La collaboration comme fil conducteur : entretien avec la restauratrice Jan Vuori
Alice Wang
À l’Institut canadien de conservation (ICC), la conservation peut être une entreprise profondément marquée par la collaboration. À l’occasion du 50e anniversaire de l’ICC et du Réseau canadien d’information sur le patrimoine, je me suis entretenue avec Jan Vuori, restauratrice de textiles à la retraite, au sujet des efforts collectifs qui ont permis d’effectuer le traitement le plus difficile auquel elle a pris part au cours de ses 32 années de carrière à l’ICC.
L’entretien a été modifié pour des raisons de longueur et de clarté.
Alice Wang (AW) : De la conservation d’un canapé de style néo-égyptien sans altérer son rembourrage d’origine à l’élimination de taches disgracieuses sur une grande sérigraphie sur textile d’Henri Matisse, vous avez travaillé sur de nombreux projets au cours de votre carrière à l’ICC. Quel est le projet qui, pour vous, a représenté le plus grand défi?
Jan Vuori (JV) : Sans doute le drapeau régimentaire du 3e Régiment de la milice d’York pour la Ville de Toronto. Le drapeau régimentaire est l’un de deux grands drapeaux de soie, l’autre étant le drapeau du roi, qui forment les drapeaux du 3e Régiment de la milice d’York. Ces drapeaux revêtent une importance historique, car ils ont été fabriqués et utilisés pendant la guerre de 1812, une guerre charnière dans l’histoire du Canada.
Quant aux traitements les plus difficiles, je pense que le drapeau régimentaire était dans l’état le plus fragile de tous les objets que j’ai conservés : la soie était si fragile et si fragmentée. Le traitement du drapeau a été compliqué par le fait qu’il est de grande taille (1,5 m × 2,4 m [5 pi × 8 pi]) et qu’il avait déjà été traité auparavant. En effet, en 1927, le drapeau avait été cousu en grille entre deux filets de coton. À une époque encore plus ancienne, il avait été doublé d’un tissu de coton transparent qui était devenu cassant et s’était en grande partie désintégré.
Lorsqu’il est arrivé à l’ICC, le drapeau était inséré entre une vitre de protection et un panneau de mousse, un support simple appelé « montage pression ». Le bord supérieur du drapeau était également fixé au panneau de mousse à l’aide de ruban adhésif double face. Les filets et le support ont contribué à préserver le drapeau, mais ni l’un ni l’autre n’était idéal. Le filet était assez grossier et avait pâli. Le support était chimiquement instable et ne permettait pas de protéger les zones brodées épaisses; de plus, sa couleur blanche faisait ressortir toutes les lacunes du drapeau. Il était temps de refaire l’assemblage des filets et du montage pression en utilisant des matériaux de qualité destinés à la conservation de sorte que le drapeau retrouve son intégrité.
Avant de commencer tout traitement, nous devions déterminer ce qu’il nous resterait du drapeau après l’avoir retiré de son support ainsi que des tissus et des coutures utilisés précédemment pour sa conservation. Nous devions également mettre au point des méthodes pour transférer les milliers de fragments sur un nouveau support matelassé. Le degré de manipulation que les fragments de soie pouvaient supporter et l’aspect qu’aurait le drapeau une fois les filets et le tissu transparent retirés nous préoccupaient, puisque ceux-ci camouflaient une partie des lacunes du drapeau.
Heureusement, nous avons bénéficié de l’aide précieuse de Greg Young, scientifique en conservation, et de Carl Bigras, photographe. À l’aide de photographies prises par Carl avant le traitement, Greg a séparé numériquement les filets de coton grossier et le tissu transparent fragmenté des restes du drapeau. Cette opération a permis d’obtenir une image des parties restantes du drapeau. Greg a également calculé qu’il restait 49 % du drapeau original. Pour moi, ce travail d’analyse d’image a été l’un des aspects les plus novateurs et les plus utiles du projet. Il a permis à l’équipe de prendre conscience de la portion, ou de la petite portion, de drapeau qui restait à traiter.
AW : Lorsque vous avez appris qu’il ne restait que 49 % du drapeau, jugiez-vous qu’il était encore possible de le reconstituer grâce à des traitements de conservation?
JV : Oui, avec l’aide de nombreux collègues de l’ICC. Avant de pouvoir retirer l’ancien filet de coton des deux côtés du drapeau, nous avons dû séparer le ruban adhésif double face du panneau de mousse. Le retrait de ruban adhésif est un problème courant dans la conservation du papier. Les restaurateurs Sherry Guild et Greg Hill du laboratoire des œuvres sur papier de l’ICC nous ont donc guidés dans cette procédure.
L’étape suivante consistait à couper et à enlever les coutures de la grille, puis à couper et à enlever le filet de coton. Nous avons dû travailler très, très soigneusement car, si le filet de coton transmettait du mouvement à d’autres endroits, il réduirait en poudre les fragments du drapeau de soie. Pour éviter cela, nous avons immobilisé l’ensemble du drapeau en le recouvrant de petits morceaux légers d’acrylique transparent. Les fragments de soie ayant tendance à coller à l’acrylique en raison de l’électricité statique, nous avons enveloppé les poids dans une pellicule de nylon transparent pour réduire l’électricité statique. Les morceaux d’acrylique ont été immédiatement remis en place une fois le filet de coton retiré. Nous ne pouvions découvrir en toute sécurité que quelques pouces du drapeau à la fois.
Il s’agissait d’une tâche très méticuleuse qui nécessitait un travail minutieux à petite échelle sur un objet de grande taille. C’est ce que représente une grande partie de la conservation des textiles : un travail manuel minutieux qui prend beaucoup de temps et qui doit souvent être effectué en adoptant des positions inconfortables. Toutefois, c’est ainsi qu’il faut procéder si l’on souhaite protéger ce qui subsiste d’un objet.
Après avoir retiré le filet du devant du drapeau, nous l’avons recouvert d’un seul morceau de filet en nylon très souple et très fin que nous avons teint pour qu’il soit assorti au drapeau. Le filet en nylon est très extensible et une fois que vous l’avez posé sur des milliers de fragments détachés, vous n’avez pas une seconde chance de vous reprendre, il était donc très important de le placer correctement sur le drapeau du premier coup. Janet Wagner et Renée Dancause, restauratrices de textiles, avec l’aide de Bob McRae, préparateur, ont mis au point une méthode pour dérouler le filet de nylon à partir d’un grand tube suspendu au-dessus du drapeau. Le tube était relié à un cadre de guidage en bois au sol qui nous permettait de dérouler le filet de nylon pouce par pouce sur une étroite rangée de fragments exposés. Cette méthode a fonctionné à merveille!
La difficulté suivante consistait à retourner le drapeau pour pouvoir travailler sur son revers. Pour s’assurer que tout reste en place, nous avons fixé le filet en nylon couvrant le devant du drapeau au vieux filet en coton se trouvant sur l’envers du drapeau en faisant des points de couture temporaires autour des fragments. Nous avons ensuite placé le drapeau entre deux supports rigides matelassés, solidement attachés l’un à l’autre. Puis, nous avons reçu l’aide d’autres personnes de l’ICC pour retourner le drapeau. C’était un moment qui nous a donné la chair de poule!
Une fois le drapeau retourné, nous avons répété les mêmes procédures sur l’autre côté. Nous avons retiré les points de couture temporaires et le filet de coton, posé un nouveau filet de nylon teint sur mesure et cousu autour des fragments pour maintenir le tout en place.
L’étape finale a consisté à monter le drapeau dans un nouveau montage pression en utilisant des matériaux et des méthodes de conservation. Ce type de support ne faisait pas partie des techniques traditionnellement utilisées au laboratoire de textiles de l’ICC, c’est pourquoi nous avons consulté d’autres restaurateurs qui ont une grande expérience de cette technique. Nous avons également bénéficié de l’aide précieuse de Stefan Michalski, scientifique en conservation à l’ICC, qui a conçu le support et fourni des renseignements sur les matériaux.
Le nouveau support était matelassé, mais avec des évidements découpés dans le matelassage pour accueillir les épaisses décorations brodées. Une réplique de l’empreinte du drapeau en coton teint sur mesure a été cousue sur le support, ce qui a permis de combler visuellement les lacunes. Tous ces éléments devaient s’accorder parfaitement lorsque nous avons abaissé le support sur l’envers du drapeau et l’avons fixé pour le retourner. Un autre moment particulièrement stressant! Mais tout a bien fonctionné.
Une fois la vitre de protection installée, le drapeau régimentaire est à la fois protégé physiquement et peut à nouveau être apprécié dans son intégrité. Cela dit, tout le travail que nous avons effectué est démontable : vous pouvez retirer la vitre de protection de l’avant ou le support matelassé de l’arrière en laissant les restes fragmentés du drapeau maintenus entre deux filets de protection.
Le traitement du drapeau du 3e Régiment de la milice d’York a certainement été un énorme travail d’équipe ayant fait appel à de nombreuses personnes possédant diverses expertises. C’est ainsi que l’on fonctionne à l’ICC. C’est ce qui rend l’ICC si spécial. Nous avons des restaurateurs et restauratrices et des scientifiques en conservation, ainsi que des photographes, des préparateurs et préparatrices et des stagiaires. Tout fonctionne parce que nous nous appuyons sur la synergie d’un grand nombre de personnes talentueuses. C’est la raison pour laquelle l’ICC est ce qu’il est.
AW : Merci de nous avoir fait vivre votre expérience, Jan, avez-vous un mot de la fin pour nous?
JV : Je souhaite à tous les membres de l’ICC le meilleur pour les 50 prochaines années. La création de l’ICC a été une idée brillante, et je pense qu’il y aura toujours un besoin en la matière, alors je souhaite bonne chance à tout le monde!
Pour en savoir plus sur les drapeaux consacrés, consulter le chapitre 5 de La structure du patrimoine des Forces canadiennes.
Pour en savoir plus sur la conservation des textiles à l’ICC, regardez les vidéos « Traitement du jupon en piqûre de Marseille » et « L’histoire du jupon en piqûre de Marseille ».
Pour entendre d’autres réflexions personnelles sur la nature collaborative du travail à l’ICC, écoutez le balado L’ICC et le RCIP se racontent, et plus particulièrement les épisodes avec Ela Keyserlingk, Judy Logan, Season Tse, Charlie Costain et Brian Arthur.
Bibliographie
Dancause, R., et J. Vuori, « Lessons Learned: The Use of 20 Denier Nylon Net in the Treatment of Two Oversized Flags », dans S. C. Stevens (compilateur), Préserver la modernité : sa conjugaison avec l’innovation, 9e Congrès nord-américain sur la conservation des textiles, San Francisco, Californie, du 12 au 15 novembre 2013, San Francisco (Californie), Congrès nord-américain sur la conservation des textiles, 2013, p. 86-101.
Vuori, J., R. Dancause et J. Wagner, « Conserver l’identité canadienne – Les drapeaux du troisième régiment de la milice d’York », RÉFLEXIONS sur la conservation (2012), p. 26-29.
Vuori, J., R. Dancause et S. Michalski, « Renewing the Past: Pressure Mounting a Large and Severely Fragmented Silk Flag », dans Journal of the American Institute for Conservation (sous la direction de R. Hanson), vol. 56, no 1 (2017), p. 59-74.
Vuori, J., « Un nouveau défi et une nouvelle occasion : Restaurer un ensemble de meubles rembourrés », RÉFLEXIONS sur la conservation (2010), p. 13-14.
© Gouvernement du Canada, Institut canadien de conservation, 2023
No de catalogue : CH57-4/72-2023F-PDF
ISBN 978-0-660-49180-6
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