moulin 1992, 2002, Moulin et Quemin 1993, Moureau et Sagot-Duvauroux 2012, Benhamou 2011, Hutter et Thorsby 2008), seront également très utiles dans la présente analyse, car elles permettent de contextualiser certaines observations dans un cadre théorique et global.

Compte tenu de l'ampleur des sujets à traiter et du court délai pour le faire, seuls les ouvrages les plus importants, récents et en lien direct avec le mandat donné furent retenus afin d'être vulgarisés dans le présent rapport. Cette analyse vise à fournir une compréhension globale et générale en réponse aux quatre axes du mandat donné par Patrimoine canadien (énumérés dans la préface). Enfin, la présente analyse de la littérature se veut impartiale et exempte d'avis professionnels et de jugements personnels.

Rapport final

Revue de littérature : le marché de l'art au Canada et les conditions socio-économiques du marché des arts visuels

Introduction

Le président de la maison de vente aux enchères canadienne Heffel Fine Art Auction, David Heffel a dit en entrevue en 2016 : « the Canadian art market is at a new level. Maturity is a thing that comes to mind, collectors are now thinking about new ways to share their collections with the public and we're also seeing a sophistication develop in our marketplace » (Craig 2016). En effet, au pays, les artistes locaux apparaissent avoir bénéficié d'une visibilité accrue auprès de publics variés, notamment par des expositions muséales connaissant des succès croissants ou par le biais d'investissements majeurs dans les œuvres publiques par les municipalités ou les entreprises. Les collectionneurs canadiens privés ou corporatifs sont, par ailleurs, de plus en plus actifs en étant représentés dans les médias ou en donnant accès à leur collection au public par le biais de musées privés ou d'expositions dans des lieux publics. La présence des artistes canadiens sur la scène internationale se fait également de plus en plus importante dans les dernières années, tout comme leur représentativité et celle des entrepreneurs (galeries et marchands) dans des événements majeurs tels les biennales ou les foires d'art. Comment le marché de l'art canadien se porte-t-il malgré tout cela ? Quels sont les réalités et enjeux auxquels font face les artistes et travailleurs du pays dans le contexte actuel ?

Le marché de l'art est un champ d'études où très peu de recherches approfondies ont été faites. L'analyse qui suit ne tentera pas d'amener un regard nouveau sur la question ni de contribuer à l'avancement des recherches, mais plutôt de donner de l'information sur la dynamique du milieu des arts visuels canadiens dans les dix dernières années. Avant d'entamer l'analyse, qui se divisera en trois volets (les réseaux de distribution, le marché de l'art et les conditions socio-économiques du marché), il faut, tout d'abord, distinguer certaines notions qui permettent de donner un cadre théorique à l'étude.

Le marché de l'art est souvent simplement divisé sous les segments de « primaire » et « secondaire », maladroitement associés à l'art contemporain ou antérieur, afin de référer aux œuvres commercialisées du studio de l'artiste vers l'acheteur (première vente), ou secondaire, la revente. Dans les faits, il est possible de penser le marché comme un ensemble de plusieurs marchés, propres à chaque genre de pratique artistique ou à chaque localité (lorsque la question est observée dans une perspective internationale). Le marché de l'art, comme il sera question dans l'étude qui suit, se déploie en une dynamique plus complexe.

Pionnière dans les études du marché de l'art, la sociologue Raymonde Moulin (1992) distingue trois marchés principaux. Le marché des « chromos », initialement définis par la professeure québécoise Francine Couture dans sa thèse au début des années 1980. Les « chromos » sont des œuvres, généralement des peintures faites dans des ateliers à la chaîne, sans véritable intention artistique de la part de l'artiste autre qu'une commande d'un sujet spécifique qui répond à la demande du consommateur, « de bonne facture mais stéréotypées, destinées à la décoration, est un marché de concurrence monopolistique, qui jouit d'un public large et d'une offre abondante » (par exemple, distribués dans des magasins grande surface ou d'article de décoration). Il y a également le marché des « œuvres classées », c'est-à-dire des valeurs sûres sur lesquelles « le jugement de l'Histoire s'est déjà exercé, l'offre est rigide ». Et la troisième catégorie de marché serait celui des œuvres contemporaines et actuelles où l'offre est plus fluide. Dans les deux derniers marchés, l'économiste de la culture Françoise Benhamou spécifie que le public est étroit et les acteurs en faisant la distribution et la légitimation, c'est-à-dire acceptant les œuvres dans ces marchés, sont peu nombreux (Benhamou 2011 : 43).

Réseau de légitimation

Plus récemment, l'historien de l'économie Stefano Baia Curioni, a fait le portrait d'un réseau complexe et mobile d'acteurs dans le processus d'évaluation du marché de l'art contemporain (Baia Curioni, Forti et Leone 2015). Les acteurs sont aujourd'hui plus que jamais mobiles dans un marché de l'art international (Moulin et Quemin 1993, Baia Curioni Forti et Leone 2015, Belting 2013) et la galerie privée joue un rôle social prépondérant dans ces réseaux internationaux notamment, en regard de l'importante place que prennent les foires d'art et les expositions majeures. Parallèlement, il est important de comprendre le rôle des réseaux de légitimation des œuvres d'art, c'est-à-dire les acteurs qui s'établissent dans les trajectoires de consensus et de consécration des pratiques artistiques actuelles; ce que Benhamou décrit de façon caricaturale comme la « communauté de goût » afin d'illustrer les instances de légitimation du monde de l'art qui orientent la valeur symbolique et le capital social de l'œuvre : marchands, critiques, conservateurs, commissaires, curateurs, communauté de chercheurs, certains collectionneurs de haut niveau et méga-galeries ou « galeries leaders » (Moulin 1992). Ces dernières sont des galeries privées très influentes au sein des modèles d'affaires hybrides, entre galerie commerciale et institution muséale.

La notion de valeur symbolique

Dans le monde de l'art, les œuvres ne peuvent être déterminées que par des prérogatives purement financières ou économiques. Ainsi, la seule perspective économique ne peut être la ligne directrice en vue de rationnaliser la valeur de l'art et, comme l'a théorisé le sociologue Pierre Bourdieu : « tous les calculs du monde à propos des calculs dont le marché de l'art […] est le lieu ne feront pas avancer d'un pouce la compréhension des mécanismes qui constituent l'œuvre d'art comme une valeur susceptible d'être l'enjeu de calculs et de transactions économiques. » (Bourdieu 2000 : 24). C'est là où la valeur symbolique qui est accordée aux œuvres, aux artistes, ou à la provenance par exemple, permet d'expliquer les déterminants des prix (Velthuis 2007). Bourdieu mentionnait par ailleurs que « [c]ela se voit bien dans le cas de champs comme le champ […] artistique, où des mécanismes sociaux de production d'intérêts non « économiques » – au sens restreint – obéissent à des lois qui ne sont pas celles du champ économique […]. » (Bourdieu 2000 : 23). Ainsi, dans le monde de l'art, le prix ne signifie pas la valeur. Comme l'a concrètement démontré l'étude de l'assureur AXA Art menée en 2017 auprès de collectionneurs européens, un quart des interviewés croient que le prix de l'œuvre n'a pas de corrélation avec sa valeur et justement, la proéminence de l'artiste ou le lien émotionnel avec l'œuvre sont majoritairement perçus comme étant prioritaires sur le prix dans le processus décisionnel (Dalhoff 2017 : 23).

Ainsi, le réseau que constitue le monde de l'art est essentiel à l'établissement de la valeur de l'œuvre, mais est légèrement différent du réseau de distribution (commercial) du produit des arts visuels. Le réseau qui en effectue la distribution peut être simplifié à certains acteurs que nous verrons dans les pages qui suivent comme l'artiste-entrepreneur, la galerie commerciale et la maison de vente. La rentabilité de ces entreprises et organismes culturels est variable (Azoulay Paradis 2018) et nous tenterons de mettre en lumière les enjeux auxquels ces principaux entrepreneurs font face. Nous aborderons également deux plateformes connaissant une expansion majeure dans les dernières années, la foire et le numérique. Nous verrons également les changements qui s'effectuent dans les modèles d'affaires de certains distributeurs, notamment en regard des ventes publiques et privées.

La seconde section de ce rapport permettra de voir les études qui ont tenté de définir l'impact économique du marché de l'art au Canada. Il est important ici de souligner une limite importante à cette recherche : l'opacité du marché de l'art, qui rend très difficile l'obtention de données financières à l'égard des ventes. En conséquence, les chiffres obtenus doivent être pris avec une certaine réserve car les résultats énoncés par les chercheurs contiennent généralement des extrapolations. La méthodologie de chaque étude sera détaillée dans la mesure du possible, afin que le lecteur puisse être son propre juge.

La troisième et dernière section de ce rapport regroupe les études récentes à propos des conditions socio-économiques des travailleurs culturels œuvrant sur le marché des arts visuels. Bien que des enjeux liés aux travailleurs non-artistes soient souvent soulignés, peu d'études abordent la question. Il réside là une limite à la recherche qui mériterait dans l'avenir d'être approfondie. Les conditions socio-économiques des artistes en art visuel, particulièrement issus de la diversité culturelle ou de l'autochtonie sont, tant qu'à elles, riches en références grâce à une préoccupation croissante des gouvernements dans l'élaboration des politiques culturelles et les institutions qui tentent de plus en plus à viser la parité culturelle dans leur programmation (Maranda 2017).

Section 1. Réseaux de distribution

1.1. Chaîne de distribution

Selon Baia Curioni, le marché de l'art est un environnement de réseaux dans lequel, d'une part se retrouvent les « insiders » et les « outsiders », et dans lequel l'offre ne suit pas la demande – au contraire, l'offre dirige le système d'échange (Baia Curioni 2014 : 38). Le défi de résumer la chaîne de distribution des arts visuels s'établit notamment par sa description qui, pour reprendre la catégorie de l'Observatoire de la culture et des communications du Québec (OCCQ), n'est pas la même pour « les artistes faisant partie de musées que pour les autres » (Routhier 2013b).

D'ailleurs, cette distinction « d'artiste de musée » effectuée par l'OCCQ est très juste puisque, comme nous l'avons vu dans l'introduction de ce rapport, la chaîne de distribution des produits culturels n'est pas seulement dictée par la distribution du produit (œuvre d'art), mais plutôt par un ensemble de conventions propres à ce que l'on appelle « le monde de l'art » et dans lequel l'institution muséale joue un rôle de légitimateur de la valeur symbolique de l'artiste et de son œuvre. Plusieurs ouvrages proposent d'ailleurs des schémas de chaînes de distribution des produits culturels, mais ils ne prennent pas en compte le cadre théorique propre au réseau du monde de l'art (Rivest 1992, Dalhoff 2017).

Cependant, l'un des schémas les plus représentatifs afin d'illustrer le réseau de production et de distribution des arts visuels, bien que certaines mises à jour dues à sa date de publication pourraient être nécessaires, est celui de McIntyre (2004) dans une recherche commandée par le Conseil des arts de l'Angleterre (fig. 1). McIntyre résume l'écosystème des arts visuels professionnels de manière simplifiée qui apparait à propos dans la présente analyse.

L'écosystème proposé s'articule ainsi :

Dans le cas d'un artiste vivant, émergent ou établi, tout comme dans le cas d'un artiste décédé, contemporain ou non, cet écosystème peut illustrer la circulation du bien dans les réseaux de légitimation. Bien entendu, dans le cas de la revente, l'œuvre circule entre vendeurs et acheteurs. Il serait également nécessaire, dans ce cas, d'ajouter un acteur additionnel dans l'interstice entre les deux cercles : la maison de vente.

Figure 1. Schéma de l'écosystème des arts visuels (McIntyre 2004 : 6)
(Figure 1 est disponible en anglais seulement. La traduction française peut être trouvée dans la version texte ci-dessous)

Selon Dominique-Sagot Duvauroux et Nathalie Moureau (2010), il existerait essentiellement quatre segments de distributeurs, répondant à des profils d'artistes bien distincts (fig. 2) qui permettent de contextualiser l'acteur distributeur « dealer » de McIntyreNote de bas de page 1. D'une part, les produits reproduits en série, appelés par les auteurs « produits de consommation de masse », mais que l'on pourrait résumer par les « chromos » tels que détaillés précédemment et qui pourraient s'appliquer à certaines œuvres d'artistes autochtones qui sont davantage produites pour le marché (Big River 2017, Nordicity). Le marché des « artistes en voie de légitimation » – souvent des artistes plus jeunes, pas encore acceptés dans les réseaux traditionnels de légitimation et de distribution. Ces artistes tentent généralement de développer leur propre notoriété dans des réseaux parallèles comme le web ou les centres d'artistes ou d'expositions marginaux. Il serait possible d'ajouter que lorsque représentés, ces artistes sont généralement pris sous l'aile de galeries émergentes, opérant selon des modèles innovants, ou encore par des galeries de taille moyenne. Ces galeries de taille moyenne sont également le plus grand segment de l'écosystème marchand. Elles comptent un directeur (qui est souvent le propriétaire), ont peu d'employés salariés, et cherchent généralement à répartir ses artistes représentés entre émergents et artistes davantage établis, valeurs sures pour les collectionneurs. Sagot-Duvauroux et Moureau catégorisent également le marché de « l'avant-garde médiatisée », troisième segment, comme un petit nombre « d'artistes 360o » (multidisciplinaires et innovateurs) et « d'artistes de foires » (connaissant un succès marchand avec des œuvres actuelles répondant à la demande) ayant acquis une notoriété et pouvant accéder à un marché institutionnel et dont les valeurs sont assez spéculatives. Ces artistes ont généralement débuté dans les galeries de classe moyenne puis évolué vers des « mégas galeries », fortement commerciales, mais qui offrent aux artistes des ventes importantes et un rayonnement international en participant à de très nombreux événements. Ces galeries bénéficient de budgets d'opération substantiels et peuvent souvent être soutenues financièrement par des mécènes. Finalement, Sagot-Duvauroux et Moureau énoncent une dernière catégorie, le marché des « talents consacrés », généralement correspondant au marché secondaire des artistes établis vivants ou morts, et conséquemment, des œuvres entrées dans l'histoire et dans les institutions (Savot-Duvauroux et Moureaux 2010).

Figure 2.Cartographie des profils d'artistes selon Dominique Sagot-Duvauroux et Nathalie Moureau (Sagot Duvauroux et Moureau (2012) : 51)
(Figure 2 est disponible en anglais seulement. La traduction française peut être trouvée dans la version texte ci-dessous)
1.1.1 Les artistes-entrepreneurs

Rivest définissait, en 1992, l'artiste « créateur, concepteur, etc. comme un professionnel, chef de son entreprise. À ce titre, il est l'ultime responsable de l'orientation que prendra sa carrière et ses affaires » (Rivest 1992 : 5). L'artiste est néanmoins entouré d'autres intervenants qui conseillent et « encadrent » son travail dans le réseau de distribution de l'art, que Rivest appelle « réseau de distribution intégré ». Encore aujourd'hui, cette définition de l'artiste professionnel est pertinente. Autant l'artiste que le réseau se sont cependant professionnalisés, comme il en sera question dans le chapitre III à propos du niveau d'éducation très élevé des artistes d'aujourd'hui.

En matière d'information à propos des réalités vécues par les artistes-entrepreneurs ou même, de l'implication de l'artiste dans son propre marché, malheureusement très peu d'informations publiques ont été retracées. Routhier (2013b) soulignait que les artistes québécois ont en grande proportion un statut de travailleur autonome (les trois quarts – 75%) et 31% ont le statut « d'entreprise ». (Routhier 2013b : 75)

L'enquête de Big River Analytics (2017) démontre que pour l'art inuit, le lien entre l'artiste et l'acquéreur s'est grandement développé dans les dernières années grâce aux plateformes numériques. La vente directe constitue la plus large part des ventes pour les artistes du Nunavut, ce qui contribue surtout à accroître les revensus tirés de la vente d'œuvres et de métiers d'art. Ceci permet à ces artistes de subsister dans ces régions où le coût de la vie est extrêmement élevé.

Nous savons également que plusieurs plateformes professionnelles sont disponibles pour les artistes afin de commercialiser leurs œuvres eux-mêmes, dont certaines foires accessibles qu'aux artistes tel The Artist Project (Toronto), La Biennale de Québec, la foire de Saint-Lambert, ou encore un projet à voir le jour en 2018, la foire de Marché émergent, mis sur pied par le Carrefour jeunesse-emploi du Centre-Ville (Montréal) en collaboration avec des organismes culturels montréalais de renom.

En outre, les artistes membres de certains regroupements d'artistes peuvent participer à des formations ou ateliers à moindre coût afin de développer leurs connaissances et compétences d'entrepreneurs. Certains événements organisés par les centres d'artistes contribuent également à la mise en marché des œuvres de leurs membres tel des ventes-bénéfices ou des encans.

1.1.2 Les galeries commerciales

La sociologue de l'art Nathalie Heinich évoquait par rapport à l'art contemporain qu'il a tant « élargi les frontières de l'art qu'il n'est accessible qu'à ceux qui ont réussi à rentrer dans ce monde aux frontières bien délimitées, dans lequel on ne pénètre plus par la contemplation des objets (…), mais par les récits qui les trament, c'est-à-dire par les personnes qui les racontent ». C'est là que le rôle du galeriste prend une part de son importance à titre non seulement de distributeur, mais aussi de médiateur. Ce galeriste, défenseur de l'art contemporain de pointe, est identifié par Dominique Sagot-Duvauraux et Nathalie Moureau comme des « galeries de promotion » tel que détaillé précédemment.

L'Association des galeries d'art contemporain (AGAC)Note de bas de page 2 a produit en 2016 une étude permettant de mettre en lumière certains enjeux auxquels font face les galeries privées d'art contemporain. Les résultats qu'ils ont obtenus sont consistants avec les données sur le chiffre d'affaires moyen obtenu par les autres études, c'est-à-dire que les revenus bruts des galeries sont grandement disparates : entre 40 000 $ et près de 2 millions $. En effet, corolairement et pour sensiblement la même période, l'analyse des données du Système de Classification des Industries de l'Amerique du Nord (ou SCIAN)Note de bas de page 3 par Pownall démontre que la très grande majorité des marchands et galeries privées (> 1 000) génèrent moins de 500 000 $ CAD de chiffre d'affaires, suivi d'environ entre 300 et 400 entreprises ayant généré entre 500 000 $ et 1 million (Pownall 2017, fig. 117). Ces données peuvent sembler impressionnantes cependant il faut noter qu'il s'agit de revenus bruts.

En effet, les pratiques commerciales des galeries privées sont assez normalisées dans la mesure où certaines conventions dictent les modèles d'affaires de la plupart de ces entreprises, grandes, moyennes ou petites. Les pratiques traditionnelles des galeries privées, en regard à leur rôle de défenseur, diffuseur et assurant la commercialisation d'un artiste, impliquent généralement la tenue d'un inventaire, les frais liés à la promotion de l'artiste (catalogue, vernissages, etc.) et le travail de médiation (employés, local avec heures d'ouverture fixes, etc.). Les foires internationales prennent de plus en plus d'importance depuis les années 1990 et en conséquence, les galeristes investissent des sommes importantes afin d'y participer et tenter de développer de nouveaux marchés (Resch 2016, AGAC 2016, Winkelman 2015, Pownall 2017). Ces conventions sont globalement appliquées par les galeristes présentant des œuvres actuelles, contemporaines ou plus anciennes. Resch (2016) a d'ailleurs proposé que les postes budgétaires les plus nuisibles pour les marchands d'arts et galeristes, en regard à leur profitabilité, soient le lieu et les foires qui engendrent des dépenses majeures, ce qui est également le cas selon l'AGAC (2016). Compte tenu des annonces de fermeture de galeries canadiennes dans les dernières années, il est possible de croire que la situation est similaire dans l'ensemble du pays.

À travers le monde, les galeries et marchands sont préoccupés par les enjeux suivants : l'acquisition de nouveaux clients (71.78%), consigner de nouvelles œuvres / accroître l'inventaire (49.5%), les coûts associés aux foires et expositions (49.01%), capacité de rentabilité financière (46.04%), maintenir et fidéliser sa clientèle (43.07%) (Pownall 2017 : 52-55). Par ailleurs, nombre de ces entrepreneurs plus traditionnels de moyenne ou petite taille, bien qu'avec des connaissances approfondies des arts visuels, n'ont souvent pas de formation en gestion, ce qui est le corolaire d'une mince profitabilité de ces entrepreneurs (Resch 2016 : 49).

Il faut savoir que lorsque travaillant avec des artistes vivants, les galeristes et les artistes s'entendent sur les termes de la commission, laquelle est généralement de 50 % (Benhamou 2011 : 44, AGAC 2016, Rivest 1992)Note de bas de page 4. Rarement bénéficiaires de subventions (sauf pour certains projets), c'est avec sa part de la vente de l'œuvre que la galerie assure le roulement de l'entreprise et tous les frais afférents à la commercialisation (opération de la galerie mais également, transport des œuvres, mise en marché et parfois, en tout ou en partie avec l'artiste, l'encadrement). En conséquence, l'AGAC (2016) note qu'environ 35 % des galeries accusait un déficit en 2015 – il s'agit d'un chiffre alarmant quant à la viabilité de ces entreprises. Des résultats semblables ont également été obtenus par l'économiste et professeur à Harvard, Magnus Resch, dans son étude des galeries d'art aux États-Unis, en France et en Allemagne (Resch 2016 : 26) selon laquelle 60 % des galeries accusaient un déficit de 10 % ou moins.

Cependant, il est possible d'observer que chez les grandes entreprises, en plus d'avoir une structure organisationnelle élaborée, ils comptent un certain nombre d'employés (Routhier 2006, Resch 2016), ce qui facilite les activités quotidiennes, et dédient une part de leurs activités au marché secondaire. En effet, selon Routhier (2006), « la revente est peu pratiquée par les petits marchands : elle est essentiellement le fait des marchands ayant un chiffre d'affaires moyen ou élevé » (Routhier 2006 : 10). En effet, comme démontré par les chiffres de l'Association des galeries d'art contemporain (AGAC (2016)), bien que les galeries se dédient à l'art contemporain celles ayant offerts des œuvres sur le marché secondaire sécurisent généralement une part importante de leurs revenus. Est-il ainsi possible de se questionner sur la rentabilité de l'entreprise et sa dépendance à la revente afin d'assurer sa survie ?

Néanmoins, de nouveaux modèles d'affaires de galeries et marchands commencent à se développer, étant davantage axés sur l'entreprenariat que sur les conventions du monde de l'art. Ces galeries sont généralement profitables lorsque gérées selon des principes du monde des affaires comme le démontre Resch (2016). En revanche, elles ne bénéficient pas toujours de la légitimité du monde de l'art, ce qui est problématique et préjudiciable pour les artistes. Ce sujet de l'innovation des entreprises marchandes demeure entier et reste à explorer par la littérature dans les années à venir et constitue pour le moment une limite à la présente analyse.

Il faut savoir également que les galeries et marchands s'affairant au commerce de l'art des Premières Nations opèrent selon un modèle différent et, malheureusement, peu documenté publiquement ce qui limite l'information pouvant être répertoriée au présent rapport. Nous savons cependant que bien qu'une œuvre soit produite par un artiste vivant, elle doit d'abord transiger par l'entremise des coopératives.

1.1.3 Les maisons de vente aux enchères

Par leur transparence, les maisons de vente ajoutent tant qu'à elles un service additionnel en révélant les estimations et résultats atteints ce qui, combiné avec la contribution de leurs experts à l'avancement des connaissances sur les œuvres, permet au public d'être de plus en plus renseigné (Pownall 2017 : 44). Les nouveaux collectionneurs sont, en effet, de mieux en mieux informés et c'est ce qui contribue à renforcer le segment des ventes privées (Pownall 2017 : 46). À cet égard, les maisons de vente et galeries ont plus que jamais des relations réciproques bénéficiant à l'une à l'autre.

Traditionnellement, les maisons de vente sont associées aux ventes publiques d'œuvres issues du marché secondaire. Cependant, il peut arriver, de plus en plus, que les maisons de vente proposent des œuvres du marché primaire. Prenons, pour exemples, le cas de l'artiste britannique Damien Hirst qui créa un certain précédent dans le milieu en organisant la vente de ses œuvres chez Sotheby's, en 2008, ou encore celui de quelques maisons de ventes montréalaises qui proposaient des œuvres de « Street art ». Il est donc aujourd'hui plus que jamais nécessaire de se distancier de la catégorisation hermétique entre primaire et secondaire en regard des modèles d'affaires des acteurs du marché.

En regard des maisons de ventes aux enchères comme indicateur de la santé économique du marché de l'art, la littérature énonce qu'il est nécessaire d'être vigilant dans la lecture de la santé d'un marché seulement par les résultats de ventes publiques. Les ventes record sont en grande partie attribuables à des œuvres exemplaires mises en vente (menant à des résultats exceptionnellement élevés mais périodiques), et à l'intérêt médiatique autour de certains cas particuliers accroissant la notoriété ou agissant comme un outil de marketing. Au Canada, à titre d'exemple, 2016 fut particulièrement fructueuse pour l'art canadien, mais cela est principalement dû à l'exposition de Lawren Harris qui fut soutenue par l'acteur Steve Martin et dont au moins une œuvre s'envola à un prix-record. Cette conjoncture ne se reproduira pas nécessairement l'année suivante comme l'énonce David Heffel dans une entrevue accordée au « Financial Post » : « In fact, national art markets are often subject to the persuasions and tastes that align with what is most coveted at the highest spending brackets » (Craig 2016). D'ailleurs, le modèle d'affaires de la maison de vente Heffel est particulièrement intéressant non seulement parce qu'il s'agit de l'une des importantes institutions de ventes aux enchères du pays, mais également au regard de la transformation de leur modèle d'affaires depuis quelques années. En effet, leur transformation correspond au phénomène observé par Pownall vers une plus grande implication dans les ventes privées, de même que dans la vente en ligne. Ce phénomène sera détaillé au point 1.2.2 ci-dessous.

En regard des arts inuits, les calculs de Big River Analytics permettent de déterminer les incidences indirectes de ventes aux enchères en incluant l'ensemble des fonctions nécessaires à la mise en vente (transport, photographie, entretien, production de catalogues, etc.) : « La revente occasionnelle d'œuvres d'art et d'artisanat inuits ne constitue pas une nouvelle activité économique importante. Cependant, la vente aux enchères à grande échelle de nombreuses œuvres d'art menée par des maisons de vente aux enchères génère des incidences économiques par l'intermédiaire du travail d'entretien, de photographie, de conception, de production de catalogues, de la restauration, de la construction de supports, de l'assurance, du marketing et du stockage des œuvres d'art » (Big River Analytics 2017). Deux maisons de vente aux enchères dominent les ventes secondaires d'art inuit au Canada : Walker's Fine Art and Estate Auctions et Waddington's Auctioneers and Appraisers.

1.1.4 Les événements tels les foires d'art

L'événementiel est une plateforme de plus en plus importante dans la sphère d'échange, telle la foire d'art, et dans laquelle les acteurs (galeries, collectionneurs, institutions, commissaires) contribuent à la légitimation des produits culturels (œuvres et artistes) pouvant intégrer la sphère de l'art contemporain – en conséquence, créant la valeur symbolique de ces produits (Baia Curioni 2014). L'historien de l'économie énonce d'ailleurs et avec justesse :

« At any rate, these supply networks define what art is, contribute to producing it, are an intimate part of its essence. These are not distribution chains that can be disintermediated (for example, by the internet) without serious consequences. These are mediation chains that transform the meaning of what they mediate… their action is still a necessity, at least in the contemporary system. » (Baia Curioni 2014 : 38)

La majorité des grandes foires ne permettent qu'exclusivement aux marchands et galeristes d'obtenir un kiosque à titre d'exposant, alors que certains événements locaux de plus petite envergure peuvent allouer un espace à l'artiste-entrepreneur. Les foires canadiennes telles Toronto International Art Fair et la foire Papier au Québec sont des moteurs importants, car elles permettent des retombées directes de plusieurs millions et contribuent à la formation de nouveaux publics à l'échelle locale. Inversement, un nombre sans cesse croissant de marchands canadiens participent à des foires internationales telles NADA (Miami, New York), Los Angeles Contemporary, Material ou Zona Mexico, Taxi (Bruxelles), Volta (Basel, New York), pour ne nommer que celles-ci, ce qui alloue une visibilité importante aux artistes qu'ils représentent, car ces événements internationaux attirent des publics importants, mais engagent des charges importantes pour l'entrepreneur.

1.2 Innovation dans la chaîne de distribution

1.2.1 Ventes privées et publiques

Le « TEFAF Art Market Report 2017 » démontra un phénomène intéressant dans la chaîne de distribution. Un déplacement des transactions s'effectue depuis peu : passant des maisons de vente aux enchères (ventes publiques) vers les galeries et autres acteurs de la chaîne agissant au sein de la sphère privée (Pownall 2016). D'ailleurs, cette tendance du marché a été l'un des éléments les plus martelés dans cette édition du rapport. Ce phénomène complexifie la collecte d'informations quant au volume du marché de l'art, car une plus grande opacité caractérise cette sphère privée.

Tel que soulevé par les chercheurs tout au long du rapport de la TEFAF, cette opacité serait justement recherchée par les acheteurs, soucieux du contexte socio-économique mondial plutôt incertain (Brexit, politique américaine, etc.) et surtout, à la recherche d'un plus grand anonymat. En effet, dans les ventes publiques, tant les acquéreurs que les prix payés sont généralement dévoilés au grand public, et ce, dans un grand battage médiatique.

Ainsi, les ventes privées ne sont plus uniquement effectuées entre particuliers (transactions de gré-à-gré) ou en galeries, mais les maisons de ventes aux enchères, étant traditionnellement des plateformes de ventes publiques, se sont imposées dans ce segment de marché en développant de nouveaux modèles d'affaires afin de rencontrer la demande (McAndrew 2017 et 2016, Belting 2013, Pownall 2016). Il est possible d'observer ce constat chez certaines maisons de vente aux enchères canadiennes, telle Heffel Fine Art qui est très transparente sur la diversification de ses activités tel que décrit sur leur site web.

1.2.2 Le numérique

En regard du développement des plateformes numériques, l'un des axes qui gagne en importance dans les politiques culturelles, ici comme ailleurs, est celui que de plus en plus de galeries d'art et de marchands transigent sur les plateformes de vente en ligne (Pownall 2017 : 13, 34-35, ArtTactic 2017, Poper 2017). Ce phénomène constitue une avancée puisque ceux-ci étaient majoritairement récalcitrants face au marché en ligne. Néanmoins, notons que les plateformes de vente en ligne ne pourront jamais complètement remplacer la transaction physique dans le monde de l'art traditionnel et que les plateformes en ligne sont majoritairement utilisées tant par les artistes que par les galeristes ou institutions à des fins promotionnelles. Le numérique constitue surtout un outil essentiel dans la médiation, c'est-à-dire afin de développer le lien entre l'œuvre et le public.

Comme il l'a été mentionné brièvement au point 1.1.1 en regard de l'artiste-entrepreneur, les artistes du Grand Nord se reposent de plus en plus sur la plateforme web afin de conclure leurs ventes. Selon l'enquête de Big River Analytics (2016), « IAB (Iqaluit Auction Bids) et les pages locales d'achat et de vente de Facebook ont créé un canal de distribution de ventes directes aux consommateurs, à une échelle jamais vue dans l'économie liée aux arts inuits. En raison du caractère saisonnier des ventes (plus élevées en hiver qu'en été), cette étude n'a pas pu mesurer directement les incidences des ventes sur Facebook. Toutefois, les déclarations des participants aux séances d'information tenues dans l'ensemble d'Inuit Nunangat indiquent que la hausse des ventes en ligne met en évidence l'importance accrue du canal de distribution des ventes directes aux consommateurs. »

Section 2. Le marché des arts visuels

2.1 Valeur globale du marché de l'art au Canada

Le rapport le plus à jour permettant de chiffrer le marché des arts visuels au Canada est le « TEFAF Art Market Report » (Pownall 2017). Selon les données analysées et recueillies, 2016 fut marquée par un regain dans l'économie des arts visuels après quelques années difficiles, et ce, à l'échelle internationale. Les résultats des ventes aux enchères canadiennes (ventes publiques) se situaient autour de 586 millions USD pour 2016, soit une augmentation de 42% comparativement à 2015 (Pownall 2017 : 177). La principale zone géographique du commerce de l'art fut l'Ontario, suivi par la Colombie-Britannique et le Québec (Pownall 2017 : 179) et les centres les plus importants bordaient la frontière avec les États-Unis (Pownall 2017 : 178). Leur collecte de données leur permet d'extrapoler que pour l'année 2015, les marchands et galeries ont généré 1.3 milliards de dollars, tel qu'indiqué dans le document de Deloitte. Les marchands sondésNote de bas de page 5 prévoyaient voir leur chiffre d'affaires doubler en 2016 et les analystes de Maastricht extrapolaient une croissance de 20 % pour 2017.

La firme Deloitte (Luxembourg) a également publié un rapport international incluant - très brièvement le Canada - et dont la méthodologie portant sur l'évaluation du marché canadien est nébuleuse. Nous mentionnons malgré tout que leur évaluation du marché canadien se situe à 3 milliards USD (Deloitte 2017 : 20) pour la même année de référence que Pownall (2017). Ils soulignent cependant la croissance de la scène canadienne principalement les quatre centres prédominants que sont Toronto, Montréal, Vancouver et Calgary.

Le rapport de l'Association des galeries d'art contemporain (AGAC 2016) compte un échantillon assez faible (15 galeries au Québec uniquement), mais qui constitue malgré tout plus de 60 % des membres québécois de l'organisme. Globalement, l'apport de ces 15 galeries québécoises membres de l'AGAC sur le marché de l'art serait d'au minimum 5,5 millions en 2015, pour un total de près de 1 500 œuvres vendues (AGAC 2016 : addenda 1) principalement à des clients québécois. La vente d'œuvres d'artistes contemporains sur le marché primaire de ces quinze galeries y compte pour 3,5 millions $.

Pour le rapport sur les ventes de marchands par l'Observatoire de la culture et des communications du Québec (Routhier 2006Note de bas de page 6), le nombre de marchands d'œuvres d'art originales au Québec en 2001-2002 est estimé à 273. Les ventes totales d'œuvres pour 2001-2002 étaient estimées à 65.5 millions, incluant les exportations (l'étude ne distingue pas les ventes faites à des acheteurs québécois, canadien ou étrangers). L'art québécois représente 65 % des ventes de l'ensemble des marchands québécois (17% d'artiste d'ailleurs au Canada) et les ratios sont similaires selon qu'il s'agisse de marchands représentant des artistes présents dans des collections muséales ou non. En effet, pour fins de clarté et de représentativité, les enquêteurs ont effectué une segmentation par notoriété des artistes représentés. On remarque que si seulement 25 % des marchands représentent des artistes de musées, ils génèrent 44 % des ventes d'œuvres de la province du Québec (Routhier 2006 : 10). Les marchands ne représentant pas des artistes de musée doivent tant qu'à eux s'appuyer sur des activités autres afin de diversifier leurs revenus. La majorité des œuvres vendues sont issues du marché primaire (66%).

2.2 Limites méthodologiques des enquêtes sur l'économie des arts visuels

Il est possible de remarquer tout d'abord une grande disparité au niveau des résultats énoncés pour les ventes d'art visuel au Canada.

Tout d'abord, la disparité dans les méthodologies est un facteur important des écarts rencontrés (AGAC 2016; Pownall 2017; Routhier 2006 et 2013; TCI 1999). Même dans l'étude des données de Statistiques Canada ou du Compte Satellite pour la Culture (CSC), la classification des entreprises culturelles œuvrant dans le commerce des arts visuels peut être inconstante, ce qui présente un certain biais dans la conciliation des données. Par ailleurs, certains calculs incluent les œuvres uniques des métiers d'art (TCI 1999; Routhier 2006) alors que d'autres non (AGAC 2016; Pownall 2016; CRSH 2018). En conséquence, la limite de la définition « œuvres originales » est questionnable.

Par ailleurs, la définition de « marchand » prend une foule de déclinaisons à travers les études, incluant tous les commerces de détail effectuant le commerce d'œuvres originales, incluant les magasins grande surface (TCI 1999 dans l'utilisation des données de Statistiques Canada) ou seulement les galeries privées membres d'un organisme professionnel (AGAC 2016) ou encore, les galeries d'art et antiquaires ayant effectué l'une des 50 foires internationales (dont l'accès est assez limité) et maisons de vente aux enchères comme dans Pownall (2017). En conséquence, les chiffres de vente globales sont, d'une part, généralement extrapolés, en plus d'être difficilement comparables faute d'historique dans les recherches. Chaque groupe d'étude ci-haut mentionné n'a effectué qu'une seule étude du marché canadien, avec leur propre méthodologie, rendant ainsi nulles toute possibilités de comparaison fiable.

2.3 Spécificités du marché des arts autochtones et inuit

Il est important de spécifier que les études sur le marché de l'art citées précédemment n'incluaient probablement pas les artistes inuits et autochtones compte tenu de leur faible représentation dans les galeries, ni les ventes directes des artistes peu importe leur appartenance culturelle. Des études spécifiques aux artistes inuits ont été produites (Nordicity, Big River Anaytics) dans les dernières années. Les résultats de ces études permettent de révéler des spécificités dans le réseau de distribution qui apparaissent, pour certains aspects, particuliers et non applicables aux arts des communautés autochtones, dont le réseau de distribution est similaire à celui des artistes de manière générale (Uzel 2017, Maranda).

Le marché des arts inuits

L'analyse de Big River Analytics (2017) indique que les principaux réseaux de distribution sont les ventes directes aux consommateurs, les détaillants et les grossistes. Dans l'ensemble, l'importance des canaux de distribution varie de région en région.

Pour les artistes du Grand Nord, les ventes directes aux consommateurs, principalement par le biais du web, connaissent une progression constante dans toutes les régions. La croissance de ce canal de distribution est attribuée à une baisse des ventes au détail et en gros. 67% des incidences directes proviennent des ventes directes au consommateur, ce qui correspond à 22,1 millions de dollars nets (Big River Analytics). Les réseaux de vente en ligne, principalement les groupes d'achats et de vente locaux sur Facebook et les 26 300 membres d'« Iqaluit Auction Bids » (IAB), ont fait en sorte d'accroître l'importance, pour les artistes, des ventes directes aux consommateurs (Big River Analytics 2017).

L'étude de Nordicity (2010) démontre que l'impact économique de la création et distribution d'art générait en 2010, 27 millions en paiements directs aux artistes, résultant éventuellement en plus de 50 millions en vente aux consommateurs, dont 30 millions par l'entremise de distributeurs à travers le reste du Canada et autour du globe. 10 % des résidents du Nunavut dégageaient un revenu de la vente d'œuvres. Les opportunités sont aussi diverses que les réseaux de distribution de l'art du Nunavut, qui varient de la chaîne de distribution « en gros » établie et contrôlée par les artistes et les coopératives (à Cape Dorset par exemple), jusqu'à des tierces parties dans le commerce du détail, ou encore dans la distribution directe au consommateur à travers le « cottage industry » (Nordicity 2010 : 8). Les ventes à des grossistes représentent moins de 35 % des ventes des artistes (9,6 millions), mais constituent plus de 60 % des ventes aux publics, dont environ 16 millions à des détaillants (Nordicity 2010 : 6, 9-10). Le plus grand marché d'exportation pour le Nunavut est le reste du Canada, pour environ 20 millions, suivi des États-Unis (7,5 millions) et l'international pour 4,5 millions.

Dans une étude plus récente, Big River Analytics (2016) démontrait qu'en 2015, les artistes inuits qui produisaient des œuvres d'arts visuels et d'artisanat pour gagner un revenu ont réalisé plus de 33 millions de dollars netsNote de bas de page 7 et, grâce à leurs achats d'intrants et à la dépense de leur revenu gagné, ils ont généré des incidences additionnelles de 12,5 millions de dollars (Big River Analytics 2016), ce qui démontre une augmentation entre 2010 et 2016. En outre, l'achat de matériaux et autres intrants des artistes inuits produisant des œuvres d'arts visuels et d'artisanat destinées à la consommation a généré 17 millions en activité économique (Big River Analytics 2016). Il faut cependant mettre en perspective ces données, car ce total n'est pas directement comparable aux estimations des autres études du secteur des arts et de l'artisanat du Nunavut, puisqu'aucune étude antérieure n'incluait les incidences plus larges associées à la production d'œuvres d'art et d'artisanat destinées à la consommation.

2.4 Consommateur des biens des arts visuels

Au niveau de la chaine de distribution, le dernier maillon – le consommateur – est le plus important. Après tout, les artistes ne vivent pas de l'air du temps, ni de la charité et nombre d'entre eux comptent sur les revenues de la vente de leurs œuvres afin de maximiser leurs entrées d'argent. Aussi difficile est-il d'obtenir des données claires quant à l'impact économique du marché des arts visuels dû à l'opacité du milieu, les données en regard de la vente d'œuvres et les clientèles d'acheteurs sont tout aussi difficiles à obtenir.

Le Québec apparaît d'ailleurs être le principal producteur de données en regard de la croissance de la consommation des produits des arts visuels. À cet égard, des données concernant les acquisitions sont disponibles, surtout sur le nombre d'acquisitions faites par des entreprises. Quelques données pour les dépenses des ménages sont également disponibles, et ce, pour la situation au Québec, mais aussi celle dans le reste du Canada.

Dans l'enquête quinquennale sur les pratiques culturelles commandées par le Ministère de la Culture et des Communications du Québec, on apprend que 7,4 % des québécois avaient acquis une œuvre d'art pendant l'année 2004 et que ce nombre passa à 11,6 % en 2009 (Audet et al. 2009). En 2014, 26 % des québécois avaient acheté une œuvre d'art (et 10%, un produit des métiers d'art ou d'artisanat) (MCC 2016 : 49). Le montant moyen pour l'achat d'une œuvre d'art ou d'un produit d'artisanat ou des métiers d'art était de 502 $ (MCC 2016 : 49). Inversement, bien que ces données soient à prendre avec réserve compte tenu du cadre méthodologique, « L'enquête [canadienne] sur les dépenses des ménages canadiens entre 2012 et 2016 » démontre une décroissance des achats des canadiens pour l'acquisition d'œuvres d'art (incluant antiquités et articles décoratifs) : 100 $ en 2012, 82 $ en 2013, 87 $ en 2014, 75 $ en 2015 et 78 $ en 2016 (Statistiques Canada 2017)Note de bas de page 8.

Collections d'entreprises

L'Observatoire (OCCQ) produisait une étude biannuelle afin d'évaluer la consommation des arts visuels auprès des institutions, des entreprises collectionneuses (incluant les sociétés d'État) et des municipalités québécoises. Ces données incluent les achats effectués directement auprès de l'artiste (incluant les 1%). Dans la plus récente édition de l'enquête, il est possible de remarquer que les trois-quarts des œuvres acquises en 2013-2014 provenaient d'artistes de l'extérieur du Québec (23 % du Québec). Seulement 30 % des achats globaux pour l'année 2013-2014 ont été effectués auprès des fournisseurs de la province (galeries, marchands, consultants) (Routhier 2015). Cette tendance à la baisse est de plus en plus marquée et à titre d'exemple, en 2010-2011, 73 % des achats étaient faits au Québec (Routhier 2013b), alors qu'en 2008-2009, 92 % (Routhier 2011).

Section 3. Les conditions socio-économiques des travailleurs culturels

De très nombreuses études ont été produites à propos des conditions socio-économiques des travailleurs culturels, mais seul un nombre limité détaille l'état du segment constitué des artistes en art visuel et des travailleurs du secteur des arts visuels. Outre les conditions des artistes en art visuel qui ont été abondement traitées dans les enquêtes récentes, il est important de noter que peu d'information est disponible en regard des travailleurs culturels du secteur des arts visuels œuvrant tant à l'administration d'organismes ou ailleurs dans le réseau de distribution et légitimation de l'art. Ainsi, la prochaine section sera divisée selon les travailleurs culturels non-artistes et les artistes professionnels afin de mettre en lumière les informations recueillies à propos de leurs conditions socio-économiques respectives.

Au niveau de la méthodologie employée par certaines études, il semble que d'importants changements méthodologiques ont eu lieu entre le « Recensement 2006 » et « l'Enquête nationale auprès des ménages de 2011 ». En conséquence, les données de certains rapports ne peuvent être comparées avec les précédents (Hill 2014, notamment). Le « Compte satellite de la culture du Canada » (CSC) peut être une source intéressante de données brutes. Cependant, il est également important d'être vigilant dans l'interprétation, car des différences conceptuelles entre l'estimation du nombre de travailleurs culturels de certains rapports et celles du Compte (CSC) ne sont généralement pas fondées sur les mêmes barèmes. « Hill Strategies » par exemple, fonde son enquête sur les professions, tandis que les estimations du rapport du Compte (CSC) sont basées sur les industries et produits culturels. En plus d'utiliser une méthodologie différente, les estimations du Compte (CSC) diffèrent sur le plan de l'année de référence et la source des données (Hill 2014).

Par contre, dans l'ensemble, il est possible de constater que certains indicateurs ont été soulevés dans la littérature actuelle à propos des enjeux des travailleurs culturels. Notamment, la faible rémunération des travailleurs ; plusieurs n'ont pas de lien d'emploi régulier ; ils font moins d'heure rémunérées par semaine et ces heures diminuent ; ils occupent plus souvent des emplois temporaires (ils sont presque trois fois plus nombreux qu'en 1990 à occuper plus d'un emploi) selon le mémoire de la coalition La culture, le Cœur du Québec (Azoulay et Paradis 2018 : 10).

Dans son étude sur l'autochtonie et la diversité culturelle à Montréal, le professeur Jean-Philippe Uzel souligne que « les organismes artistiques dirigés par des Autochtones sont encore les moins bien dotés et les moins bien subventionnés dans l'ensemble du monde de l'art canadien » (Uzel 2017 : 36) Constat auquel arrive également Maranda (2017), qui souligne dans son article paru dans le magazine « Canadian Art » la disparité de la population exposée dans les institutions publiques, de même que celle des employés de ces institutions (employées en lien avec la programmation). La figure 3 illustre ce fait.

Figure 3. Représentation culturelle dans les institutions muséales publiques (Maranda 2017)

Alors que la proportion de canadiens issus de la diversité culturelle a augmenté dans la population canadienne dans les 20 dernières années, cette représentativité ne s'illustre pas dans les acquisitions et expositions, et encore moins dans la représentativité des professionnels du milieu. Ainsi, il serait à propos de citer la conclusion de Maranda : « Key Finding : Gallery management is whiter than Canadian artists in particular, and the Canadian public in general […] The quick conclusion : as a sector, we aren't doing all that well in reflecting the population at large, on either ethnic or gender lines. » (Maranda 2017)

3.1 Conditions socioéconomiques des artistes en art visuel

Globalement, on pourrait dire que les artistes sont passionnés : bien que le revenu des artistes soit inférieur à la moyenne canadienne, alors qu'ils sont généralement plus éduqués que la moyenne de la population canadienne, seulement 38 % des artistes ont déjà songé à changer de carrière, dont 27 % pour des raisons financières; 91,8 % voient leur avenir positivement en affirmant vouloir « prendre leur retraite le plus tard possible » (Routhier 2013b : 82-83). Dans l'ensemble des études, nous devons noter que les caucasiens constituent la plus grande part de la population des artistes en art visuel (agYU Out There 2014a, Maranda 2014).

On note que les artistes sont généralement très éduqués. Selon « l'Enquête nationale auprès des ménages » (2011) réalisée par Statistique Canada, que 77 % des artistes de 25 ans et plus ont, au Canada, un diplôme postsecondaire (Hill 2015 et 2010, et Uzel 2016 : 26-27).

Revenu

Le gain moyen ne semble pas avoir augmenté de manière considérable en comparant les différentes études : en 2010, pour un artiste en art visuel au Canada était de 17 176 $ (médiane de 10 358 $), alors que son revenu moyen pour la même période était de 24 672 $ (Hill 2014)Note de bas de page 9, ce qui est corroboré par Routhier selon qui, au Québec, en 2010, 57% des artistes ont perçu un revenu de moins de 29 999 $ alors que le revenu personnel moyen de la population québécoise, selon Statistiques Canada et utilisé comme référence dans cette étude, est de 35 400 $ (Routhier 2013b : 8).

La majorité des artistes doivent occuper d'autres activités professionnelles afin d'assurer un revenu décent : « Il semble que ce soit surtout l'enseignement des arts visuels au collégial ou à l'université qui offre un avantage financier; 15 % des artistes pratiquent cette activité et leur revenu personnel moyen est de 54 200 $. Quant aux activités de gestion, d'organisation et d'animation du milieu professionnel des arts visuels, 16 % des artistes en ont tiré des revenus en 2010. » (Routhier 2013b : 35)

Seulement 20% des artistes déclaraient que leur revenu de création consistait la majeure partie de leur revenu total. D'ailleurs, « le revenu moyen tiré de la création en arts visuels, avant déduction des dépenses inhérentes à la production d'œuvres, est de 10 600 $, mais le revenu médian n'est que de 3 300 $. » (Routhier 2013b : 9, 23-24)Note de bas de page 10.

Le revenu moyen des artistes est faible dans l'ensemble de ces grands centres canadiens et il existe des écarts importants entre les artistes et les travailleurs d'autres secteurs (Hill 2010 : 6). « the earnings gap is 36 or 37 % in Montreal, Toronto and Vancouver but is more than 50 % in Calgary and Ottawa » (Hill 2010 : 6).

Le revenu de création médian varie aussi selon le type d'art qui est pratiqué. Ainsi, les artistes qui ont le dessin ou l'estampe pour pratique principale ont un revenu de création médian plus faible (1 500 $) que les artistes dont la pratique principale est la sculpture (5 000 $). L'étude de l'Observatoire (OCCQ) montre aussi que le revenu médian tiré de la création tend à croître suivant l'augmentation de la part du temps de travail que les artistes consacrent aux arts visuels » (Routhier 2013b : 38). Les revenus de création regroupent non seulement la création, mais également les droits d'auteurs, la vente ou la location d'œuvres, etc. La définition ci-dessous, accompagnée dans le rapport par deux graphiques illustrant la répartition des revenus moyens est particulièrement éclairante (Routhier 2013b : 40-41). « Le travail artistique en arts visuels consiste, dans son essence, à concevoir et à réaliser des œuvres plastiques (sculptures, estampes, peintures, installations, œuvres photographiques, œuvres textiles, etc.) puis à voir à leur diffusion. Ce travail génère des revenus de création qui sont de différents types. […] » Dans le domaine des arts visuels, la vente constitue la principale source de revenus.

Profils d'artistes

De l'étude menée, l'OCCQ a pu dégager une typologie de 6 grands profils se retrouvant dans la communauté québécoise des artistes en art visuel, correspondant à des caractéristiques tant au niveau du revenu, de sa provenance, de la répartition de leur temps de travail sur leur pratique artistique, de même que la scolarité et le genre : artistes occasionnels (environ 21 % ou 760 personnes), polyvalents (15 % ou 550 personnes), précaires (19% ou 680 personnes), prolifiques (28 % ou 1020 personnes), séniors (12 % ou 440 personnes) et maîtres (5% ou 180 personnes) (Routhier 2013 : 11). Cette typologie, selon les études pancanadiennes, est sensiblement applicable à l'ensemble des artistes du pays.

Les six profils d'artistes dressés par les chercheurs sont (Routhier 2013b : 17-22) :

  1. Artistes occasionnels (21 % du bassin d'artistes), soit les artistes consacrant une faible partie de leur temps de travail à leur carrière, et dont le revenu personnel est généralement faible (revenu de création net moyen : 2 310 $; dépenses plus élevées que le revenu de création). Forte proportion de femmes (70%) et de jeunes (20% de moins de 35 ans). Peu de boursiers (CALQ ou CAC) et les 2/3 ont des revenus d'activités hors du domaine des arts visuels (Routhier 2013b : 18)
  2. Polyvalents (15%) : artistes consacrant la plus grande partie de leur temps à des activités autres que la création et dont le revenu est supérieur à la moyenne des artistes. Données démographiques comparables à la moyenne des artistes. Les 2/3 détiennent un diplôme universitaire en arts visuels (baccalauréat, maitrise ou doctorat), voir en plusieurs domaines (4 artistes sur 10), et leur revenu net moyen est de 43 600 $ (dont 1 560 $ tiré de la création). Peu de boursiers du CALQ et du CAQ. (Routhier 2013b : 19)
  3. Précaires (19%) : Beaucoup de jeunes (1/5 de moins de 35 ans), autant d'hommes que de femmes et revenu personnel moyen de moins de 10 000 $ (dont 1 670 $ tiré de la création). Consacrent en moyenne les 2/3 de leur temps de travail à leur carrière artistique (médiane d'œuvres produites : 9), mais les dépenses pour la création plus élevées que le revenu de création. (Routhier 2013b : 19)
  4. Prolifiques (28%) : Artistes qui se consacrent à temps plein à leur carrière artistique et vivent de leur art (revenu de 10 900 $ presque totalement tiré de la création). Autant d'homme que de femmes, large proportion sans diplôme en arts visuels, mais beaucoup de boursiers. Au niveau du réseau de distribution de leurs œuvres, la moitié sont des artistes représentés par une galerie ou un agent, 1/10 a produit des œuvres du 1% et plus de la moitié ont vendu ou exposé des œuvres en dehors du Québec pour l'année de référence 2010. (Routhier 2013b : 20)
  5. Seniors (12 %) : les 2/3 ont plus de 55 ans, autant d'homme que de femme et 40 % d'entre eux ont un diplôme universitaire dans un autre domaine que les arts visuels, le tiers enseigne les arts visuels. Revenu personnel moyen supérieur à la moyenne des artistes mais faible part est tirée de la création (36 700 $, dont 2 810 $ de création). La moitié de ce groupe sont représentés par une galerie et la même proportion a vendu ou exposé des œuvres hors Québec en 2010. (Routhier 2013b : 21)
  6. Maîtres (5 %) : Artistes matures, majoritairement des hommes habitant dans une grande ville (60 %), très scolarisés et au revenu nettement supérieur à la moyenne des artistes (86 400 $). Majoritairement des boursiers, mêmes ratios de représentation, de ventes hors Québec et d'1 % que l'artiste « prolifique ». 70 % enseignent les arts visuels au collégial ou à l'Université. (Routhier 2013b : 21)
Âge

En outre, on note, selon les données colligées par l'équipe de Michel Maranda (agYU Out There 2014a) comparant 2007 et 2012, que l'âge moyen des artistes s'est maintenu autour de 43 ans, mais l'âge moyen des artistes de la diversité a diminué – de 39 à 37 ans. Ce fait peut démontrer une croissance du nombre de jeunes artistes, ce qui serait représentatif de la population active de manière plus générale, ou encore, démontrer que les artistes des minorités visibles délaissent rapidement la profession. Les ventes, le temps passé en studio, les dépenses liées à la pratique, et la représentation en galerie augmentent corolairement avec l'âge, les bourses et les redevances atteignent un point culminant aux alentours de l'âge de 35-45 ans, tout comme les revenus tirés de la production artistique Maranda 2009 : 41-49).

Éducation

Près de 40 % des artistes ont un diplôme de premier cycle universitaire, comparé à 16 % de la population active selon Statistiques Canada (données 2006). Selon Maranda (2009), 44,9 % des artistes ont un diplôme de cycles supérieurs (comparativement à 6,9 % de la population active), majoritairement des maîtrises bien que 4,6 % soient détenteurs d'un doctorat et 5 % étaient, à ce moment, inscrit au doctorat (Maranda 2009 : 14).

Mobilité

Globalement, 80 % des artistes les plus reconnus au monde vivent et travaillent dans les pays où ils sont nés, contrairement à l'assomption que les artistes populaires sont les plus enclins à voyager et quitter leur pays d'origine (Quemin 2015 : 836). La scène des arts visuels s'est grandement ouverte sur l'extérieur (Canada et international) dans la dernière décennie.

Comme le démontreront nombre de chercheurs, l'ouverture vers l'international ne passe toutefois pas nécessairement par un plus grand nombre d'expositions d'artistes d'ici – autochtones, issus de la diversité ou non – dans des institutions étrangères, ni même par la vente de leurs œuvres à l'extérieur de la province (Uzel 2017 : 28-2, Routhier 2013b). On peut également observer ce phénomène dans les données des acquisitions d'institutions et entreprises, lesquelles sont en constante perte de vitesse (voir Routhier 2014, 2011, 2009, AGAC 2016). L'ouverture à l'international est plutôt observée, comme le souligne Uzel, par un virage international entrepris par les institutions muséales et les événements où une plus grande visibilité est donnée à des artistes étrangers (Uzel 2017 : 29). Cela se voulant être au bénéfice du public canadien. Bien que moins d'artistes en art visuels canadiens soient ainsi moins visibles, l'Association AGAC soulignera que cette ouverture permet au public de forger son goût et ses connaissances aux pratiques internationalement reconnues par le monde de l'art, ce qui « contribue à accroitre la demande pour des pratiques actuelles rigoureuses » et de haut niveau (AGAC 2016 : 15).

À noter toutefois que le nombre de galeristes canadiens participant à des foires internationales aux États-Unis, au Mexique ou en Europe est de plus en plus important et ainsi, des artistes canadiens sont présentés dans des contextes internationaux et mener à des collaborations au-delà des frontières. Les chercheurs de l'étude pilotée par Uzel ont observé que cette ouverture à l'international permet à nombre d'artistes de différentes nationalités d'être présentés dans les provinces du Canada, mais peu d'artistes de la diversité culturelle d'ici sont présentés à l'international. Il en va de même pour les artistes autochtones qui sont peu présents sur la scène canadienne (Uzel 2017 : 31-32). Une corrélation est observable entre les artistes autochtones ou de la diversité présents à l'international, la représentation par des distributeurs reconnus (marchands et galeries) et le niveau d'éducation : les plus diplômés sont ceux ayant bénéficié du plus grand nombre d'expositions internationales (Uzel 2017 : 32).

La représentation en galerie

Les artistes caucasiens sont moins représentés par des galeries en 2012 qu'ils ne l'étaient en 2007 (diminution de 10 %) ce qui a un impact sur les données financières du revenu tiré des ventes (diminution de 35 %) (agYU Out There 2014a). Le revenu médian a toutefois augmenté d'environ 10 %, de 20,2 milles dollars à 22,4 milles dollars.

Figure 4. Répartition des artistes représentés selon leur appartenance culturelle (Maranda 2009)
Soutien financier à la pratique

En matière de financement de la pratique, les bourses constituent le principal soutien à la création et seul une minorité d'artistes en bénéficient (18 %, voir Routhier 2013b : 44). Par ailleurs, « si la proportion de boursiers est pratiquement la même chez les hommes (20 %) que chez les femmes (17 %), le revenu médian que les boursières ont obtenu grâce à cette source (4 900 $) est plus faible que celui des boursiers masculins (10 000 $). La proportion de boursiers décline à mesure que l'on passe du groupe des plus jeunes artistes (37 % de boursiers) au groupe des plus vieux (6 % de boursiers) » (Routhier 2013b : 44).

Sécurité du revenu et retraite

« La population des artistes en arts visuels est relativement peu couverte par des régimes complémentaires de protection sociale ou de sécurité du revenu » (Routhier 2013b : 51,52). En tant que travailleur autonome, la planification de retraite est moins encadrée que lorsque des régimes de retraite sont offerts par les employeurs. Cependant, un nombre important d'artistes occupent des emplois rémunérés en dehors de l'activité artistique, ce qui porte à croire que ceux-ci peuvent bénéficier de protections sociales et de planification de la retraite moins risquée.

L'étude de l'Observatoire (OCCQ) démontre que seul 32 % des artistes ont déjà cotisé à un régime de retraite. Cependant, 59 % détiennent des placements. Si l'étude ne permet pas de connaître les montants qui seront disponibles à la retraite, 92 % ont déclaré vouloir prendre leur retraite le plus tard possible et ainsi, l'OCCQ interprète que la très grande majorité se doivent de poursuivre le métier d'artiste bien au-delà de 65 ans (Routhier 2013b : 52), fait qu'il est intéressant de lier à la surreprésentation des artistes âgées de 55 ans et plus dans l'enquête.

3.2 Conditions socioéconomiques des artistes issus des communautés ethnoculturelles et des groupes spécifiques

La littérature à propos des communautés ethnoculturelles du Canada est assez limitée (Nordicity 2010 et 2016, Trépanier 2009, Misdrahi 2015, Big River Analytics 2017, Uzel 2017, Anamik 2015, Gauvin et Haentjens 2001). Quelques ouvrages ont également été publiés par rapport aux divisions des genres, mais la plus grande partie de l'information disponible à propos des conditions de travail des femmes dans le milieu des arts visuels est inclue dans les études plus générales.

En regard de l'autochtonie, il est important de mentionner qu'aucune étude récente réalisée pour les provinces autres que le Québec n'a été trouvé. Certaines provinces telle la Colombie-Britannique ou le Manitoba ont une concentration importante d'artistes et de regroupements autochtones, ce qui porte à croire que certains enjeux sont propres à ces régions. En conséquence il réside ici une limite de la présente recherche.

Une étude récente à propos des enjeux professionnels et conditions socioéconomiques des artistes issus de l'autochtonie et de minorités visibles à Montréal, commandée par le Conseil des arts de Montréal (Uzel 2017) est particulièrement éclairante afin d'obtenir une meilleure compréhension des enjeux de ce segment de la population active. L'une des conclusions frappantes concerne la difficulté de ces artistes d'intégrer la communauté culturelle et surtout, à faire valoir leur travail au même titre que celui des artistes non issus des communautés autochtones ou de la diversité culturelle. Les artistes autochtones et les artistes de la diversité font bien souvent face aux mêmes problématiques telle la difficulté d'accéder au statut professionnel, le manque de visibilité, difficulté d'être reconnu équitablement (Uzel 2017 : 9, 51), ou le sentiment de découragement (Uzel 2017 : 57-58). En contrepartie, ils se différencient sous certains aspects primordiaux te la mixité des médiums et techniques, l'héritage culturel, et la notion de contemporanéité (trop souvent opposée au « traditionnel »).

Les chercheurs ont identifié grâce à l'enquête auprès d'organismes artistiques, que certains enjeux auxquels font face les artistes autochtones ou issus de la diversité semblent être liés non pas au manque de programmes à l'égard de leur intégration, mais plutôt au manque de connaissances des codes esthétiques par les programmateurs ou jurés/comités de sélection (souvent, des pairs) (Uzel 2017 : 40-42).

Dans l'ensemble, il est possible de retenir que les artistes d'origine autochtone ou non caucasienne, les artistes femmes et les artistes séniors font face à des enjeux spécifiques qui seront détaillés dans le passage qui suit. Tous les aspects du revenu tiré de la pratique artistique sont sensiblement les mêmes autant chez les artistes nés au Canada que les immigrants (Maranda 2009 : 53). Les ventes d'œuvres seraient d'ailleurs plus élevées chez les immigrants selon Maranda (2009), mais tout comme les revenus tirés d'autres sources que les arts, ce qui porte à croire que la pratique artistique n'est pas la source de revenu principale. Les revenus liés aux arts de manière plus générale sont cependant plus élevés chez les canadiens de naissance. Au final, le revenu médian s'équivaut chez les deux populations (mais le revenu moyen est plus élevé chez les artistes immigrants). Cependant, Uzel indique : qu'« un revenu annuel moyen des artistes de la diversité et des artistes autochtones inférieur à celui des autres artistes. » (Uzel 2017 : 34)

Par l'importante place que l'héritage culturel prend dans la pratique artistique, surtout chez les artistes de l'autochtonie ou de la diversité culturelle, « il y a un relatif consensus pour affirmer que certains modes d'expression ne peuvent pas trouver leur place dans les catégories disciplinaires classiques des arts visuels. […] [et que] les disciplines et médiums classiques des arts visuels (peintures, sculptures, photographies…) ne sont pas suffisants pour rendre compte de la réalité de l'art autochtone et qu'il est important de prendre en considération d'autres modes d'expression culturelle. » (Uzel 2017 : 48) « D'autres artistes et diffuseurs affirment à l'opposé qu'une vision autochtone peut s'exprimer à travers les disciplines artistiques existantes (théâtre, poésie, arts visuels), quitte à les faire évoluer et à les transformer, à l'exemple de l'installation qui prend dans les pratiques autochtones une place centrale qu'elle n'a pas chez les artistes allochtones. Ce débat est important car il a des répercussions sur la question de l'aptitude des « pairs » à juger des créations autochtones » (Uzel 2017 : 49) Seulement un tiers (1/3) des diffuseurs montréalais sondés (organismes, regroupements, centres d'artistes) affirment qu'« il existe des procédures pour assurer la diversité du personnel dans leur institution » (Uzel 2017 : 42).

3.2.1 Artistes autochtones

Les artistes autochtones représentent 4,6 % de la population canadienne, mais seulement 2,2 % de la population des artistes en arts visuels. Les minorités visibles constituent 19 % de la population canadienne, mais 9 % des artistes en arts visuels, dont près de 45 % d'entre eux sont des minorités nées au Canada, ce qui suggère une disparité dans la représentation des minorités visibles dû au faible niveau « d'immigrants devenant artistes », ce qui peut toutefois être un problème générationnel (agYU Out There 2014a). Uzel (2017) souligne que la mobilité des artistes autochtones est beaucoup plus grande que celle des artistes de la diversité.

Revenu

La médiane du revenu des artistes autochtones a subi une baisse entre 2007 et 2012 (de 18 600 à 15 300), alors que l'étude de la moyenne de leurs revenus connaissait une hausse importante (agYU Out There 2014a)Note de bas de page 11. Ce fait illustre la disparité des revenus parmi les artistes autochtones qui peut être due à plusieurs facteurs, soit la popularité sur le plan artistique d'un petit bassin de certains artistes ou encore, un accroissement des revenus provenant d'autres domaines que les arts visuels. Cependant, l'étude dénote une augmentation considérable de la représentation des artistes en galerie (de 16 % à 47 % en 2012) et du niveau d'éducation – ce qui peut être corolaire avec le revenu moyen et peut-être démonstratif d'une tendance selon les chercheurs.

Expositions

Comme il est fait établi dans les études en sociologie de l'art, notamment par des recherches de Moulin, les institutions constituent l'un des principaux acteurs dans la légitimation artistique. Cela constitue la base de la première tendance, dont les chercheurs se sont afférés à étudier les relations de causes à effet sur la carrière des artistes issus de la diversité et de l'autochtonie (Uzel 2017 : 24-26). Par l'étude des curriculums vitae de certains artistes, les chercheurs ont pu illustrer la corrélation entre lieux d'exposition et reconnaissance professionnelle : « corrélation entre les catégories, fortement hiérarchisées, de lieux de diffusion montréalais et le type de carrière des artistes montréalais - carrière internationale, nationale ou régionale » (Uzel 2017 : 26).

De plus en plus de centres d'expositions ou réseaux dédiés à la diffusion des pratiques autochtones ou d'institutions se sont dotés d'axes de collectionnement et de politiques d'expositions plus rigoureuses à l'égard de la proportion d'œuvres d'artistes autochtones présentées (Uzel 2017 : 36). Bien que le dynamisme de ces structures soit plus remarquable en regard des pratiques autochtones, la parité n'est toujours pas atteinte. « Reconnaître aujourd'hui la place des Autochtones dans la culture et la société canadienne ne signifie pas leur accorder une présence « numériquement équitable ». C'est avant tout reconnaître que cette place se situe au centre de la culture canadienne. » (Uzel 2017 : 39-40)

3.2.2 Artistes de la diversité culturelle

Dans le contexte de sa recherche, Michel Maranda (2009) effectuera une comparaison des revenus, le temps de travail et de la représentation en galeries des artistes caucasiens, des minorités visibles et autochtones au Canada. L'étude révèlera, qu'en 2012, alors que le revenu moyen est plus élevé que chez les caucasiens, le revenu médian des artistes visuels des minorités visibles était inférieur de 28 % à celui des artistes visuels caucasiens (agYU Out There 2014a, Uzel 2017) fait qui peut être expliqué par une plus grande proportion des artistes des minorités visibles occupant un second emploi.

Selon Maranda (2009), les immigrants avec un statut légal au Canada tendent à avoir plus d'années d'études post-secondaires et conséquemment, le groupe des minorités visibles détient quelques années d'études de plus que les autres groupes.es chercheurs ont observé une corrélation avec le titre de propriété de la résidence (propriétaires) et le fait de vivre dans les régions métropolitaines. Les femmes sont globalement plus éduquées que les hommes (Maranda 2009 : 14).

Bien que les personnes issues de la diversité culturelle représentent 33 % de la population montréalaise (Uzel 2017), les artistes de la diversité en arts visuels ne dépassent pas 12 ou 13 % des artistes exposés dans ces deux grands réseaux de diffusion montréalais. Cette donnée ne peut être corroborée pour l'ensemble du Canada.

3.2.3 Femmes

Sur la population d'artistes en arts visuels, une grande majorité sont des femmes (agYU Out There 2014b, Hill 2014, Routhier 2013). Celles-ci sont davantage propriétaires de leur résidence que les hommes et résident dans une grande ville. Comme dans la population active, les femmes sont généralement plus éduquées que les hommes. Dans la communauté artistique, 96 % des femmes ont au moins un diplôme de premier cycle universitaire, contre 88 % pour les hommes (agYU Out There 2014b).

Dans les communautés inuites, les femmes sont plus nombreuses à produire des arts visuels, mais gagnent un revenu de la création deux fois moins important que les hommes : « Les grandes différences dans les revenus des hommes et des femmes tirés de l'art peuvent être expliquées par les types d'art dans lesquels chaque genre est engagé » (Big River Analytics 2016). En somme, les femmes seraient davantage productrices d'œuvres d'art hybridant avec les métiers d'art, plutôt que, par exemple, la sculpture qui est traditionnellement plus masculine et qui a une valeur marchande supérieure. Cette disparité financière est visible dans les populations non-inuites mais de façon moins marquée.

Figure 5. Représentativité des artistes en galerie selon le sexe (Maranda 2014)

Dans l'ensemble de la population des artistes canadiens, comme le souligne Maranda (2014), la représentation des femmes en galerie est inférieure à celle des hommes (Fig. 3) – soit 28 % de femmes, 36 % d'hommes, ce qui ne semble pas avoir changé aujourd'hui si l'on en croit la galeriste Émilie Grandmont-Bérubé qui énonce que malheureusement, encore beaucoup de chemin est à faire : « [parmi les membres de l'AGAC] seules 4 galeries sur 40 ont la parité, et 4 autres ont moins de 16 % de femmes. La moyenne tourne autour de 25-35 %. Et parmi les galeries paritaires, trois sont dirigées par des femmes » (Delgado 2018). Tout porte à croire que la disparité pour laquelle des données sont disponible concernant les artistes est tout aussi importante dans le milieu plus vaste des travailleurs et entrepreneurs culturels, segments pour lesquels aucune ou peu recherche n'apparait avoir été menée.

En termes de revenu, les femmes artistes reçoivent en moyenne 30 % de leur revenu de ventes d'œuvres contre 50 % de bourses – alors que les hommes sont l'exact opposé avec 50 % de leur revenu en ventes et 30 % en bourses. En termes de revenus issus du studio (de la pratique), les femmes gagnaient les 2/3 des hommes. À cet égard, Michel Maranda évoque : « Turning to the Waging Culture data, for visual artists, the net practice average hourly income wage gap in 2007 was 27%. This gap increased by 2012, however, to a shocking 60%. That bears repeating : for every $1/hr a male artist earns, a female artist earned 40¢. About the only mitigating factor here is that the average hourly wage of artists is so miniscule to being with » (agYU Out There (2014b).

3.2.4 Artistes séniors

Une étude a été commandée spécifiquement afin de mieux cerner les enjeux des artistes d'âge mur (Hill, Sidimus et Marks 2010). Maranda a observé que les revensus tirés de la vente d'œuvres culminent généralement autour de 65 ans, après avoir atteint une première augmentation à l'aube de la quarantaine (Maranda 2009 : 41-49). Cependant une précarité du revenu demeure pour la grande majorité des artistes et nombre d'artistes ne détiennent pas de fonds de retraite, ce qui peut être une inquiétude de taille pour les artistes plus âgés.

Globalement cependant, Routhier démontrera que les conditions socio-économiques des artistes d'un certain âge, qu'elle catégorise comme les « maîtres » ont généralement des conditions plus favorables que les artistes des autres catégories (voir typologie au point 3.1).

En regard des droits d'auteur et la succession, « en 2010, le tiers (32 %) des artistes en arts visuels [du Québec] a touché des revenus de droits d'auteur et que ceux qui ont eu de tels revenus ont obtenu un montant médian de 890 $. […] 24 % des artistes ont déclaré avoir confié la gestion de leurs droits d'auteur à une ou plusieurs sociétés canadiennes de gestion de droits » (Routhier 2013bb : 78).

Plus on avance dans les groupes d'âge, plus la proportion d'artistes ayant adhéré à une société de gestion de droits semble importante. Ainsi, chez les 65 ans et plus, selon l'étude de l'OCCQ, le tiers des artistes ont confié leurs droits à une société de gestion. Toutefois, il semble que ce recours plus fréquent des artistes plus âgés aux services de gestion de droits ne soit pas lié à l'importance du montant des droits d'auteur et « (20 %) déclare avoir établi un plan successoral, soit un document qui précise ce qu'il adviendra de ses œuvres à son décès. La proportion d'artistes ayant établi un plan successoral augmente avec l'âge » (Routhier 2013b : 78-79). Ce qui est également démontré à travers le Canada par Hill, Sidimus et Marks (2010).

3.3 Les conditions socioéconomiques des travailleurs culturels œuvrant dans le milieu des arts visuels

Les conditions socio-économiques des travailleurs du milieu des arts visuels ou œuvrant à la promotion et diffusion des arts visuels, ne sont pas isolés nommément dans la majorité des études (Hill 2014, Routhier, CRSH 2018, &c.).

L'ensemble des professions culturelles (tous secteurs confondus) correspondent à 3,82 % de la population active du pays. Au Canada, un travailleur sur 26 est un travailleur culturel pour un total de 671 100 personnes. Les artistes (136 600) constituent 21 % de tous les travailleurs culturels. Les femmes forment 50 % de l'ensemble des travailleurs culturels.

Les professions incluses dans la catégorie « travailleurs culturels » sont souvent « les travailleurs culturels comprennent les 50 codes de professions comprenant des professions à vocation patrimoniale (comme les bibliothécaires, commissaires et archivistes), des professions culturelles (comme les graphistes, imprimeurs, réviseurs, traducteurs et architectes) et neuf professions artistiques » (Hill 2014). Parmi les cinquante codes de profession, ceux pertinents à la présente étude sont : « A341 – directeurs de bibliothèques, des archives, de musées et de galeries d'art », « A112 – Personnel technique des musées et des galeries d'art », « F012 - Restaurateurs et conservateurs ». Le milieu des arts visuels, comme celui d'autres secteurs, compte sur les « professions en relations publiques et en communications » (F024). D'emblée il est ainsi nécessaire de souligner une limite à la recherche qui réside en les disparités des professions au sein des groupes étudiés par les enquêtes, ce qui limite grandement l'application que nous pouvons en faire dans le milieu des arts visuels; les réalités des directeurs de musées et celles des entrepreneurs que sont les directeurs de galeries sont bien différentesNote de bas de page 12. Les institutions et entreprises de plus grande taille offrent une sécurité d'emploi et des conditions de travail dont les galeries, tout comme les centres d'exposition, galeries à but non lucratives ou les organismes, ne peuvent se prévaloir. En plus de limiter grandement notre recherche, il est préoccupant de constater que les professions administratives liées à des centres d'exposition et organismes à but non lucratif (p.ex. regroupements professionnels dans le milieu culturel, organisateurs d'événements artistiques) ne sont pas considérées parmi les recensements de professions culturelles.

Tout comme il en a été question dans le point 3.1.3 pour les artistes femmes, les travailleuses culturelles sont également frappées par ce phénomène, comme le souligne Maranda (2017) : « As for gender, directors and curators are 70% women and 30% men. This compares to 62% versus 38% for visual artists, and an approximate 52% versus 48% for the general population ». Donc certes, les femmes sont plus nombreuses dans le milieu artistique en tant qu'artiste ou travailleur culturel cependant, leur revenu est toujours inférieur à ceux des hommes, particulièrement dans les institutions étudiées par le chercheur ou les femmes gagnaient en moyenne 20% moins que les hommes et les femmes sont moins représentées dans les positions de gestion plus élevées (Maranda 2017).

Annexe

Bibliographie annotée

Rapport Final

Pour Patrimoine canadien, département Marché créatif et innovation

Avril 2018

Bibliographie

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