Critique de livre - Von Hlatky, Stéfanie - Deploying Feminism: The Role of Gender in NATO Military Operations

Critique préparée par Charlotte Duval-Lantoine, gestionnaire des opérations et membre de l’Institut canadien des affaires mondiales.

Couverture du livre

New York
Oxford University Press, 2022
249 pp.
ISBN: 9780197653524

Cela fait plus de vingt ans que la résolution 1325 du Conseil de sécurité des Nations Unies (RCSNU) sur les femmes, la paix et la sécurité (FPS) a été adoptée et que les organisations internationales, les États et les armées ont décidé de mettre en œuvre ses principes. Comment cette mise en œuvre progresse-t-elle?

Dans son ouvrage Deploying Feminism, Stéfanie von Hlatky cherche à répondre à cette question centrale en examinant trois missions de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Stéfanie von Hlatky s’aligne sans équivoque sur la critique féministe de la cooptation du programme FPS par les forces armées et examine en détail comment et pourquoi ces déformations se produisent.

Deploying Feminism n’est pas seulement une étude critique féministe; c’est aussi un travail pratique. Grâce à son travail sur le terrain au siège de l’OTAN et avec des missions au Kosovo, avec le groupement tactique dirigé par le Canada en Lettonie et en Irak, Stéfanie von Hlatky examine comment les normes de FPS sont traduites aux niveaux stratégique, opérationnel et tactique. Elle constate que la confrontation de ces normes aux objectifs de la mission et aux cultures militaires des nations contributrices a conduit à une déformation du programme FPS. Comme elle le dit succinctement dans sa conclusion, « les principes féministes qui ont conduit à l’adoption du programme FPS peuvent être perdus en cours de route lorsque ces normes sont filtrées au travers du prisme de la culture militaire qui nous dicte de nous concentrer sur l’efficacité opérationnelle » [traduction] (p. 154). Cette conclusion n’étonnera pas celles et ceux qui ont observé la manière dont les États et les institutions internationales mettent en œuvre le programme FPS – un fait dont Stéfanie von Hlatky est parfaitement consciente. La nouveauté de cette monographie réside dans la profondeur avec laquelle l’auteure s’est immergée dans l’OTAN et la culture militaire. Par sa prose immersive, elle permet aux lectrices et aux lecteurs de voir les réalités au sein de l’OTAN et sur le terrain avec les missions et le service qu’elles supposent; les paysages qui l’entourent lors de ses visites dans les différentes missions; la façon dont les conseillères et les conseillers en matière d’égalité des sexes et les responsables de la coordination pour l’égalité des sexes négocient leurs positions avec les commandants et les autres militaires; et la dynamique des relations entre les troupes déployées et les populations locales.

Deploying Feminism nous en apprend beaucoup sur la militarisation du programme FPS et sur l’opérationnalisation des points de vue tenant compte des sexospécificités dans l’intérêt du succès de la mission. Mais le livre ne traite pas exclusivement du programme FPS; il nous montre aussi comment, et parfois pourquoi, l’intention stratégique peut changer en fonction de la situation opérationnelle sur le terrain, des cultures et de la personnalité des responsables de la réalisation de la mission. Stéphanie von Hlatky démontre clairement à quel point les travaux critiques peuvent apporter un éclairage sur le fonctionnement actuel des institutions. Deploying Feminism peut servir de point de départ à toute personne souhaitant en savoir plus sur le fonctionnement de l’OTAN lors de la préparation des opérations et sur la manière dont ces opérations se déroulent sur le terrain. La prose immersive et accessible de l’auteure rend la lecture de cet ouvrage captivante et stimulante.

C’est d’ailleurs la force inhérente du livre : il soulève de nombreuses questions tant rhétoriques que pratiques. Avant tout, les États et les organisations internationales (occidentales pour la plupart) ont placé les forces armées au centre de la mise en œuvre du programme FPS, ouvrant ainsi la porte à la militarisation et à la déformation des normes qu’ils tentaient de suivre. L’OTAN et par procuration les forces armées de ses États membres devraient-elles être les moteurs de l’égalité entre les sexes? Compte tenu de l’évolution de la nature du travail demandé aux forces armées, qui comprend de plus en plus la stabilisation et le renforcement des capacités, il n’est pas étonnant que les forces armées se voient confier cette tâche. Il est toutefois crucial de se demander si elles sont les institutions les plus appropriées pour faire le travail. C’est ici que les relations civilo-militaires gagnent en importance. Le siège de l’OTAN exerce une surveillance assez importante de la mise en application des points de vue tenant compte des sexospécificités dans le cadre des missions, mais le contrôle civil pendant les missions et à l’échelle nationale pourrait être amélioré. En mettant en évidence la déformation des normes qui se produit dès que le programme FPS entre dans les cultures militaires, Stéphanie von Hlatky souligne bien ce problème. Une chose qui n’est pas mentionnée dans le livre, mais qui est intrinsèquement liée à sa thèse, c’est que les forces armées n’ont pas encore mis en œuvre le changement de culture radical nécessaire pour poursuivre le programme FPS comme prévu. Il s’agit essentiellement d’un problème de contrôle civil. Les plans d’action nationaux relatifs au programme FPS ont permis aux cultures militaires d’absorber le programme FPS et d’utiliser le genre comme moyen de réussir la mission, plutôt que de le laisser transformer les forces armées. Cela nous ramène à la question centrale: les forces armées devraient-elles être les institutions chargées d’exécuter ce programme? Assez paradoxalement, comme le déclare Stéphanie von Hlatky dans sa conclusion, c’est un point sur lequel de nombreuses féministes et de nombreux traditionalistes militaires seraient d’accord, mais auquel les États ne se sont pas encore attaqués.

Un autre défi associé à la mise en œuvre du programme FPS par les forces armées est leur manque de diversité. Stéphanie von Hlatky souligne à plusieurs reprises que l’absence de femmes soulève non seulement la question de la crédibilité, mais aussi celle de l’efficacité réelle de la mise en application des points de vue tenant compte des sexospécificités dans le cadre des missions. Les recommandations associées de déployer davantage de femmes et d’inciter les pays à le faire au moyen de mécanismes similaires à l’Initiative Elsie des Nations Unies sont évidentes et convaincantes. Cependant, la question de la faisabilité de leur mise en œuvre reste extrêmement complexe. En 2021, environ 16,3 % des membres des Forces armées canadiennes étaient des femmes, et ces dernières faisaient surtout partie des sept groupes militaires suivants : administratrice des ressources humaines, administratrice des services financiers, technicienne en gestion du matériel, officière de la logistique, technicienne médicale, infirmière et cuisinière. Environ 80 % des déploiements requièrent la participation de membres des armes de combat, dont les femmes représentent environ 5 %.Note de bas de page 1   Les Forces armées canadiennes sont aux prises avec un problème similaire dans le cadre de la mise en œuvre de l’Initiative Elsie de l’ONU.Note de bas de page 2  En 2021, les Forces armées canadiennes ont eu cinq missions dans lesquelles plus de 20 % des troupes étaient des femmes.Note de bas de page 3  Bien que Stéphanie von Hlatky affirme à juste titre que la sélection des missions influe sur le nombre de femmes qui ont la possibilité de prendre part à un déploiement, il se pourrait également que certains préjugés fassent en sorte que les femmes sont moins susceptibles d’être sélectionnées pour participer à des missions plus dangereuses : là où les femmes servent dans l’armée limite fortement la capacité de les faire participer à un déploiement. Pour changer cette situation, les sociétés et les forces armées devront faire un travail considérable pour s’assurer que les femmes peuvent s’imaginer poursuivre une carrière dans des rôles non traditionnels, et devront ensuite les recruter et les maintenir en poste. C’est un point sur lequel les féministes seront en désaccord les unes avec les autres, et cela nous amène encore une fois à nous demander si les forces armées sont les institutions les plus appropriées pour mettre en œuvre le programme FPS.

En bref, Deploying Feminism de Stéfanie von Hlatky est un tour de force. C’est un livre puissant qui ouvre la porte à d’autres études critiques, mais pratiques, sur la manière dont les forces armées abordent le genre et la diversité. Stéphanie von Hlatky est généreuse dans sa rédaction, offrant une prose claire et immersive dans un livre qui convient à toutes celles et à tous ceux qui souhaitent en savoir plus sur les points de vue tenant compte des sexospécificités, l’intégration de la dimension de genre ou le programme FPS, ou qui cherchent une autre vision du fonctionnement de l’OTAN.

Divulgation : Au cours de l’été 2018 et de l’été 2019, l’auteure de la critique a travaillé pour Stéphanie von Hlatky en tant qu’assistante de recherche dans le cadre de projets qui ont servi à la rédaction de ce livre. Cependant, la contribution de l’auteure de la critique était indépendante et consistait principalement en la traduction et la collecte de données de base sur l’intégration de la dimension de genre à l’OTAN et les attitudes à l’égard des femmes dans les pays qui contribuent le plus à la Force internationale d’assistance à la sécurité.

Cet article a été publié pour la première fois dans l’édition d’avril 2024 du Journal de l’Armée du Canada (20-2).

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