Lettre au Commissaire Duheme concernant les techniques d’intervention policière
Le 20 juin 2023
Commissaire Mike Duheme
Direction générale de la GRC
73, promenade Leikin
Ottawa (Ont.) K1A 0R2
Monsieur le Commissaire,
Par la présente, je m’exprime au nom du Conseil consultatif de gestion (CCG) de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) pour soulever un enjeu d’une importance qui nous apparaît cruciale.
La lettre de mandat et l’utilisation des techniques de contrôle du cou, des gaz lacrymogènes et des balles de caoutchouc
Dans les lettres de mandat du commissaire de la GRC et du ministre de la Sécurité publique, le gouvernement fédéral demande à la GRC d’interdire « l’utilisation de techniques de contrôle au cou en toutes circonstances, ainsi que le recours aux gaz lacrymogènes et aux balles en caoutchouc pour contrôler les foules [...]. »
Nous reconnaissons que les lettres de mandat ont pour but de fixer un idéal à atteindre, et nous tenions à communiquer avec vous, Monsieur le Commissaire, ainsi qu’avec le ministre de la Sécurité publique, avant de prendre quelque mesure concrète que ce soit pour mettre en application ces éléments, notamment par une directive ministérielle.
Nous reconnaissons que le ministre, en tant qu’instance démocratique compétente, peut assumer la responsabilité d’une politique d’orientation, notamment concernant les enjeux opérationnels de la GRC; cela dit, nous estimons que cela doit être fait d’une manière transparente et fondée sur des données probantes.
Afin de recueillir de telles données, nous avons demandé et reçu des séances d’information exhaustives de la GRC et de Sécurité publique Canada sur les enjeux soulevés dans la lettre de mandat. Le CCG a notamment obtenu des renseignements sur l’utilisation que fait la GRC de techniques non meurtrières d’intervention policière, de désescalade et d’intervention en situation de crise, lors de réunions du CCG en 2022 et, récemment, lors d’une réunion du CCG en personne, le 5 mai 2023, à laquelle on a assisté à une démonstration de la technique de contrôle carotidien (CCT), notamment sur deux membres du CCG.
Distinction entre la technique de « contrôle par l’encolure » et la technique de contrôle carotidien (TCC)
La GRC ne forme pas ses agents à la technique de contrôle par l’encolure ni aux techniques d’entrave à la respiration, qui bloquent les voies respiratoires, et n’approuve en aucun cas leur utilisation. En novembre 2022, la GRC a officialisé dans sa politique opérationnelle sur la TCC sa décision de ne pas recourir au contrôle par l’encolure (chap. 17.2 du Manuel des opérations). Nous estimons que cette décision est appropriée en raison du risque que pose le contrôle par l’encolure et aussi du fait que souvent, cette technique n’est pas immédiatement efficace pour neutraliser une personne qui pose un danger pour les autres.
La GRC ne donne pas de formation sur l’utilisation de la TCC. Celle‑ci constitue un mouvement couramment enseigné dans plusieurs formes d’arts martiaux, notamment le jiu‑jitsu brésilien. La TCC se distingue du contrôle par l’encolure; elle consiste à appliquer une pression latérale sur les artères carotides de façon à entraver l’afflux de sang au cerveau, et peut donc faire perdre connaissance au sujet.
Lorsqu’elle est correctement exécutée, conformément à la formation inculquée, la TCC n’entrave pas la respiration, contrairement à la technique de contrôle par l’encolure. La TCC consiste à appliquer une pression des deux côtés du cou, et peut causer une brève période d’inconscience, ce qui permet à un agent de police de passer des menottes à la personne en toute sécurité. Les normes de formation et la politique actuelles de la GRC limitent le recours à la TCC aux membres qui ont reçu la formation approuvée par la GRC à cet égard, et aux circonstances où un sujet risque de causer des blessures graves ou la mort, ou lorsque le membre a des motifs raisonnables de croire que le sujet risque de causer des blessures graves ou la mort de façon imminente, à l’issue d’une évaluation globale des circonstances.
Depuis 2021, tous les membres de la GRC doivent renouveler chaque année leur attestation de connaissance de la politique concernant l’emploi et l’exécution de la TCC et, tous les trois ans, doivent, en personne, réussir les épreuves de qualification à l’emploi et à l’exécution de la technique. En outre, les membres sont tenus de signaler chaque recours à la TCC, ainsi que le recours à n’importe quelle autre option d’intervention.
La TCC a été utilisée par la GRC à 25 reprises en 2020, à 14 reprises en 2021 et à environ 14 reprises en 2022. Dans 20 % des cas, le recours à la technique s’est soldé par la perte de conscience du sujet. Le taux de blessure de la TCC est de 77 % inférieur à celui de toute autre technique de contrôle physique intense et le plus faible de toutes les options d’intervention, à l’exception de l’aérosol capsique. Le fait que, dans la plupart des cas, le sujet est maîtrisé, et par conséquent n’est plus dangereux, avant de perdre conscience, peut être considéré comme une mesure de l’efficacité de la technique.
À notre avis, la GRC a adopté une démarche fondée sur des données probantes appropriées face à cet enjeu qui touche la sécurité du policier et du public, ainsi que la confiance de ce dernier envers les corps policiers. La GRC a fourni des données pour une étude réalisée par Bozerman et autres et publiée en 2022 dans le Journal of Forensic and Legal Medicine intitulée « Safety of Vascular Neck Restraint Applied by Law Enforcement Officers » (trad. : La nature sécuritaire de la technique de contrainte vasculaire du cou telle qu’appliquée par les policiers)Footnote 1. L’étude, fondée sur 944 applications sur le terrain par trois services de police dont la GRC (trad.) « ne s’est soldée par aucune blessure grave ou décès, et l’analyse laisse penser que le risque de blessures graves ou de mort ne dépasse pas 0,4 % » et que l’efficacité de la technique (trad.) « à permettre l’appréhension et l’arrestation du sujet est évaluée à 92,6 %, ce qui montre son utilité dans les interventions policières à risque. » Deux décès ont été signalés, mais étaient attribuables à une intoxication à la cocaïne. Neuf sujets ont rapporté 12 blessures, mais toutes étaient de nature mineure, et découlaient pour la plupart d’un corps à corps avec le policier. On n’a relevé aucun décès et seulement des blessures légères lorsque la technique a été utilisée par 85 918 policiers ou stagiaires en cours de formation.
Le CCG a également réalisé sa propre étude, et examiné notamment la décision de l’Ontario en 1992 d’interdire le recours à la TCC après la mort d’une personne d’asphyxie aiguë et d’un traumatisme laryngien durant une arrestation. L’autopsie a permis d’attribuer la cause du décès à une asphyxie provoquée par la compression du cou. L’enquête subséquente du coroner a révélé que le policier avait tenté d’étrangler le sujet. Les répercussions sur la victime concordaient avec l’utilisation d’une technique d’étranglement plutôt que de la TCC. Rappelons que les techniques d’étranglement (dites aussi de contrôle par l’encolure) et d’entraves à la respiration ne sont pas enseignées ni approuvées par la GRC. Rien ne permet de conclure que l’interdiction de l’Ontario relative à la TCC a eu une incidence sur la fréquence des blessures graves et des morts chez les sujets et chez les policiers durant les 30 dernières années en Ontario. Ainsi, on peut concevoir que la TCC aurait pu être utilisée au lieu d’options d’intervention davantage préjudiciables.
Gaz lacrymogènes, balles de caoutchouc et cartouches d’éponge
La GRC ne possède et n’utilise pas de balles de caoutchouc. Elle emploie des armes à impact à portée accrue (AIPA), qui utilisent des cartouches d’éponge à faible vélocité; ces cartouches sont des projectiles légers d’un calibre de 40 mm tirés à grande vitesse et constitués d’un corps en plastique et d’une tête en éponge. Une fois la cartouche tirée, seule la tête en éponge frappe le sujet. L’AIPA constitue une arme intermédiaire conçue pour exercer une force non meurtrière. Parmi les autres armes intermédiaires, citons le bâton, l’aérosol capsique et l’arme à impulsions, aussi connue sous le nom de TASER.
L’AIPA permet aux agents d’intervenir à une plus grande distance lorsqu’une personne menace de s’en prendre à elle‑même ou à autrui. Cette distance accrue donne aux agents plus de temps pour désamorcer la situation et entrer en communication, lorsque c’est possible. Dans une situation de maintien de l’ordre, seuls les membres dûment formés et qualifiés de deux groupes spécialisés de la GRC (le Groupe du soutien tactique et le Groupe tactique d’intervention, sous la direction du chef d’équipe), sont autorisés à déployer l’AIPA ou des munitions chimiques pour disperser une foule. En 2021, l’AIPA a été utilisée 86 fois, et dans ce nombre de cas, appliquée 50 fois (58,1 %); elle a été utilisée comme élément de dissuasion (dégainée et montrée ou pointée sur la personne) 36 fois (41,9 %).
Les munitions spéciales de la GRC comprennent les munitions chimiques comme le 2‑chlorobenzalmalononitrile (gaz CS). Depuis 2011, la GRC n’a déployé le gaz CS que dans deux situations de maintien de l’ordre : les émeutes lors de la coupe Stanley à Vancouver en 2011 et l’occupation par le convoi de camionneurs à Ottawa en février 2022. L’utilisation du gaz CS provoque une irritation des muqueuses et une sensation de brûlure aux yeux, au nez et à la gorge, ainsi qu’un écoulement nasal, un larmoiement et le clignement des yeux. L’utilisation de ce moyen dans le contexte du maintien de l’ordre réduit les risques pour la sécurité des policiers et du public, et facilite la dispersion des émeutiers.
Recommandation du CCG
Le CCG est préoccupé par le recours à toute forme de force contre des personnes, en particulier le recours à une force meurtrière. Il est également préoccupé par la sécurité des membres de la GRC – plus particulièrement ceux qui, en raison du contexte de la police en milieu rural et en régions éloignées, peuvent se trouver dans une situation dangereuse sans la possibilité de recevoir de renfort immédiat.
Nous reconnaissons que la perception et la confiance du public à l’égard des policiers sont cruciales et que le ministre de la Sécurité publique a une responsabilité démocratique au nom de la GRC; il peut émettre des directives sur les questions qui relèvent des politiques opérationnelles. Les différends publics qui ont opposé l’ancienne commissaire et le ministre de la Sécurité publique sur ces questions n’ont pas favorisé la confiance du public à l’égard de la GRC.
La GRC a signalé qu’elle n’endosse pas les engagements établis dans la lettre de mandat, car de limiter ou de supprimer les moyens d’intervention disponibles réduirait l’éventail des options non meurtrières à la disposition du policier, ce qui pourrait augmenter les risques pour le public et les policiers, ainsi que le recours à la force meurtrière. À la lumière des études, des politiques et de la formation actuelles, ainsi que de solides mécanismes de surveillance, de rapport et de reddition de comptes en place, la GRC n’a pas suspendu le recours à la TCC.
À l’issue d’une étude approfondie et de vifs débats, le CCG conclut que l’engagement formulé dans la lettre de mandat d’interdire le recours à toute contrainte du cou ou aux gaz lacrymogènes n’est pas étayé par les données probantes disponibles. Une démarche transparente, fondée sur les faits, est nécessaire, comme nous l’expliquons dans la présente.
À la lumière des données probantes examinées par le CCG, celui‑ci appuie la décision de la GRC de procéder à la formation sur l’emploi et l’exécution de la TCC, ainsi qu’au renouvellement de l’attestation de connaissance de la politique à cet égard. Si on peut considérer la TCC comme un moyen de contrainte du cou, les données probantes dont on dispose étayent solidement la notion qu’elle est moins dangereuse et plus efficace que le contrôle par l’encolure. Toutes les techniques de contrainte du cou ne sont pas équivalentes. L’emploi de la TCC pourrait, dans certains cas, constituer une solution de rechange justifiée au recours à la force meurtrière.
Le CCG recommande que la GRC évalue la viabilité opérationnelle d’augmenter la fréquence des épreuves de requalification en personne à l’emploi et à l’exécution de la TCC, d’une fois aux trois ans à une fréquence annuelle, et rende compte au CCG des résultats de son examen dans un délai de 90 jours.
Nous recommandons également que la GRC continue de rendre compte publiquement de tout emploi de la TCC et s’il a entraîné des blessures ou la perte de conscience d’un membre du public. La GRC devrait entreprendre un examen rigoureux de chaque emploi de la TCC, ce qui faciliterait aussi tout examen externe, au besoin. Il serait également indiqué que la politique sur la formation, l’emploi, le signalement et l’examen de la TCC fasse l’objet d’une directive ministérielle publique. Le CCG avertit cependant que toute directive ministérielle devrait être fondée sur les faits et détaillée, et contribuer à sensibiliser le public et à renforcer sa confiance.
La GRC n’utilise pas de balles de caoutchouc, mais le CCG conclut par ailleurs à la lumière des données disponibles que l’emploi du gaz CS et de cartouches d’éponge serait justifié dans certaines circonstances, notamment lors d’une intervention dans une émeute ou auprès d’une personne qui cause des blessures à autrui ou lorsqu’on a des motifs raisonnables de penser qu’elle est sur le point de le faire. Le CCG appuie la proposition de la GRC d’élaborer une politique qui limiterait l’emploi de ces techniques non meurtrières et exigerait un compte rendu et un examen de leur emploi. Nous croyons aussi qu’une telle politique devrait, conformément aux recommandations de la Commission des pertes massives, être diffusée au public. Une telle politique pourrait aussi faire l’objet d’une directive ministérielle publique. Une telle directive devrait être fondée sur des données probantes et établir pour la GRC l’exigence de rapport et d’examen public de tout emploi du gaz CS ou de cartouches d’éponge afin de contribuer à sensibiliser le public et à renforcer sa confiance envers la police.
En bref, le CCG désire réitérer qu’il comprend, à la lumière des données probantes disponibles, que la GRC, pour des raisons opérationnelles, a besoin de pouvoir appliquer la TCC, le gaz CS et les cartouches d’éponge dans ses interventions policières. L’interdiction formelle de leur emploi pourrait avoir des conséquences indésirables, dont un recours accru à des options plus intenses, voire davantage susceptibles de causer un décès. Le CCG souligne que la réduction, voire l’élimination de moyens d’intervention réduit l’éventail des options non meurtrières dont dispose le policier, ce qui peut accroître les risques pour la sécurité du public et des policiers, et risque d’augmenter le recours à la force meurtrière. Le CCG appuie la position de la GRC de maintenir l’emploi de ces techniques à moins d’une directive écrite formelle à l’effet contraire de la part du ministre.
Le CCG espère qu’une éventuelle directive à cet égard établisse clairement la justification d’une interdiction d’employer les techniques en question, fondée sur des données probantes. À la lumière des éléments probants qu’il a examinés, le CCG ne croit pas que l’interdiction globale proposée dans la lettre de mandat soit justifiée.
Tel que signifié dans la récente directive ministérielle sur la façon dont la GRC interagit avec le CCG et tient compte des conseils de ce dernier, nous entendons diffuser publiquement la présente dans notre site Web. Afin de respecter l’exigence de vous consulter avant une telle publication, veuillez me transmettre vos commentaires ou préoccupations éventuels, par l’entremise du secrétariat du CCG, [Caviardé], dans les sept jours suivant la date de la présente.
Recevez, Monsieur le Commissaire, l’assurance de ma haute considération.
Kent Roach, CM, MSRC
Président, Conseil consultatif de gestion de la GRC
c.c. : Ministre de la Sécurité publique
P.j. : Annexe A - Sécurité de la contention vasculaire de la nuque appliquée par les forces de l'ordre
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