
Dépêches d’un Bataillon de Frappe par Sase Ukrainien
par le Lcol Todor (Ted) Dossev - Le 6 Décembre 2024
temps de lecture : 24 min

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Un membre des Forces armées canadiennes utilise un drone lors d’un entraînement qui se déroule à l’élément d’instruction du génie au cours de l’opération UNIFIER, en Pologne, le 24 juin 2024
Photo : Matc Zach Barr, Forces armées canadiennes
Introduction – Opération UNIFIER et instruction des officiers d’état-major de bataillon.
L’opération UNIFIER forme, professionnalise et renforce les capacités des soldats et des officiers des Forces armées de l’Ukraine (FAU). Une partie de cette mission est l’Élément d’instruction au développement du leadership (EIDL), en coopération avec les Forces armées nationales lettones, qui « enseigne aux officiers subalternes ukrainiens les responsabilités sur le champ de bataille, les processus de planification et d’ordre, la coordination des manœuvres, le renseignement et la reconnaissance, ainsi que la planification et l’exécution ».1 L’instruction d’officiers d’état-major de bataillon (IOEMB) comprend la planification, la coordination et l’exécution des opérations du bataillon au sein d’une brigade. Les instructeurs proviennent principalement du Centre de doctrine et d’instruction de l’Armée canadienne (CDIAC).
L’IOEMB 2407 était spéciale. Un quartier général (QG) de bataillon formé et l’état-major d’un bataillon de frappe par système d’aéronef sans équipage (SASE) indépendant des FAU ont assisté à cette série du 1er au 21 juillet 2024 à Adazi, en Lettonie. Parmi les participants se trouvaient le commandant (cmdt) et de nombreux membres clés de l’état-major. Le reste du bataillon a poursuivi les opérations en temps réel en Ukraine. Les notes ci-dessous proviennent du groupe auquel le cmdt du bataillon a été affecté et décrivent certaines des capacités et des méthodes de ce bataillon de frappe par SASE. Il en découle une série de conséquences potentielles pour les Forces armées canadiennes (FAC), ainsi que plusieurs observations sur les analogies historiques pour le présent. Plus important encore, il semble que les forces armées occidentales se trouvent au milieu d’une ponctuation dans les technologies militaires aussi fondamentales que les mitrailleuses, les chars ou les porte-avions qui pourrait avoir de profondes répercussions sur les forces mécanisées dans lesquelles nous continuons d’investir.
Le bataillon de frappe par SASE.
Pour commencer, il est utile de comprendre la structure, les capacités et le fonctionnement d’un bataillon de frappe par SASE indépendant.2 Comme ces bataillons ont été créés en tant qu’organisation populaire au début de l’invasion russe à grande échelle en 2022, la structure de bataillon ne repose sur aucune norme. En outre, comme le bataillon mène des opérations de manière dispersée, appuyant jusqu’à 15 « fronts », il est inutile de parler du nombre de compagnies qu’il possède, ni de leur taille. Les observations ci-dessous traitent à la fois des tactiques immédiates d’un peloton de frappe et de leurs armes, ainsi que du fonctionnement du bataillon en tant qu’unité.
Le bataillon comprend un QG de taille comparable à celui d’une brigade ou d’un régiment, mais n’a pas de centres de coordination spécialisés. Il est appuyé par des pelotons spécialisés, y compris en guerre électronique (GE) pour les données de radiogoniométrie et en renseignement d’origine électromagnétique (ROEM), des éléments du génie pour la protection des forces et la surviabilité, ainsi que des pelotons de soutien logistique du combat (SLC) et de transmission, dont il est question plus loin.
Le bataillon de SASE définit deux types de compagnies de ligne. Il s’agit tout d’abord de compagnies d’aéronefs de reconnaissance à voilure fixe à moyenne portée, bien que celles-ci aient une capacité de frappe. Étant donné qu’elles chevauchent d’autres capacités opérationnelles, les discussions au cours de l’IOEMB ont tendance à s’éloigner des compagnies d’aéronefs à voilure fixe, qui représentent environ un tiers de la taille totale du bataillon. Deuxièmement, les compagnies de frappe ou d’assaut sont particulièrement pertinentes pour l’IOEMB. Elles sont composées de divers pelotons, y compris des drones de reconnaissance à voilure fixe ou tournante, des drones bombardiers et des drones de frappe à pilotage en immersion.3 Les drones de reconnaissance sont un mélange de petits aéronefs à voilure fixe et de quadricoptères qui sont déjà connus du public canadien. Cependant, ce sont les SASE tactiques armés qui sont nouveaux et qui présentent un intérêt particulier pour ce public.

Figure 1. Drone Vampire, image tirée de la présentation donnée par le bataillon de SASE. Notez les quatre cellules de munitions sur la partie inférieure du fuselage.
Les deux types de drones d’attaque ne constituent pas une liste exclusive et sont utilisés pour des effets complémentaires. Les drones bombardiers les plus prolifiques sont les drones Vampire à rotors multiples, qui étaient à l’origine des drones agricoles (voir figure 1).4 Ils sont plus communément appelés Baba Yaga par les troupes russes, car ils représentent la terrifiante sorcière de la forêt du folklore slave. Les drones Vampire peuvent transporter quatre bombes, généralement des munitions standard, comme des obus de mortier avec des charges utiles explosives élevées. Une tactique intéressante consiste à utiliser une petite bombe légère, généralement fumigène, pour observer la chute d’un tir initial et évaluer le vent et la dérive avant de décharger du reste de la charge utile qui produira l’effet. Les opérateurs utilisent des calques graphiques, y compris un réticule de visée, le nombre de munitions et une vue en incrustation d’image entre les caméras thermiques et les caméras de jour, ce qui contribue à accroître la précision des tirs. Parce que les drones Vampire sont des attaquants par le dessus, ayant une bonne précision, ils sont très efficaces contre les tranchées et les véhicules blindés.5 La charge utile totale est d’environ 20 kg, mais cela impose une portée réduite. L’équipage doit trouver un équilibre entre la charge utile, la vitesse et la portée, comme il le ferait pour tout autre aéronef.
D’autres tactiques utilisant des drones Vampire, et de grands drones similaires à rotors multiples, sont celles où ils sont utilisés pour le minage de harcèlement, les embuscades et même le maintien en puissance. Les drones bombardiers peuvent transporter des mines antichars, qui peuvent être posées en surface, en particulier sur des terrains canalisés et les passages obligés, comme les ponts et les routes. Ils peuvent être particulièrement efficaces pour perturber les mouvements nocturnes. Leurs sorties sont de l’ordre d’une par heure et par équipage, et il peut y avoir de 6 à 12 équipages de jour et de nuit dans une seule compagnie d’assaut, bien que ce ne serait pas tous des drones Vampire. La tactique de l’embuscade pour un drone bombardier armé de type Vampire consiste à s’approcher d’un itinéraire de ravitaillement présumé et à atterrir à proximité. D’autres SASE de reconnaissance ayant une plus longue durée de vol stationnaire surveillent l’itinéraire et repèrent des cibles pour le drone bombardier, qui lancera une attaque à court préavis. Enfin, ces drones peuvent effectuer un réapprovisionnement d’urgence limité en munitions, en radios ou en eau pour les troupes isolées et les forces spéciales. En fait, ces rôles sont similaires à ceux de l’aviation générale.

Figure 2. Drone à pilotage en immersion avec ogive. Il existe de multiples variantes de drones et de munitions. Source de l’image : présentation du bataillon de frappe par SASE à l’auteur.
Le deuxième type d’attaque est par drone piloté en immersion. Il s’agit généralement d’un petit quadricoptère modifié pour transporter une ogive de type grenade propulsée par fusée, y compris des charges creuses pour attaquer les blindages, des explosifs brisants pour attaquer une tranchée ou un bunker, ou même des charges massives thermobariques (voir la figure 2).6 Il s’agit en fait d’une ogive téléguidée et télécommandée, d’une portée de plusieurs kilomètres. Dans de nombreuses vidéos en ligne, on voit ce type d’attaque sur des véhicules blindés, bien qu’il faille jusqu’à 10 frappes pour détruire un char d’assaut (figure 3). Les équipages de pilotage en immersion lancent généralement les drones après avoir trouvé et confirmé une cible, car ceux-ci ne sont pas conçus pour le vol stationnaire. Le bataillon a également montré des vidéos de drones pilotés en immersion volant dans des abris et des bunkers pour attaquer les troupes ennemies dans des espaces clos à l’aide de charges massives thermobariques.7 Les Russes développent des contre-mesures, par exemple en suspendant des rideaux de chaînes au-dessus des ouvertures, comme sur leurs « chars tortue » (visibles sur la figure 3). Les drones pilotés en immersion ne se limitent pas aux attaques sur des véhicules terrestres. Les hélicoptères sont difficiles à frapper, mais il n’est pas impossible d’y parvenir.8 Plus couramment, les drones pilotés en immersion sont utilisés pour attaquer des SASE à voilure fixe à longue portée en vol stationnaire, comme les Orlans russes.9 En effet, ce sont également des plateformes de supériorité aérienne, même s’ils ne sont pas conçus pour durer.

Figure 3. Dernière image avant qu’un drone de pilotage par immersion ne touche la cible. Source de l’image : présentation du bataillon de frappe par SASE à l’auteur.
L’une des restrictions est que ces drones fonctionnent normalement dans des environnements de système mondial de positionnement (GPS) refusés en raison de la GE persistante, de sorte qu’ils se déplacent en visibilité directe à l’aide de points de repère. Les équipes reçoivent des instructions sur les points de repère du terrain, un peu comme si on leur disait « prenez à gauche à la station-service ». Ils ont besoin de leurs caméras pour naviguer, donc perdre ces flux d’images en raison de la GE peut avoir un effet sur leur navigation, même avec des aides à la navigation par inertie et la navigation à l’estime.
Une autre observation fascinante est que les drones ont des effets psychologiques sur les troupes amies et ennemies hors de proportion quant à leur taille et leur complexité. Non seulement peuvent-ils aider à maintenir en puissance des troupes isolées, mais des drones ont été utilisés pour guider les soldats séparés ou perdus vers des lignes amies. À l’inverse, leur omniprésence peut porter sur les nerfs des soldats des deux côtés et avoir un effet sur leurs mesures de protection des forces personnelles. Le cmdt du bataillon de frappe par SASE a indiqué que des troupes ennemies avaient rendu les armes devant des drones à plusieurs reprises.10 Cela mérite d’être répété : des soldats, lors de ce conflit, se sont rendus à des véhicules télécommandés, marquant un tournant dans notre relation avec la technologie et la psychologie humaine en temps de guerre. À quoi cela pourrait-il ressembler lorsque les drones augmentent en quantité?
Les stagiaires qui ont assisté à l’IOEMB 2407 étaient habitués à fonctionner comme des pelotons et des équipages détachés plutôt que de se masser en bataillon. Ils avaient une grande compréhension des effets du terrain et des conditions météorologiques, du maintien en puissance dispersé, de la gestion du spectre électromagnétique (SEM) et de l’utilisation d’outils numériques pour planifier et exécuter des missions. Là où l’EIDL pouvait apporter le plus d’aide était dans leur compréhension des manœuvres terrestres et avec l’intégration interarmes auxquelles les bataillons de frappe par SASE pouvaient participer.
Le bataillon de SASE a décrit les manœuvres de ses pelotons d’une manière semblable à la reconnaissance de manœuvres terrestres, mais il était réticent à compter sur des armes d’appui. Les discussions se sont concentrées sur le combat rapproché, sur la recherche et la destruction de cibles aériennes dans les 6 km les plus proches, et sur l’appui direct pour la défense des forces terrestres. L’état-major du bataillon a également décrit un outil logiciel développé en interne appelé Vezha (« Tour ») pour gérer leurs échanges de données, leurs communications et leurs transferts (voir la figure 4) comme jouant l’un des rôles principaux dans leur peloton des transmissions. Un aéronef sans équipage (ASE) de reconnaissance pourrait localiser une cible appropriée et faire appel à un appui-feu, même d’une compagnie à voilure fixe opérant en profondeur. Sur Vezha, cela serait indiqué par un cadre rouge autour des données liées à ce véhicule. De plus, l’outil utilise une certaine reconnaissance d’image de base pour indiquer ce qui est signalé et vu, qui est dans ce cas (figure 4, image centrale) un obusier autopropulsé. Au cours d’une démonstration en direct, un équipage de pilotage par immersion a répondu à un tel cas, a envoyé un drone, a signalé un temps prévu avant d’atteindre la cible de 5 à 7 minutes à partir de la limite avant, puis a frappé la cible.
L’exemple démontre un manque d’intégration avec d’autres armes au niveau opérationnel. Le fait qu’un bataillon de SASE ait dû s’appuyer sur une analyse d’image organique, plutôt que sur la capacité de traitement du renseignement divisionnaire, et qu’il ait dû effectuer sa propre attaque, plutôt que de compter sur l’artillerie divisionnaire, suggère une marge d’amélioration dans la synchronisation et reflète une tension avec les armes d’appui. Le manque d’intégration représente également un manque de discipline en matière de tir et de priorisation des objectifs dans l’ensemble d’une formation. On peut planifier de façon plus intentionnelle l’utilisation de ces outils pour qu’ils fonctionnent ensemble de manière coordonnée non seulement avec les éléments du renseignement et des tirs, mais aussi avec les forces de manœuvres terrestres. Les effets synchronisés naissants de la récente défense de Kurakhivka11 ou de l’offensive à Koursk[12] illustrent le potentiel de vagues massives et superposées de SASE et de GE travaillant de concert avec les forces de manœuvres terrestres.
Les SASE dépendaient profondément des plans auxiliaires de SEM, dont les processus de planification canadiens actuels tiennent rarement compte. Les stagiaires du bataillon de SASE ont décrit une tactique durant laquelle ils font voler les SASE vers la limite avant de manière spéculative pour déclencher des brouilleurs ennemis, puis utilisent des radiogoniomètres amis pour localiser le brouilleur ennemi, et enfin attaquer ces éléments de GE ennemis avec des SASE qui fonctionnent sur des fréquences différentes de celles attaquées. À l’inverse, ils ont décrit un cas où plusieurs pilotes en immersion ont attaqué la même cible simultanément d’une manière non coordonnée et leurs signaux de commande ont interféré. De même, les émetteurs de GE provenant d’unités de flanc pourraient causer le fratricide de SASE amis parce qu’ils ont tous tendance à utiliser des fréquences commerciales semblables. C’est comme si plusieurs personnes essayaient de crier simultanément des instructions à leurs amis lors d’un concert à salle comble. Ce type de coordination est un exemple des plans auxiliaires que les stagiaires de l’IOEMB apprennent à élaborer.

Figure 4. Le bataillon a utilisé des outils logiciels comme Vezha (« Tour ») pour gérer ses données, ses communications et ses transferts. Image tirée de la présentation fournie à l’auteur.
Comme pour la GE, les SASE faisaient l’objet de considérations uniques en matière de terrain et de conditions météorologiques. Alors que les SASE aient été affectés par les conditions météorologiques et le feuillage, ils étaient avantagés en cas de terrains boueux et impraticables et d’obstacles. Cela les a rendus particulièrement utiles dans les scénarios impliquant l’ouverture d’une brèche dans une ceinture d’obstacles complexes en modélisant et en supprimant des armes ennemies clés. Au cours d’un exercice, les équipages de SASE ont installé et déplacé leurs postes de contrôle au sol, de manière très semblable aux zones de manœuvre de l’artillerie (ZMA), bien qu’ils soient restés très conscients des effets de l’élévation et de la visibilité directe sur leurs transmissions. Lors de la sélection de leurs positions, ils ont tenu compte de la couverture et de la dissimulation aux tirs de riposte des SASE, ou même de SASE ennemis, ainsi que des effets du feuillage humide et des grands plans d’eau sur la réflexion des transmissions radio. Les effets météorologiques comme le givre sur les gouvernes et hélices ne devaient pas être ignorés lors de la planification. Les conditions météorologiques avaient comme répercussions tactiques de forcer les SASE à voler plus bas, ce qui les rendait plus faciles à détecter ou attaquer. La visibilité, qui peut être diminuée par le brouillard, est également un facteur important à prendre en compte, en particulier parce que les équipages de SASE utilisent des points de repère pour la navigation. La leçon à tirer est que l’analyse du « terrain » à laquelle sont habituées les forces de manœuvres terrestres est toujours essentielle à la modélisation de l’ennemi et des manœuvres amies, mais n’est plus tout à fait suffisante lorsqu’on tient compte des SASE.

Figure 5. Aperçu d’une partie d’une compagnie de frappe par SASE. Image tirée d’une présentation fournie à l’auteur.
Le bataillon de SASE s’est maintenu de manière napoléonienne, tirant parti des ressources disponibles sur place, non seulement pour la connectivité, mais aussi pour la nourriture, l’eau et les abris. L’état-major du bataillon a indiqué qu’il utilisait les ressources centralisées de l’armée uniquement pour le carburant, qui est rationné, et les munitions, qui comprennent les ASE. Bien évidemment, cette approche n’est réalisable qu’en raison des conditions uniques dans lesquelles le bataillon se trouve : il travaille au sein d’une population solidaire et mobilisée. Son parc de véhicules est même composé de camionnettes de modèle civil réaffectées. La figure 5 montre seulement une partie d’une compagnie de frappe par SASE, et il est évident que le personnel sur l’image est insuffisant par rapport au nombre de véhicules. Même pour les communications, le bataillon s’est appuyé sur l’internet commercial, principalement par l’intermédiaire de Starlink et d’applications Web.13 Grâce à l’approche spartiate du maintien en puissance, l’ensemble du bataillon n’a eu besoin que d’un petit peloton pour l’appuyer.
Un dernier point concernant le système de maintien en puissance et sa souplesse est qu’il intègre la définition des exigences du nouvel équipement directement au sein le bataillon. L’un des officiers qui ont assisté à l’IOEMB 2407 avait pour rôle d’enquêter, de mettre à l’essai, d’acquérir et d’intégrer de nouveaux SASE dans l’inventaire du bataillon en coordination directe avec l’industrie.14 Le bataillon va jusqu’à travailler en collaboration avec l’industrie pour lui indiquer comment mettre à l’essai et améliorer l’équipement grâce à des conceptions itératives. L’état-major du bataillon de SASE était bien conscient de la crédibilité qu’il accorde à un fabricant lorsqu’il signale qu’une conception est adaptée au combat. Au final, le bataillon n’achète pas l’équipement directement des fabricants, mais transmet des recommandations aux décideurs centraux pour leur indiquer l’équipement le plus approprié à acheter à grande échelle. Bien qu’il soit intéressant de tenir compte d’autres approches radicalement différentes en matière d’acquisition d’équipement, cette observation peut se suffire à elle-même, ne serait-ce que par rapport aux méthodes canadiennes.
Implications potentielles pour l’Armée canadienne.
Les FAC ont indiqué qu’elles continueraient d’investir dans des plateformes mécanisées.15 Cependant, le conflit russo-ukrainien a montré à quel point celles-ci sont vulnérables aux SASE, en particulier lorsqu’elles sont massées et non appuyées par la GE et la défense aérienne.16 De plus, le déploiement et le maintien en puissance de forces mécanisées à des distances intercontinentales comportent leurs propres défis. À l’inverse, les SASE sont stratégiquement réactifs et efficaces, même contre les véhicules blindés, pour un coût très inférieur. Comme l’a démontré le bataillon de frappe par SASE, le maintien en puissance est possible dans des environnements permissifs en s’appuyant sur les ressources locales plutôt que sur des lignes sophistiquées de maintien en puissance, même pour les communications numériques. L’Armée canadienne (AC) pourrait aussi continuer à investir dans des manœuvres mécanisées et effectivement entamer une course aux armements pour protéger ses parcs de véhicules.17 Les véhicules modernes intègrent déjà diverses méthodes de protection telles que les lance-grenades fumigènes multitubes, les récepteurs de détecteur laser et le blindage réactif, de sorte que l’ajout d’un nouvel éventail d’anti-SASE découle d’une conception continue. Avec l’appui de l’industrie et des ressources suffisantes, l’AC pourrait poursuivre simultanément le développement de SASE armés et de capacités anti-SASE.18 Si elle se trouve dans l’obligation de faire un choix, elle devrait envisager sérieusement de continuer à investir dans des véhicules sur mesure, même des conceptions plus anciennes déjà mises en service, dans un monde où il existe une profusion de SASE. Parallèlement, le Canada pourrait mobiliser son important secteur de l’industrie pour affronter la concurrence dans la fabrication de SASE et imposer un modèle qui serait l’équivalent du Toyota Hilux pour ce type de véhicule.
L’AC peut bien avoir plusieurs années de retard sur le plan matériel, mais elle peut combler l’écart conceptuel en quelques mois. Sa doctrine actuelle ne donne pas de place claire à la frappe par SASE, même si l’on peut trouver de l’inspiration et établir des analogies à partir des tirs, de la cavalerie, du renseignement, de la surveillance, de l’acquisition d’objectifs, de la reconnaissance, et même de l’aviation (d’attaque). La principale critique de la doctrine actuelle porte sur le fait que les fonctions opérationnelles ont tendance à s’aligner sur les métiers : les fonctions d’action et de commandement sont associées aux armes de combat, celle du maintien en puissance à la logistique, celle de la protection aux éléments du génie, et ainsi de suite.19 Le propos n’est pas de dire que ces associations sont exclusives, ou que tous les métiers ne tiennent pas compte de toutes les fonctions, mais d’illustrer le fait que les SASE concernent toutes les fonctions. Une autre critique de la doctrine et de l’instruction est que la GE, si essentielle aux opérations des SASE, ne figure habituellement pas parmi les plans auxiliaires aux côtés des plans de tirs, de génie, de maintien en puissance ou de recherche du renseignement. Pour combler ces lacunes, il faudrait revoir les publications de l’AC comme les Tactiques de la brigade en vue d’intégrer les SASE et la GE dans toutes les fonctions opérationnelles (commandement, action, détection, protection, maintien en puissance) et de base (repérage, immobilisation, frappe et exploitation).
Étant donné que les SASE couvrent l’ensemble de ces cadres conceptuels, serait-il judicieux de les concevoir comme un métier unique, ou même comme un service distinct? C’est ce qu’ont fait les FAU récemment en désignant les forces des systèmes sans pilote en tant que branche de service correspondant à l’armée, à la marine et à la force aérienne.20 Cette approche a du sens pour les systèmes sans équipage qui fonctionnent à partir de bases terrestres, mais qui influencent les domaines aérien et maritime, ou qui s’appuient sur la supériorité du SEM pour fonctionner dans plusieurs domaines. Les effets des véhicules maritimes sans équipage sont évidents dans la mer Noire et suggèrent des implications dans d’autres régions telles que le Pacifique.21 Parallèlement, les véhicules terrestres sans équipage apparaissent en Ukraine comme des multiplicateurs de force potentiels, à la fois pour briser les ceintures d’obstacles et pour renforcer les lignes défensives.22 Tous ces systèmes sans équipage font l’objet de considérations communes, de sorte que l’expertise dans un de ces systèmes pourrait être généralisée à tous les autres. À titre de comparaison historique, lors de l’expansion de la filière spatiale dans la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, Eisenhower aurait fait la remarque suivante : « certaines des nouvelles armes importantes produites par la technologie ne correspondent à aucun modèle de service existant, [et] recouvrent tous les services à chaque étape, du développement jusqu’à l’exploitation ».23 Il existe d’autres analogies historiques dont on pourrait s’inspirer.
Implications plus larges des analogies historiques et apprentissage.
Dans la périodisation des affaires militaires, les historiens ont emprunté aux sciences de la vie un concept appelé « équilibre ponctué ».24 On décrit ainsi des périodes relativement équilibrées entre les forces militaires, qui sont parfois ponctuées d’idées et de technologies évolutives qui confèrent un net avantage à l’une des parties. À titre d’exemple, on peut citer le développement de la mitrailleuse, combiné à l’utilisation des barbelés, à la production de masse de l’artillerie à tir indirect et à l’utilisation des tranchées qui ont remis en cause les manœuvres groupées de l’infanterie au début du XXe siècle. Cet exemple n’est pas pris au hasard. Aujourd’hui, des SASE armés et produits en série, combinés à Starlink, aux téléphones portables et aux outils d’information numériques, semblent imposer une limitation similaire aux manœuvres mécanisées groupées. Ces innovations n’ont pas encore convergé avec d’autres technologies émergentes comme l’apprentissage automatique et l’intelligence artificielle, mais cela semble inévitable. Une autre analogie pourrait consister à dire que les SASE sont aux chars ce que les porte-avions ont été aux cuirassés au milieu du XXe siècle. Fait intéressant, les historiens de la Première Guerre mondiale ont noté que bon nombre des technologies et des méthodes utilisées pendant ce conflit étaient évidentes dès la guerre de Sécession, la guerre d’Afrique du Sud ou la guerre russo-japonaise.25 En fait, des observateurs occidentaux ont été intégrés dans les QG russes et japonais et ont pu observer les événements en personne.26 L’EIDL se trouve dans un paradigme similaire aujourd’hui.
L’opération UNIFIER est en effet une version miniature de ce que l’Armée des É.-U. appelle les brigades d’assistance aux forces de sécurité (SFAB). Ces formations sont conçues pour accroître la capacité des partenaires, elles fonctionnent en petites équipes de formateurs expérimentés et donnent une instruction et un mentorat directement à leurs partenaires. Bien que l’idée d’apprendre des partenaires ne soit pas explicite dans la doctrine existante, ces SFAB peuvent apprendre tout en enseignant.27 Les formations du CDIAC telles que le Centre d’instruction au combat et le Collège d’état-major de l’AC sont déjà structurées de manière très similaire aux SFAB, bien qu’elles n’aient pas la capacité de former l’AC, avant même d’envisager une force de sécurité étrangère. En outre, le CDIAC commande le Centre des leçons retenues de l’Armée et le Centre de doctrine de l’Armée; il est donc dans une position idéale pour intégrer et diffuser les leçons et les dépêches dès qu’elles lui sont communiquées. L’expérience de l’IOEMB indique que l’AC devrait réexaminer le modèle des SFAB de plus près.
Conclusion.
L’état-major du bataillon de frappe par SASE qui s’est entraîné dans le cadre de l’IOEMB 2407 n’était qu’un état-major parmi les nombreux autres à venir. Les FAU continuent d’investir dans cette capacité et d’intégrer la GE et les SASE à la manœuvre dans un nouveau modèle pour une équipe interarmes. De plus, la guerre russo-ukrainienne n’est qu’un des nombreux conflits de ce siècle où l’on assiste à la prolifération des drones. Ce constat est le même pour le conflit par pays interposé en cours entre l’Iran et Israël, la seconde guerre du Haut-Karabagh et même la guerre contre le terrorisme. En fait, il n’y a guère de conflit au XXIe siècle qui n’ait pas impliqué de drones armés. C’est pourquoi l’AC doit combler cette lacune rapidement, au moins sur le plan conceptuel.
À propos de l’auteur. Le Lcol Ted Dossev est marié et père de famille. Il est officier de cavalerie et occupe actuellement le poste de chef d’état-major au Centre d’instruction au combat de Gagetown, au Nouveau-Brunswick. Il a récemment été déployé à l’appui de l’Élément d’instruction au développement du leadership de l’opération UNIFIER, où il faisait partie d’une équipe de mentorat auprès du QG d’un bataillon de frappe par SASE ukrainien. Le Lcol Dossev est diplômé de l’Art of War Scholars Program et de la US Army School of Advanced Military Studies.
Notes de fin
- Défense nationale, « Opération UNIFIER », Canada.ca, Gouvernement du Canada, dernière modification le 11 septembre 2024, https://www.canada.ca/fr/ministere-defense-nationale/services/operations/operations-militaires/operations-en-cours/operation-unifier.html.
- Conversation entre le cmdt du bataillon de frappe par SASE avec l’auteur, juillet 2024. Les noms et les désignations des unités sont omis dans l’ensemble du document.
- « Ukraine’s Vampire Drones Terrorize Moscow’s Forces », Radio Free Europe/Radio Liberty, consulté le 15 août 2024 (en anglais seulement) https://www.rferl.org/a/vampire-drones-terrorize-moscow-forces/32805660.html.
- Julia Struck, « WATCH: Burning Dugout After Ukrainian ‘Baba Yaga’ Drone Strike », Kyiv Post, 16 avril 2024, consulté le 15 août 2024 (en anglais seulement), https://www.kyivpost.com/post/31150.
- Chris Panella, « Russian Troops Call Nightmare Ukrainian Vampire Drone ‘Baba Yaga’ », Business Insider, 28 novembre 2023, consulté le 15 août 2024 (en anglais seulement), https://www.businessinsider.com/ukraine-says-russian-troops-call-nightmare-vampire-drone-baba-yaga-2023-11.
- David Hambling, « Thermobaric Drones Blast Russian Positions », Forbes.com, le 23 janvier 2024, consulté le 15 août 2024 (en anglais seulement) https://www.forbes.com/sites/davidhambling/2024/01/23/thermobaric-drones-blast-russian-positions/.
- Vidéos de l’état-major du bataillon de frappe par SASE montrées sur des téléphones personnels comme elles ont été enregistrées par les équipages de pilotage en immersion.
- Martin Fornusek, « Ukrainian FPV drone hit another Russian helicopter in Kursk Oblast, source says », Kyiv Independent, le 9 août 2024, consulté le 15 août 2024 (en anglais seulement) https://kyivindependent.com/ukrainian-fpv-drone-hit-another-russian-helicopter/.
- « Unmanned Aerial Warfare : Ukrainian FPV Drones Take Down a Zala and Orlan-10 », Defense Express, le 1er juin 2024, consulté le 15 août 2024 (en anglais seulement) https://en.defence-ua.com/weapon_and_tech/unmanned_aerial_warfare_ukrainian_fpv_drones_take_down_zala_and_orlan_10-10700.html.
- David Humbling, « Giving Up To The Drone: Ukraine Encourages Non-Contact Surrender », Forbes.com, le 14 août 2024 (en anglais seulement) https://www.forbes.com/sites/davidhambling/2024/08/14/giving-up-to-the-drone-ukraine-encourages-non-contact-surrender/.
- David Axe, « With Drones, Artillery, Missiles & Mines, Ukraine Halted A Huge Attack », Forbes.com, le 25 juillet 2024, consulté le 15 août 2024 (en anglais seulement) https://www.forbes.com/sites/davidaxe/2024/07/25/synchronizing-drones-artillery-missiles-and-mines-ukrainian-paratroopers-just-defeated-a-huge-russian-assault/.
- David Humbling, « Ukraine’s Kursk Offensive Blitzed Russia With Electronic Warfare And Drones », Forbes.com, le 9 août 2024, consulté le 15 août 2024 (en anglais seulement) https://www.forbes.com/sites/davidhambling/2024/08/09/ukraines-kursk-offensive-blitzed-russia-with-electronic-warfare-and-drones/.
- Nick Paton Walsh, Alex Marquardt, Florence Davey-Attlee et Kosta Gak, « Ukraine relies on Starlink for its drone war. Russia appears to be bypassing sanctions to use the devices too », CNN.com, mis à jour le 26 mars 2024, consulté le 15 août 2024 (en anglais seulement) https://www.cnn.com/2024/03/25/europe/ukraine-starlink-drones-russia-intl-cmd/index.html.
- Cette solution peut avoir des répercussions négatives. La sélection est vulnérable face à l’ingérence politique. Voir notamment le cas du fusil Ross.
- Gouvernement du Canada, « Notre Nord, fort et libre : Une vision renouvelée pour la défense du Canada », Canada.ca, le 3 mai 2024, consulté le 15 août 2024, https://www.canada.ca/fr/ministere-defense-nationale/organisation/rapports-publications/nord-fort-libre-2024.html.
- Voir par exemple la guerre du Kippour, lorsque les blindés israéliens ont attaqué des positions égyptiennes sans l’appui de l’infanterie et de l’artillerie.
- Défense nationale, « Développement de concepts sur les systèmes aéronefs sans pilote », Canada.ca, modifié le 24 avril 2024, consulté le 15 août 2024, https://www.canada.ca/fr/ministere-defense-nationale/programmes/idees-defense/element/environnements-proteges/challenge/developpement-de-concepts-sur-les-systemes-aeronefs-sans-pilote.html.
- Ministère de la défense britannique, « Policy paper: Defence Drone Strategy - the UK’s approach to Defence Uncrewed Systems », publié le 22 février 2024 (en anglais seulement) https://www.gov.uk/government/publications/defence-drone-strategy-the-uks-approach-to-defence-uncrewed-systems.
- Centre de doctrine de l’Armée, B-GL-321-003/FP-002 Tactiques de la brigade, (Kingston : Centre de doctrine de l’Armée, 2018), 1-2. L’alignement des fonctions de combat et des métiers est également présent dans la doctrine américaine.
- Alexander Khrebet, « ‘We set a precedent.’ Ukraine officially presents Unmanned Systems Forces », Kyiv Independent, le 11 juin 2024, consulté le 15 août 2024 (en anglais seulement) https://kyivindependent.com/we-set-a-precedent-ukraine-officially-presents-unmanned-systems-forces/.
- Voir par exemple (en anglais seulement) : https://www.navalnews.com/naval-news/2022/11/ukraine-maritime-drone-strikes-again-reports-indicate-attack-on-novorossiysk; https://www.usni.org/magazines/proceedings/2022/december/usvs-work-black-sea; ou https://www.reuters.com/world/europe/blasts-gunfire-reported-near-russian-black-sea-port-novorossiysk-2023-08-04/.
- Conversations de l’auteur avec l’état-major du bataillon de frappe par SASE, juillet 2024.
- Annie Jacobsen, The Pentagon’s Brain: An Uncensored History of DARPA, America’s Top Secret Military Research Agency (New York : Little, Brown and Company, 2015), citant Dwight D. Eisenhower à propos de la création de la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA).
- Clifford J. Rogers, « The Military Revolutions of the Hundred Years’ War » dans The Journal of Military History 57, no. 2 (1993) : 241-278. Les ponctuations ont également été appelées révolutions dans les affaires militaires ou RMA.
- Nicholas Murray, « The Russo-Japanese War », chapitre 4 de The Rocky Road to the Great War: The Evolution of Trench Warfare to 1914. Potomac Books, 2013.
- Général de Négrier, « Some Lessons of the Russo-Japanese War », Journal of the Royal United Service Institution, volume L, juillet à décembre 1906, pages 910-919; et John T. Greenwood, « The U.S. Army Military Observers with the Japanese Army during the Russo-Japanese War », Army History: The Professional Bulletin of Army History, Hiver 1996, 1-14.
- OTAN, Allied Joint Publication (AJP) 3.16: Allied Joint Doctrine for Security Force Assistance (Bruxelles : Agence OTAN d’information et de communication, 2016); U.S. Department of the Army, Field Manual (FM) 3-22: Army Support to Security Cooperation, (Washington, DC : U.S. Government Publishing Office, 2023). L’équivalent de l’AC est toujours à l’état d’ébauche depuis 2015.

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