La bibliothèque en tant que lieu : Histoires tramées, espaces sur mesure – Les bibliothèques et le tissu social
Discours
Guy Berthiaume, Bibliothécaire et archiviste du Canada
Conférence de l’Association des bibliothèques de l’Ontario
11 juillet 2019, Ottawa (Ontario)
Sous réserve de modifications
Gardiennes du passé comme de l’histoire récente, les bibliothèques et les archives nationales sont des ressources incontournables pour tous ceux qui veulent mieux se connaître eux-mêmes, tant individuellement (grâce à la généalogie) que collectivement (grâce à l’histoire).
Alors que la désinformation et les fausses nouvelles pullulent, ces institutions se voient dotées d’une pertinence renouvelée.
À l’heure où les gens se tournent de plus en plus vers les médias pour conforter leurs idées préconçues, ou pour trouver « des affirmations plutôt que des informations », les bibliothèques demeurent perçues comme des lieux qui abritent des informations authentiques.
Selon un rapport du Pew Research Center publié en août 2017, 78 % des adultes jugent que les bibliothèques publiques les aident à trouver de l’information fiable.
Et cette proportion grimpe à 87 % chez les milléniaux.
Pour cette raison, les bibliothèques et les archives nationales sont essentielles au maintien d’une saine démocratie.
Qui plus est, l’accès à ces institutions est entièrement gratuit au Canada et dans la plupart des pays occidentaux.
Les bibliothèques et les archives nationales, plus que toute autre institution culturelle comme les musées nationaux et les théâtres, sont donc des lieux de réconfort, d’apprentissage, d’ouvertures, d’espoir et de refuge contre les intempéries pour « les masses épuisées, pauvres et entassées, qui rêvent de liberté ». Vous avez peut-être reconnu ici les célèbres vers d’Emma Lazarus qui sont gravés au pied de la statue de la Liberté et que j’ai traduits librement.
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Grâce à l’extraordinaire démocratisation du savoir occasionnée par l’essor du numérique, les professeurs et les étudiants des cycles supérieurs ne sont plus les seuls à fréquenter les bibliothèques et les archives nationales.
Aujourd’hui, grâce au Web, toute la population – non seulement de notre pays, mais du monde entier – peut accéder sans réserve à l’ensemble de nos documents, pour peu que nous les ayons numérisés et mis en ligne.
En plus de créer une soif de savoir difficile à étancher, cette nouvelle donne a réduit le fossé entre collections savantes et populaires.
Ainsi, la traditionnelle distinction entre les bibliothèques nationales et les bibliothèques publiques s’efface peu à peu depuis 25 ans.
Nous sommes actuellement témoins d’un engouement sans précédent pour les bibliothèques. Pour ne donner que deux exemples, la British Library accueille 1,5 million de visiteurs par an, et la Bibliothèque nationale de France en accueille bien au-delà d’un million.
C’est avec cette situation en tête que nous avons entrepris de créer, en collaboration avec la Bibliothèque publique d’Ottawa, un centre de connaissances novateur qui réunirait les forces d’une grande bibliothèque publique urbaine et celles d’une bibliothèque et d’archives nationales.
Comme je l’ai dit plus tôt, la frontière entre bibliothèques nationales et publiques tend à s’estomper.
Dans les dernières années, Bibliothèque et Archives Canada a résolu de s’inscrire de plain-pied dans ce mouvement en se rapprochant physiquement des bibliothèques publiques.
En novembre 2017, nous avons déménagé nos bureaux de Vancouver, autrefois situés dans un parc technologique de la lointaine banlieue, vers la succursale centrale de la Bibliothèque publique de Vancouver, conçue par l’architecte Moshe Safdie. Et comme son nom l’indique, elle est située en plein cœur de la ville.
Ce rapprochement de nos publics s’avère déjà un succès, non seulement en matière d’achalandage, mais aussi d’ouverture de nos employés à l’égard de leurs nouveaux collègues et des clients de la bibliothèque publique.
Et en guise d’ouverture des frontières, quoi de plus symbolique que notre projet de relocaliser nos services au public dans une installation partagée avec la Bibliothèque publique d’Ottawa.
Laissez-moi vous parler de ce projet.
En raison des principes philosophiques que j’ai mentionnés, j’ai jugé que l’édifice où nous offrons nos services au public devait être accessible et accueillant pour tous, pas seulement pour les visiteurs réguliers, les chercheurs et les universitaires.
Or, pour des raisons architecturales, l’édifice situé au 395, rue Wellington ne se prête pas à cette ambition.
Certes, son emplacement à deux pas de la Cour suprême et de la colline du Parlement lui confère du prestige.
Il surplombe la rivière, et ses grandes fenêtres laissent entrer la lumière naturelle.
Il est fait de matériaux nobles : du marbre, du laiton et de l’or.
Et il regorge de trésors : œuvres d’art, gravures sur verre et sculptures, sans oublier les superbes murales du peintre canadien Alfred Pellan.
Bref, cet édifice à l’architecture brutaliste, inauguré en juin 1967, est imposant. Mais il n’est pas accueillant.
Son infrastructure, conçue il y a plus de 50 ans, ne nous permet pas d’offrir les services numériques adaptés et efficaces auxquels s’attendent nos clients.
Elle n’offre pas non plus d’espace d’exposition à environnement contrôlé, où exhiber des originaux de notre extraordinaire collection ou des documents empruntés à d’autres institutions de mémoire.
Et l’édifice, situé en retrait de la rue Wellington, semble défier les passants qui oseraient s’approcher du temple de la connaissance.
Depuis mon arrivée, en juin 2014, nous y avons organisé de nombreuses activités publiques : entretiens, colloques, tables rondes, conférences, expositions, lancements de livres et plus encore.
Toutefois, bien que cette programmation ait attiré des groupes d’en moyenne 200 participants, le nombre annuel de visiteurs n’a jamais dépassé les 30 000. On est loin des millions de visiteurs de la British Library et de la Bibliothèque nationale de France; et loin des 1,7 million de visiteurs que nous comptons recevoir à notre installation partagée de la rue Albert.
Cette dernière a été inspirée par la Grande Bibliothèque de Montréal, que j’ai eu la chance de diriger pendant cinq ans avant d’emménager à Ottawa.
Conçue par Patkau Architects, la Grande Bibliothèque s’étend sur 33 000 m2. Elle abrite une vaste bibliothèque publique ainsi que la Bibliothèque nationale du Québec, qui conserve des publications obtenues par dépôt légal ainsi que des œuvres musicales.
La caractéristique la plus importante de cette installation est son emplacement : construite au-dessus de la station pivot du métro de Montréal, elle accueille de 2,5 à 3 millions de visiteurs chaque année.
Oui, vous avez bien entendu : 2,5 millions de visiteurs. C’est presque le double qu’à la British Library, et c’est plus qu’à la succursale centrale de la New York Public Library, située sur la 5e Avenue!
Alors quand on m’a parlé du déménagement de la Bibliothèque publique d’Ottawa, je savais qu’il s’agissait d’une occasion unique, qui ne se représenterait pas avant 50 ans : celle d’ouvrir tout grand les portes de notre institution.
Je remercie le ciel que Danielle McDonald ait été aussi enthousiaste que moi à l’idée de cette collaboration.
Qui plus est, coup de chance : la ministre et députée locale Catherine McKenna avait promis, durant la campagne électorale de 2015, de réclamer du financement fédéral pour la future Bibliothèque centrale dans sa circonscription d’Ottawa-Centre.
Notre projet d’installation partagée entre un organisme fédéral et la Ville d’Ottawa lui a considérablement facilité la tâche, puisque le gouvernement fédéral pouvait dès lors accorder l’entièreté de son financement à l’une de ses propres institutions.
La ministre McKenna a ardemment fait la promotion du projet, contribuant sans nul doute à son succès. Son labeur a été récompensé lors de l’annonce du budget fédéral du 27 février 2018, où il a été révélé que Bibliothèque et Archives Canada recevrait 73,3 millions de dollars pour sa part du projet.
Au fil du temps, j’ai eu le plaisir de constater que le personnel et les clients débordaient eux aussi d’enthousiasme pour ce déménagement du 395, rue Wellington au 555, rue Albert.
Je m’attendais à une réticence bien normale face à ce changement, mais il n’y en a pas eu. Mes collègues se sont lancés avec dynamisme dans l’élaboration du programme fonctionnel, sur lequel ils ont conjointement travaillé avec le personnel de la Bibliothèque publique d’Ottawa pendant près de deux ans, de 2016 à 2018.
Ce programme décrivait l’expérience du visiteur, les processus opérationnels, le plan d’ensemble et les exigences pratiques concernant l’installation partagée.
Depuis janvier, le cabinet d’architecture chargé du projet organise de vastes consultations avec les clients des deux institutions, conformément au modèle « conception-soumission-construction », qui veut que le cabinet soit choisi en fonction de ses réussites passées plutôt que de son concept pour le projet.
Ainsi, le cabinet choisi (ici Diamond-Schmitt Architects) doit s’enquérir des besoins et des souhaits des clients avant d’entreprendre l’étape de conception.
C’est la méthode qui a été utilisée pour la nouvelle bibliothèque publique d’Halifax, qui connaît un grand succès depuis son ouverture en décembre 2014.
Elle a reçu de nombreux prix d’architecture au fil des ans, mais c’est surtout son succès retentissant qui prouve l’efficacité du modèle.
Les optimistes avaient estimé qu’elle accueillerait 900 000 visiteurs par an. Elle en a plutôt accueilli plus du double pendant sa première année, soit 1,9 million.
Et n’oublions pas qu’Halifax compte à peine 430 000 résidents, tandis qu’Ottawa en compte maintenant un million.
L’estimation pour notre installation partagée s’élève actuellement à 1,7 million de visiteurs par an, et en me fiant à l’expérience d’Halifax, je mettrais ma main au feu qu’il s’agit d’un nombre conservateur.
Jusqu’à présent, cette façon de faire a aussi largement fait ses preuves à Ottawa.
Deux séries d’ateliers et des consultations en ligne ont permis de recueillir les commentaires du public (tant à Ottawa qu’ailleurs au pays) sur la conception de notre installation partagée.
Au total, près de 700 personnes ont participé aux consultations sur place, et près de 2 000 autres en ligne.
Les premiers ateliers, tenus en février et en mars, portaient sur les modules. Ils avaient pour but d’obtenir l’avis des clients sur la façon d’intégrer l’édifice au site.
Il y a entre autres été question de la possibilité de construire un toit accessible, de la nécessité d’avoir des entrées multiples, et des façons de tirer profit des panoramas et des caractéristiques uniques du site.
La deuxième série d’ateliers s’est déroulée les 1er et 3 juin, et avait pour thème les espaces et les relations.
Cette fois, les participants se sont prononcés sur l’harmonie et les relations entre les activités et les espaces.
Sans surprise, ils se sont dits en faveur d’une organisation des locaux où nos espaces et ceux de la bibliothèque publique seraient voisins.
Des consultations avec les peuples autochtones sont également en cours, car l’installation se situera sur leurs terres ancestrales.
Parallèlement, Bibliothèque et Archives Canada repense son offre de services pour mieux répondre aux besoins de sa future clientèle élargie.
Par exemple, nous aménagerons une aire d’orientation pour accueillir tous les visiteurs de manière inclusive et accessible. Nous pourrons également y exposer certains de nos trésors.
Nous créerons aussi une salle de lecture virtuelle où nos collections les plus demandées seront offertes en version numérique.
De plus, nous offrirons sur place une sélection de 45 000 à 55 000 documents populaires, qui comprendra entre autres des publications officielles, des romans et des essais, des enregistrements audiovisuels et des documents électroniques.
Enfin, à l’espace réservé aux trésors de Bibliothèque et Archives Canada viendra s’ajouter une grande pièce où nous organiserons des expositions spéciales mettant en valeur des articles issus de notre collection ou empruntés à d’autres institutions de mémoire.
Si tout se déroule comme prévu, les plans définitifs seront rendus publics au début de 2020, et l’installation ouvrira ses portes dans cinq ans, à la fin de 2024.
Bref, de bien des façons, le modèle « conception-soumission-construction » correspond au modus operandi des bibliothèques depuis toujours : il mise sur l’écoute, l’innovation et les technologies de pointe pour répondre aux besoins de la société.
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